L’idée de remettre en question l’espace frontal du concert ne date pas d’hier. En vérité, alors même que s’invente la notion de concert payant, à la fin du XVIIe siècle, on teste d’autres dispositifs. Pour des raisons idéologiques, scénographiques, narratives ou esthétiques, de nombreux organisateurs ou artistes ont proposé des formes alternatives, sortant du modèle unique de la scène à l’italienne. Mais ces manières de vivre la musique viennent de bien plus loin encore, et le concert frontal ne s’est jamais imposé comme coulant de source. Petit historique non exhaustif.
Bien avant l’apparition de la scène à l’italienne au XVIe siècle, les exemples ne manquent pas de scénographies immersives, interdisciplinaires, suscitant la participation du public et reposant sur l’art de la performance, dans des lieux non prévus initialement pour la diffusion musicale, ces cinq notions qui nous semblent pourtant si contemporaines, mais qui remontent probablement aux origines de la musique. Il est à noter d’ailleurs que, dans de nombreuses cultures traditionnelles, la différence entre le musicien et le public n’existe pas ou est bien moins rigide, la performance musicale est par essence collective.
Au Moyen-Âge, les drames liturgiques et les mystères, donnés sous les porches ou sur le parvis des églises, offrent un exemple typique d’une scénographie aux antipodes de nos concerts traditionnels. Certains mystères, théâtre mi-populaire, mi-sacré soutenu par la musique, se tenaient sur une scène circulaire entourée par un public actif, totalement impliqué dans la fiction, parfois sur plusieurs jours, représentant par exemple des passions du Christ plus vraies que nature, dans la ferveur intense d’une dévotion collective populaire, qu’on retrouve encore de nos jours dans certaines processions religieuses.
Plus tard, entre Renaissance et baroque, on peut relever l’immersion sonore spatialisée permise par le double chœur, l’orchestre fractionné et les solistes répartis dans les tribunes aux quatre coins des édifices religieux, depuis Giovanni Palestrina au XVIe siècle jusqu’à Claudio Monteverdi ou Isabella Leonarda au XVIIe, ou même Antonio Vivaldi au siècle suivant. Les témoignages enthousiastes ne manquent pas sur ces voix et ces sons instrumentaux fascinants, à l’image d’anges descendant du ciel, par exemple à la basilique Saint-Marc de Venise (les œuvres de Giovanni Gabrieli au tournant du XVIIe siècle) ou dans l’une des quatre églises rattachées aux ospedali de Venise, où de jeunes orphelines aux talents musicaux extraordinaires se produisaient jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
La discipline du concert frontal
La construction de la scénographie du concert frontal, qui est aujourd’hui un lieu commun, n’a jamais coulé de source. En premier lieu, le public a mis beaucoup de temps à adopter le silence quasi religieux qu’on attendait de lui (beaucoup de musiciens s’en plaignaient, comme Joseph Haydn, lors de ses deux voyages londoniens). Aux XVIIIe et XIXe siècles, on applaudit un trait virtuose au beau milieu d’un morceau, on exprime son enthousiasme ou sa désapprobation à tout moment, et notamment entre les différents mouvements d’une œuvre. Il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour que de nouvelles habitudes se prennent doucement : une discipline régissant la rencontre de musiciens professionnels face à un public anonyme, attentif et silencieux, dans le cadre d’un spectacle exclusivement musical. Étrange rituel s’il en est, où « l’auditoire, par institution, se trouve toujours dans une attitude contemplative à l’égard de la musique considérée comme un objet. Les œuvres sont exécutées devant lui comme un spectacle pour l’oreille. »(1)
Musique de la Révolution française
Au sortir des Lumières, alors même que ce rituel commence à se mettre en place depuis un siècle, notamment en France, au travers de différentes sociétés comme le Concert spirituel ou le Concert de la Loge Olympique, les dix années de la Révolution française en inventent d’autres. Il s’agit de faire adhérer le peuple au nouvel idéal politique en cours de construction, alors que toute les bases de la compréhension du monde s’effondrent avec l’Ancien Régime, jusqu’au régicide. La période invente d’immenses cérémonies en extérieur, mêlant théâtre, processions solennelles, reconstitutions de batailles, avec la participation d’orchestres gigantesques, riches en vents et en percussions pour être le plus sonores possible, au service de spectacles édifiants commémorant les grandes dates, les héros et les martyrs, sur la musique de François-Joseph Gossec, Etienne-Nicolas Méhul ou Jean-François Lesueur.
