Nous sommes le 9 juillet et le festival Superspectives touche à sa fin. Co-directeur de cette 4ème édition avec Camille Rhonat, mais aussi chroniqueur sur Hémisphère son (information déontologique oblige), j’ai saisi l’occasion unique qui m’était offerte pour m’entretenir avec Charlemagne Palestine, cet artiste américain iconoclaste, installé en Belgique depuis plus de 30 ans. Une expérience en soi!
Beaucoup de monde en cette après-midi à la Gare Part-Dieu de Lyon et une chaleur qui n’aide pas à la patience quand le train est en retard. Pour des raisons de sécurité nous ne pouvons monter sur le quai afin d’aider Charlemagne Palestine, accompagné de son épouse Aude Stoclet, à porter des valises pleines de peluches et de micros. Durant le trajet, il se souvient de ses années lyonnaises à la toute fin des années 80 où il vécut presque deux ans et de tous nos échanges vieux de presque quatre ans. Un monument de l’Histoire de la musique américaine se trouve dans ma Fiat Tipo.
Le concert d’Alvin Curran (autre géant du festival) est pour lui l’occasion de retrouver un vieil ami pas vu depuis presque quinze ans.
Nous prenons rendez vous pour le lendemain. C’est ma première interview et débuter avec Charlemagne Palestine est certainement le meilleur déniaisement qui soit!
Bonjour Charlemagne! Hier à votre arrivée vous me racontiez avoir déjà vécu à Lyon…
… il y a trente ans.
Et vous me disiez y avoir été comme plasticien car vous étiez dans le déni d’être un musicien…
…non, je fais beaucoup de choses comme tous les artistes de ma génération de la fin des années 60. On a tout fait. Vidéos, performances etc. Des gens comme Richard Serra. On était une génération où on pouvait travailler dans plusieurs domaines à la fois. Maintenant avec les lap-top, tout le monde peut tout faire dans tous les genres. Moi j’étais dans la première vague des américains qui a débuté à New York mais assez vite aussi en Europe, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas où les artistes n’étaient pas un truc ou l’autre. Et je suis étonné que cinquante ans plus tard on soit encore si surpris. On me demande souvent : « Est-il possible que tu sois invité à un festival de musique en tant que plasticien ! et être un musicien en même temps !! ». Les jeunes eux peuvent faire tout ce qu’ils veulent dans tous les domaines et pourquoi pas moi ? J’étais un des premiers ! Voilà. Ça c’est ma réponse.
Pourquoi vivez-vous en Belgique ?
J’ai été invité par Hergé, venu à New York avec Karel Geirlandt, le directeur du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1973 qui avait invité toutes sortes d’artistes new-yorkais, des groupes de Soho… On était en Europe, au festival d’Automne à Paris, en Italie, à Amsterdam, à Francfort. Plus tard, j’ai rencontré ma femme en 1999 à Bruxelles. J’étais en résidence à Rotterdam. On a vécu ensemble et j’ai quitté mon atelier Dumbo à Brooklyn. Et aujourd’hui je ne suis pas seulement américain, je suis belge ! Je suis content d’habiter en Europe. La vie pour un artiste est plus humaine et convenable.
Et les États-Unis ne vous manquent pas trop ?
Oh non! Je ne sais pas si tu lis les journaux mais après 50 ans maintenant, ils deviennent un pays bizarre où les femmes ne peuvent plus décider de l’avenir de leur corps. Un monstre comme Donald Trump a essayé de voler une élection. Ce pays est sauvage comme une jungle. New-York est différent. Brooklyn était un trou il y a 50 ans et maintenant c’est le centre culturel du monde. Quand j’étais un jeune artiste, par exemple, on avait loué avec Phil Glass un très très grand atelier pour 250 $ par personne. Et maintenant c’est dix fois plus. Paris, Londres, Francfort, San Francisco, Amsterdam, tout est maintenant incroyablement cher. Il faut que tout le monde renonce à être artiste et devienne banquier ou homme d’affaires.
En tant que musicien, qu’aimeriez-vous laisser aux gens ?
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Quelle postérité musicale souhaitez-vous ? Vous êtes un grand nom parmi les musiciens qu’on appelle vulgairement minimalistes ou maximalistes ? Sa réponse à l’oral est tellement plus impressionnante qu’à l’écrit; la voici :
Où est le sacré chez vous ?
Le sacré est dans tout ce que je fais. J’ai commencé avec mes animaux. Mes tissus sont sacrés. Mes rituels sont sacrés. Je ne dis pas religieux. Un sens plus haut que l’ordinaire. Voilà. C’est enregistré ? ça va être dur de retranscrire tout ça…
Camille Rhonat se joint à nous, pour poser une question : ce que j’ai aimé lire dans une de vos interviews c’est que le sacré dans les années 70 était devenu selon vous quelque chose de kitsch, orientalisant et que vous détestiez. Pour le que le sacré reste sérieux, il fallait proposer une nouvelle musique. Est-ce que votre musique est sacrée ?
Moi je n’étais jamais dans le Mumbo Jumbo de Terry Riley, La Monte Young et tout ça. J’ai étudié avec un grand chanteur d’opéra qui était viennois. J’ai fait Pran Nath. Ça n’était pas religieux pour moi. J’étais un peu hippie. Nous, les hippies aimons les drogues. J’ai toujours un peu d’alcool. Même à mon âge. J’ai toujours une bouteille de Johnnie Walker. Stravinsky, quand je l’ai rencontré j’avais quinze ans. Il buvait durant ses répétitions du Johnnie Walker. J’ai été influencé par Stravinsky pour Johnnie Walker. J’aime les choses orientales. Mais j’aime aussi les choses occidentales. Sibelius ! Carl Nielsen ! Mahler ! On a toujours voulu me mettre dans une cage. John Cage ! Moi, comme n’importe quel oiseau, JE VEUX MON PROPRE TERRITOIRE ! Vous pouvez essayer de m’enfermer mais je résisterai toujours. Qu’est-ce que je pense de Strumming dans les années 70 ? Mais j’ai oublié ! Je ne m’en souviens pas. J’adore oublier. Tous les jours, je reprends ma vie comme un naïf imbécile et je refais les choses MAXIMALEMENT !!!
… et j’ajouterais : pas minimalement!
FUCK YOU !! You guys are sick of Glass ! On a parlé de ça avec lui il y a quelques années et lui aussi était malade de ce mot « minimalisme ». C’est un mot à proscrire ! un mot raciste !
Qu’écoutez-vous comme musique ?
J’écoute beaucoup de musique classique, du jazz dans la voiture. Mahler. Sibelius. Debussy, Ravel. J’aime la musique sensuelle. J’aime pas les musiques métronomiques. Ça me tue les choses comme tu tu tu tu tu tu tu tu tu tu tu tu. Ça me rend malade. Steve Reich, les vieilles œuvres de Glass. Moi j’aime les vagues. Les choses qui arrivent, qui continuent. Ça ça m’inspire.
Hier j’ai trouvé le concert d’Alvin très « monologue ». Je lui ai dit. Il était très divers et a changé de mood très rapidement ! J’ai beaucoup apprécié ce qu’il a fait hier soir.
Vous savez ce que vous allez faire ce soir ?
Non. J’ai joué sur un Bösendorfer Impérial pour la première fois en 1969 en Californie. Depuis quinze ans j’en ai un chez moi. Je vais commencer à répéter maintenant. Chaque piano a sa personnalité. Et je commencerai à imaginer ce que je ferai. Je n’aime plus, comme dans le temps, être seulement dans l’acoustique. En plein air, je préfère qu’il soit amplifié. J’ai ramené mes micros pour amplifier les harmoniques. J’utiliserai les graves du Bösendorfer que peu de monde utilise. Cela fait très longtemps que je n’ai pas utilisé ces graves ! Ma mission, ce soir, est d’essayer de faire quelque chose avec ces 9 touches supplémentaires.
Écrivez-vous votre musique ?
Non ! J’ai parfois écrit quelques gribouillages. Pour avoir quelques directions. Pour un Schlingen-Blängen, il y a quelques semaines à Amsterdam avec cinq orgues, j’étais obligé d’écrire quelque chose. Je ne savais pas comment faire. graduellement, j’ai commencé et ça a été un grand succès ! Et un magnifique enregistrement qui sortira la prochaine saison. Je n’aime pas transmettre sur une feuille de papier quelque chose que l’on sent avec le corps. Je préfère être direct. Rien à faire avec une partition. Heureusement, comme des musiciens de jazz, il y a des enregistrements. Comme Thelonious Monk, Bill Evans ou Charles Mingus. Mingus a fait des partitions.
Vous aimez le jazz ?
Certain. Il n’est plus ce qu’il était. Il est arrivé face à un mur. Très populaire en Europe, plus qu’aux États-unis. Les gens n’écoutent que très peu le jazz. Ou écoutent une nouvelle vague. J’apprécie le jazz. J’habitais dans un quartier où je côtoyais beaucoup de jazzmen de l’époque comme Pharoah Sanders, Mingus etc. Pharoah Sanders a commencé à devenir important avec Coltrane. Je ne sais pas où le jazz va maintenant. En Belgique et aux Pays-Bas il y a beaucoup de choses mais très peu m’étonnent. Je ne sais pas pourquoi. Le jazz est devenu comme un musée que l’on visite une feuille à la main afin de copier les grand maîtres.
Parmi les compositeurs et compositrices contemporain.es, qui appréciez-vous ?
J’en connais mais je ne préfère ne pas prendre position. Beaucoup de monde m’envoie des choses et je suis invité dans des festivals où je suis le plus âgé. Je rencontre les jeunes. J’essaie d’absorber ce qu’ils font avec plaisir. Je n’ai pas de préféré.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Le lieu. Être dans une gentille ville. Jouer n’importe comment n’importe où ne m’intéresse pas. Avec ma femme, on a décidé de prendre un jour de plus car on aime Lyon. On ne peut pas seulement travailler. Rencontrer des gens, manger dans le style régional. Manger à la Brasserie Georges et pas des croque-monsieurs. Il n’est pas facile d’en trouver à Bruxelles. On a des frites !
Le concert de Charlemagne fut un moment important de cette édition. Lui le « faux pianiste » – comme il aime se nommer – aura fait sonner son fameux Bösendorfer Impérial comme aucun autre pianiste. Pour parler d’un concert de Charlemagne Palestine, il faut se délester de tout ce qu’on a pu entendre, comprendre et aimer le piano pour se laisser envahir par le son, le fameux son d’or de Charlemagne Palestine qui résonne encore certainement à la Maison de Lorette.
Propos recueillis par François Mardirossian