Spatialisation romantique
La musique symphonique romantique doit beaucoup à ces spectacles, à commencer par la Symphonie n° 3 dite « Héroïque » de Beethoven, directement issue de ce modèle esthétique. Hector Berlioz, qui fut élève de Lesueur, en tire également une large inspiration. Outre sa Symphonie funèbre et triomphale (1840) pour instruments à vent, il se fait champion de la spatialisation immersive. Sa Symphonie fantastique (1830) fait entendre un glas funèbre en son dernier mouvement, « Songe d’une nuit de Sabat », placé alors dans la cour du Conservatoire, résonnant depuis l’extérieur de la salle pour la plus grande surprise des auditeurs. Mais c’est encore bien peu face au déchaînement des cuivres de son Requiem (1837), répartis en quatre groupes placés aux quatre coins des Invalides, qui figurent les trompettes du jugement dernier du « Tuba mirum », surplombant le public dans l’église des Invalides et faisant tournoyer leurs questions-réponses au-dessus des têtes, avant qu’une masse prodigieuse de seize timbales, deux grosses caisses et quatre gongs ne s’abattent sur lui, frontalement cette fois, percée par les sons des cuivres qui continuent leur dialogue quadriphonique.
Le compositeur russe Alexandre Scriabine (1872-1915) a consacré les dernières années de sa vie à une œuvre demeurée inachevée qui devait accomplir son dessein : Mystère. Seul l’« Acte préalable » en a été esquissé. Par cette composition s’adressant à tous les sens et intégrant la danse, la participation active des spectateurs et différents rites – dont il imaginait la création au pied de l’Himalaya, dans un temple sphérique créé pour l’occasion –, il devait engendrer l’apocalypse qui mettrait fin à l’Univers et libérerait les Hommes de leur enveloppe charnelle. Tout un programme – non réalisé…
Musique d’ameublement
Erik Satie, en revanche, est allé au bout de son projet de « musique d’ameublement », certes moins ambitieux (ou mégalomane) : des musiques « foncièrement industrielles » dont l’exécution doit servir de fond sonore agréable aux conversations ou aux déambulations. Le premier essai est Vexation (1893), composé au sortir de sa relation avec la peintre Suzanne Valadon, une musique répétitive s’il en est : « Pour jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. » Satie perfectionnera l’essai en 1917 avec le Carrelage phonique et la Tapisserie en fer forgé, des musiques destinées à être jouées par de petits ensembles pour accompagner la visite d’une exposition de peinture. Puis ce sera de nouveau en 1920, avec la collaboration de Darius Milhaud, pour une musique d’entracte (Chez un bistrot, Un salon) durant laquelle il s’énerve du silence attentif du public, qui se rassoit voyant que la musique reprend : « Mais parlez donc ! Circulez ! N’écoutez pas ! »
Happenings de Cage et Fluxus
Vexation a d’ailleurs été l’occasion d’un happening organisé par John Cage les 9 et 10 septembre 1963, au Pocket Theater de New York, où il en présente une version intégrale (que Satie n’avait probablement jamais réellement fantasmée), avec douze pianistes qui se relayent de 18h à 6h40 le lendemain. Vingt minutes passées au concert permettaient de rembourser cinq cents sur le prix d’entrée. Celui qui resterait dans la salle le concert entier gagnerait même vingt cents. C’est le cas d’un certain Karl Schenzer qui, au terme de plus de douze heures de concert, affirmera : « Je suis tout ragaillardi, absolument pas fatigué. Le temps ? Qu’est-ce que le temps ? Dans cette musique, les frontières entre certains aspects des différentes formes d’art sont abolies. »(2)
Le happening d’après-guerre est une des pistes les plus fécondes de remise en question du concert traditionnel. Dans son premier happening musical en 1952, 4’33, John Cage sait par avance que les bruits des réactions d’attente, de questionnements, d’impatience et de désapprobation du public peupleront le silence de la pièce en trois mouvements notés tacet (le terme utilisé dans la notation occidentale pour indiquer à un instrumentiste qu’il doit rester silencieux pendant toute la durée du mouvement). Il en est de même pour les performances de Fluxus à partir de 1960, qui remettent tout en question, depuis les concepts d’instrument, de scène, de spectateur, de musicien, jusqu’à celui même de musique. Ainsi, la Composition 1960 n° 3 de La Monte Young, interprétée dans le loft de Yoko Ono, annonce au public qu’il peut faire ce qu’il veut, tandis que la n° 6 invite à inverser la relation entre interprètes et membres du public, les premiers s’asseyant et observant les seconds.
Issus de la mouvance Fluxus, Nam June Paik et Charlotte Moorman nous illustrent l’abolition des frontières entre les langages artistiques (au-delà de l’opéra, bien sûr), au travers de leurs multiples performances mêlant les installations vidéo de Paik et le violoncelle de Moorman, voire un instrument hybride entre violoncelle et postes de télévision.
Les États-Unis sont aussi un haut lieu du développement de la performance musicale, avec sa part d’improvisation, d’indétermination, de fragilité et surtout d’expérimentation. Sonic Arts Union est formé par quatre compositeurs, successeurs de John Cage, Robert Ashley, David Behrman, Alvin Lucier et Gordon Mumma. Ils se produisent de 1965 à 1976 en Amérique et en Europe. Leurs performances privilégient parfois les pertes de contrôle sur la matière sonore, produisant des magmas intéressants. Par le biais de magnétophones ou d’appareillages comme le modulateur en anneau, ils traitent en direct des sons issus de synthétiseurs ou de prises par micros (dont des micros-contact placés sur des instruments ou des objets manipulés).
Hornpipe de Mumma (1967) présente un cor joué en direct et traité par différents moyens. Une console cybersonore, en référence à la cybernétique en plein développement, est portée à la ceinture par le corniste. Trois types de sons entrent en interaction : les sons du cor émis naturellement, ces mêmes sons déformés par la console cybersonore, et enfin la résonance avec la salle, qui renvoie de nouveaux effets acoustiques.
Alvin Lucier, dans Bird and Person Dyning (1975), se promène dans une salle, au milieu du public, avec deux micros binauraux fixés sur sa tête, générant des larsens qui vont être modulés par un chant d’oiseau électronique.
Ces deux pièces – et tant d’autres encore – font voler en éclat la notion de scène et de concert.
Installations sonores
Il y a encore les installations sonores, qui laissent les auditeurs aux commandes du son par différents procédés. Celles de Max Neuhaus ont bousculé la notion de concert traditionnel en favorisant l’interactivité avec les auditeurs, comme dans Public Supply en 1966, expérience radiophonique. Les auditeurs de la radio peuvent, en appelant, prendre part à l’œuvre. Neuhaus mixe en direct leurs voix entre elles (jusqu’à dix appels simultanés), jouant notamment avec le feedback qui se déclenche du fait de leurs postes de radio allumés (leur voix passe dans la radio qui repasse dans le téléphone et ainsi de suite).
Sa première installation (interactive elle aussi), Drive-in, à New York, date de 1967. Sur six cents mètres de rue, il place une vingtaine d’émetteurs radio qui diffusent des sons différents en fonction de la vitesse de passage des voitures et de leur trajectoire, ainsi que du temps qu’il fait et du moment de la journée.
Bien d’autres suivront, comme Time Square (1977-92). Pièce-maîtresse réalisée entre 1966 et 1968, sa composition Listen emmène en bus son public dans différents environnements sonores préexistants, dans des centrales électriques ou dans le métro. Elle pousse plus loin les 4’33’’ de Cage en s’affranchissant cette fois de la salle de concert et de l’interprète. Le monde est offert en découverte musicale aux auditeurs.
Au carrefour des arts
La salle The Kitchen à New York, fondée en 1971 par Woody et Steina Vasulka, accueille toute cette scène issue des premières expériences de John Cage, notamment Charlemagne Palestine, Meredith Monk, Laurie Anderson, Pauline Oliveros, Tony Conrad, Gordon Mumma, Robert Ashley, Nam June Paik, les Anglais Michael Nyman et Brian Eno… Tout y est régulièrement remis en question : espace scénique, temporalité de l’œuvre, différence public-musicien, frontière entre les arts… Avec les performers de sa compagnie, Meredith Monk fusionne musique, danse et théâtre, sans hiérarchie.
Dans cette même mouvance minimaliste, le compositeur Julius Eastman (qui fut d’ailleurs membre du Meredith Monk Vocal Ensemble) compose deux pièces, Masculine et Femenine, qu’il fait jouer simultanément durant l’été 1975 dans la Galerie d’art Albright-Knox à Buffalo, une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur. Le public est invité à passer à sa guise de l’une à l’autre. Malheureusement, Masculine est aujourd’hui perdue !
« Il faut brûler les maisons d’opéra »
Telle est l’affirmation de Pierre Boulez en 1967 (Der Spiegel, 25 septembre 1967). Depuis longtemps, l’avant-garde ne sait en effet que faire de ce genre d’une autre époque, merveilleux bâtard issu de l’union parfois difficile entre théâtre, poésie et musique. Bien peu lui trouvent encore un intérêt à l’heure du cinéma, du développement de la télévision, du théâtre musical, de la performance et de l’œuvre ouverte, alors que la narration sous sa forme traditionnelle est souvent rejetée. Pourtant, le genre n’est jamais abandonné et ne cesse de se renouveler, à l’image d’Einstein on the Beach (1976).
Les cinq heures que dure cet opéra signé Philip Glass et Bob Wilson (aidés de Christopher Knowles, Samuel L. Johnson, Andy De Groat et Lucinda Childs), créé à Avignon le 25 juillet 1976, permettent au public de sortir du spectacle et d’y revenir à sa guise. Même si la vision scénique reste frontale, la durée et la forme (non) narrative, sans parler de la mise en scène onirique de Wilson, rendent ce spectacle révolutionnaire.
Bien vite, l’opéra intègre la diffusion de bandes magnétiques spatialisées, la photo, le cinéma, la vidéo et les projections filmées, comme dans Intolleranza 1960 de Luigi Nono (1960) ou Les Soldats de Bernd Alois Zimmerman (1965).
L’opéra sort à son tour des salles traditionnelles. Al gran sole carico d’amore (1975) de Luigi Nono, créé au Teatro Lirico de Milan le 4 avril 1975, est représenté à Lyon dans une usine désaffectée en 1982, dans une mise en scène de Jorge Lavelli. Très engagé politiquement, Nono affirme qu’« il est vrai qu’une certaine conception de l’opéra est révolue […], mais pas le théâtre musical dans la continuité dynamique de son rapport avec l’histoire et avec la société ». Le compositeur défend « un théâtre de luttes d’idées, étroitement lié au sûr et laborieux progrès vers une nouvelle condition humaine et sociale de la vie ».
Gigantisme orchestral et spectacle total
Le 24 mars 1958, l’Orchestre symphonique de la Radio de Cologne est séparé en trois groupes qui entourent le public, respectivement dirigés par Pierre Boulez, Bruno Maderna et Karlheinz Stockhausen, le compositeur de Gruppen, une œuvre fabuleuse et totalement immersive.
Ces immenses édifices atteindront leur apogée avec les œuvres de György Ligeti et de Krzysztof Penderecki, mais plus encore avec les véritables sons et lumières d’Iannis Xenakis, la série des Polytopes, qui s’étale sur une dizaine d’années : Polytope de Montréal, 1967, Polytope de Persépolis, 1971, Polytope de Cluny, 1972-1974, Polytope de Mycènes, 1978, Diatope ou Polytope de Beaubourg, 1978. Ce néologisme est forgé par Xenakis – de polus (« plusieurs ») et topos (« espace, lieu ») – pour décrire un concept d’art total, réunissant musique, lumière, sculpture, architecture, texte etc. Comme pour bien d’autres de ses œuvres, Xenakis tire l’inspiration de ses expériences sensitives passées, notamment celles vécues à Athènes pendant la guerre. Il se remémore les manifestations géantes contre l’occupant allemand et les combats de rue. Mais il y a surtout dans les Polytopes, qui ne veulent rien de moins que « recréer à un niveau inférieur ce que la Nature fait à grande échelle »(3), le goût de la vie et l’émerveillement face au monde qui définissent la personnalité de Xenakis, enthousiaste devant « foudre, nuages, feux, mer étincelante, ciel, volcans… »(4) Ils sont l’aboutissement de la combinaison du savoir-faire de leur créateur et d’une utopie artistique démiurgique par excellence.
Ces événements se tiennent dans des lieux initialement non prévus pour des concerts, souvent en extérieur, comme le Polytope de Mycènes, qui concrétise le retour en Grèce du compositeur après trente ans d’exil. Quatre soirs de suite, du 2 au 5 septembre 1978, la pièce spectaculaire est donnée sur le prestigieux site préhellénique : 500 figurants (enfants et soldats équipés de torches), un troupeau de 200 chèvres parées de cloches et de lampes électriques entre les cornes, des lasers, 12 projecteurs antiaériens, un jet de flamme, un feu de montagne et un feu d’artifice final. La population locale est mise à contribution pour l’organisation de l’événement qui se transforme en une véritable fête. La musique est à la hauteur de l’événement, comptant notamment Psappha (1975) pour percussion solo et Persephassa (1969) pour six percussionnistes. Tout est coordonné au talkie-walkie par Iannis Xenakis depuis son pupitre de commande. 40 000 spectateurs au total assistent à l’événement sur les quatre dates. Il présente une « étrange confrontation entre technologie et archaïsme »(5).
En 1974, Xenakis rêvait d’un Polytope mondial, projet démesuré, totalement utopique et merveilleux, où des villes de nombreux pays – États-Unis, URSS, France, Allemagne, Angleterre, Japon etc. – auraient été reliées par des faisceaux lasers voire par des satellites pour se connecter dans un immense spectacle simultané et international : « Créer des filaments artistiques reliant les populations de tous les pays, c’est établir un nouveau contact direct, par-dessus les langues, les intérêts, les civilisations, les races, les cultures locales. Cela est maintenant possible à condition que la forme de cet art produise l’étincelle du contact immédiat. »(6)
La révolution électroacoustique
La musique électroacoustique, qui supprime les interprètes et les instruments, doit nécessairement s’inventer un nouvel espace scénique. Le terme « acousmatique » décrit bien plus une situation d’écoute qu’une musique particulière. Il est dû à Pythagore qui, au VIe siècle avant notre ère, donnait des cours derrière une tenture pour que ses disciples ne soient pas perturbés par sa présence physique. L’écrivain Jérôme Peignot a appliqué ce terme en 1955 à propos de la musique concrète de Pierre Schaeffer pour définir « cette distance qui sépare les sons de leur origine ». Schaeffer l’a fait sien, avant que François Bayle, en 1973, ne l’utilise pour définir la musique produite au GRM (Groupe de recherches musicales), et diffusée par des systèmes d’enceintes au travers desquels le public ne peut imaginer la source des sons qu’il entend. La définition était censée remplacer celle de musique électroacoustique, mais elle ne s’est finalement jamais véritablement imposée. Bayle parle d’une musique qui « se tourne, se développe en studio, se projette en salle, comme le cinéma », un « cinéma pour les oreilles ». Diffusée sur des orchestres de haut-parleurs (dans le cas du GRM, dans «l’acousmonium»), elle se distingue nettement de toute musique mixte et de toute performance de live electronic. Il s’agit d’un face-à-face avec le son, d’une immersion sans l’aspect spectaculaire d’un concert interprété.
À partir des années 1970, Éliane Radigue prend un grand soin à installer et à régler les enceintes qui diffusent ses œuvres, composées sur son synthétiseur ARP 2500 puis par mixage et montage de bandes magnétiques. Elle tient à ce que chaque auditeur puisse entendre correctement le son quel que soit l’endroit où il se trouve dans la pièce. Souvent, les lieux qui accueillent ses concerts sont des salles d’exposition ou des galeries d’art, bien plus que des salles de concert. Cette attention à la diffusion du son, à sa disposition, sa couleur, son spectre, sa spatialisation, sa densité deviennent des lieux communs de la diffusion électroacoustique. Cela suffit-il ou doit-on en faire plus, lumières, fumées, sièges… ?
D’autres situations d’écoute sont imaginées. Ainsi, à la fin des années 1960, Pierre Henry, avec un goût prononcé pour le cérémonial, transforme ses concerts en véritables rituels électroniques, apprenant beaucoup de Maurice Béjart sur la manière d’agencer un spectacle. Le 17 novembre 1967, il propose un concert couché au festival Sigma de Bordeaux, officiant sur un ring de boxe au milieu de matelas pour interpréter sa Messe de Liverpool.
Ce moment correspond aux grands shows du rock psychédélique, mêlant lumières, projections d’ambiances colorées (avec rétroprojecteurs, diapositives…), de films, fumigènes, qui se popularisent à partir de 1967 (Pink Floyd, Soft Machine, Velvet Underground en collaboration avec Andy Warhol à la Factory de New York). Pierre Henry va participer à ce moment en jouant avec Spooky Tooth pour Ceremony (1969-1970).
Concerts subaquatiques
L’électroacoustique ouvre de nombreuses autres possibilités de diffusion, comme celles qu’a imaginées Michel Redolfi. Passionné par la mer, il subjugue cet intérêt dans Pacific Tubular Waves (1978) et dans Immersion (1979), pièces qui contiennent des sons enregistrés sous la surface des océans. Il a su fusionner ces sons concrets avec des sons et des traitements de synthèse numérique. Mais il est allé plus loin dans les années 1980 avec le concept de « musique subaquatique », mis en place aux États-Unis, où il est compositeur en résidence à l’Université de Californie (San Diego). Il invite le public à écouter ses concerts diffusés sous l’eau. « L’eau matérialise le son, le substantifie, le rend épais, palpable et pénétrable. » La notion du concert en est bouleversée. « L’auditeur est libre de la traverser quand il le veut, comme il le veut, et d’y découper des formes mentales personnelles. Le concert subaquatique est un réservoir onirique. » Le premier se donne dans la baie de San Diego et le suivant au festival de La Rochelle en 1981 (Sonic Waters). Soliste immergée, la soprano Yumi Nara chante à l’intérieur d’une bulle sous l’eau dans son opéra Crysallis en 1992.
Aux portes des années 1990, c’est la rave qui remet le plus en question la notion de concert frontal, avec la culture house et techno. Mêlant musique électronique, lumières, vidéos, images et danse, elle s’inscrit dans un temps long, sans début ni fin, marqué par un flux sonore ininterrompu. On y entre et on en sort à sa guise. Elle implique la participation du public par la danse, mais aussi par les attitudes et les looks ainsi que par d’autres investissements dans la fête, sur le principe du Do It Yourself. Les frontières entre espace scénique et public y sont abolies, ou tout au moins floutées. Loin de l’attitude concentrée de l’écoute en concert, la rave encourage au lâcher prise et à la transe.
Un jour, lors d’un concert, une question s’est imposée à moi. Je m’en souviens précisément. C’était le 26 mars 2016, au Lieu Unique, à Nantes, lors d’une soirée électronique qui enchaînait les sets de Pierre Henry (alors malade, le compositeur était remplacé par Thierry Balasse, pour une diffusion acousmatique de Continuo ou la vision d’un futur), Christian Zanési et Arnaud Rebotini en duo puis Dopplereffekt. Sur les deux derniers programmes, un vaste écran vidéo en fond de scène était animé par des performances VJ. Je me suis demandé l’intérêt d’un tel déploiement, alors que la diffusion de l’œuvre d’Henry par Balasse n’avait pas du tout été secondée par un tel dispositif. Pour cette première partie, nous étions assis sur le sol, ou allongés, parfaitement attentifs à sa diffusion spatialisée, concentrés sur la musique, sans le support d’aucun matelas ni transat. Le musicien était au centre de la salle, sur sa console, et on pouvait le regarder à tout moment ou choisir de ne pas le faire. Pour la suite, tout le monde était debout, regard dirigé vers la scène, comme une obligation, à boire les images qui défilaient en continu derrière les silhouettes des musiciens. J’ai trouvé que cette scénographie desservait la musique, qu’elle en faisait perdre l’émotion et la concentration nécessaire au lieu de la renforcer, voire le plaisir qu’elle pouvait susciter. Je suis passé à côté du concert. Je me rendais compte à quel point la diffusion continue de l’image devenait un nouveau standard – discutable – des musiques electro-dance, comme des concerts de pop ou de rock. La question de sa présence ne m’avait jamais traversé l’esprit dans les raves, où la surstimulation sensorielle m’avait toujours semblé correspondre parfaitement aux intentions de l’événement. Si le concert frontal traditionnel n’a jamais disparu, c’est parce qu’il reste une nécessité de notre appréhension de la musique.
Guillaume Kosmicki
1. Jacques CHAILLEY, « Concert » in Encyclopædia Universalis (https://www.universalis.fr/encyclopedie/concert/).
2. Alex Ross, The Rest is Noise, A l’écoute du XXe siècle, La modernité en musique, 2007, trad. française, Arles, Actes Sud, 2010, p. 644.
3. Sharon Kanach, « Les Polytopes » in Iannis Xenakis, Musique de l’architecture. Textes, réalisations et projets architecturaux choisis, présentés et commentés par Sharon Kanach, Marseille, Parenthèses, 2006, p. 287.
4. Ibid., p. 292.
5. Sven Sterken, « L’Itinéraire architectural de Iannis Xenakis. Une invitation à jouer l’espace » (http://www.iannis-xenakis.org/fxe/archi/archi.html).
6. Makis Solomos, « Immersion sonore » in De la musique au son. L’Émergence du son dans la musique des XXe-XXIe siècles, Rennes, Presses Universitaires, 2013, p. 344.