Quand au début des années 90 Brad Mehldau apparaît sur la scène internationale avec son trio, les comparaisons pleuvent pour ce phénomène pianistique. Keith Jarrett, Bill Evans, Herbie Hancock et bien évidemment Fred Hersch, son mythique professeur. Aujourd’hui il est devenu une légende à lui tout seul avec une discographie sans équivalent dans sa pluralité esthétique.
À l’occasion de la sortie de son dernier album Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles, chez Nonesuch, rendant hommage aux Beatles, prenons notre bâton de pèlerin et allons parcourir ce qui fait de Brad Mehldau un des musiciens contemporains les plus fascinants d’aujourd’hui.
Un style inimitable
Un soir du mois de juillet 2021, j’ai eu le plaisir de l’écouter jouer en solo au Théâtre Antique lors du fameux festival Jazz à Vienne. Ce soir-là, Mehldau déploie durant plus d’une heure son incroyable science du contrepoint qui lui est autant enviée par les jazzmen que par les musiciens classiques.
Plusieurs mélodies discourent indépendamment les unes des autres, dans des rythmiques par moments bien distinctes, tout en se rejoignant évidemment pour notre plus fin plaisir. Tout comme le sont devenus les concerts solos de Keith Jarrett, les moments musicaux de Mehldau sont des messes aux rites sacralisés. On attend les citations, on entend les gimmicks du musicien et bien sûr les bis inspirés du rock ou du rock progressif dont il est si friand. À la toute fin du concert, en guise d’adieu, la mélodie et les premiers accords de Life On Mars? de David Bowie apparaissent dans un traitement harmonique et mélodique plus que fidèle, franchement post-romantique et d’une sentimentalité désarmante. Voilà en quelques minutes la marque Mehldau.
Un maître du piano nourri aux classiques
Si Brad Mehldau découvre à l’âge de 13 ans le jazz et écoute abondamment Oscar Peterson, subjugué par son immense technique et sa magnifique clarté d’élocution, ses études pianistiques et musicales débutent bien avant la découverte du jazz car il prend des cours de piano depuis tout petit et étudie avec un professeur de musique classique qui l’initie en parallèle à l’improvisation à partir de chansons tirées de la pop-music. Il gardera toute sa vie cet attrait particulier pour la pop pour nourrir ses improvisations. Après une prestation ratée lors d’un concours de piano où il devait jouer la Première Ballade opus 23 de Chopin, il s’éloigne de la musique classique pour se lancer corps et âme dans le jazz qui lui offre plus de liberté. Il reviendra à la musique classique à 20 ans avec Bach, Beethoven (il joue les 32 Sonates) et Brahms. Son album After Bach (2018) témoigne de son attirance esthétique envers le langage contrapuntique du compositeur allemand. Il y mélange des pièces originales de Bach aux siennes, austères et élaborées telles les Inventions et Sinfonias. Cet album le rapproche de Keith Jarrett, lui aussi fin interprète de Bach. Mais pianistiquement, il faudrait au fond plutôt le rapprocher d’un Johannes Brahms avec qui il partage plus qu’il ne le croit et plus qu’on ne l’imagine. Il suffit d’entendre son interprétation de l’Intermezzo en si bémol majeur op. 76 n° 4 pour être troublé par la ressemblance musicale entre ces deux musiciens : un idiome musical lyrique, épais dans la texture pianistique, d’une franchise immédiate, une clarté polyphonique héritée tous deux de Bach et une façon d’harmoniser la mélodie typiquement allemande (pleine de désinence et de retards). Pour paraphraser Cioran, « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Brahms, c’est bien Brad Mehldau ». Youtube, vivier de vidéos rares ou négligées, nous offre un moment où le musicien analyse la musique de Brahms, en joue et nous parle de son Quintette pour clarinette et cordes en si mineur opus 115, une oeuvre qui a tant compté pour lui.
Un vrai contemporain
Dès sa jeunesse, Brad Mehldau s’est intéressé – comme un adolescent curieux de son temps – à la pop music au même titre que le jazz et la musique classique. Il se souvient pour un de ses anniversaires avoir supplié sa mère de lui offrir un disque des Pink Floyd (The Wall) après avoir reçu sa première platine vinyle sur laquelle il découvrira les grands noms du jazz, du rock et bien sûr des Beatles. Son amour pour ce groupe ne date donc pas d’hier.
« Leur musique traverse les frontières culturelles et générationnelles, car de nouveaux auditeurs continuent de la découvrir. Il y a une immédiateté et une intégrité dans leurs chansons qui attirent tout le monde. Leur musique, et son influence sur d’autres artistes, continue à m’inspirer. Si l’on considère les Beatles et la multitude d’artistes qui ont été influencés par l’une ou l’autre facette de leur œuvre, cette recette paradoxale de longévité est une façon d’envisager leur empreinte permanente. Car il y a une bonne dose d’étrangeté dans une grande partie de leur musique, en particulier dans la série d’albums qui ont changé la donne, depuis Rubber Soul jusqu’à la sortie de leur dernier disque, Let It Be . »
Il passe allègrement des Beatles à Bach, à Radiohead ou Nirvana sans oublier les romantiques comme Brahms ; son éclectisme musical est certainement un des plus étendus dans la sphère contemporaine. Car avant d’être un jazzman, Brad Mehldau est un musicien contemporain ouvert sur les esthétiques de son temps comme peu de de ses collègues. Être un véritable musicien contemporain, ce n’est pas simplement vivre dans une certaine temporalité : c’est aussi connaître l’autre qui vit et crée en même temps que soi ; être curieux des nouveautés (parfois déconcertantes) ou jouer avec les outils d’aujourd’hui dans ses créations.
Brad Mehldau est certes avant tout un pianiste, mais il sait se sortir de ce rôle ancestral en prenant le micro, jouant de la batterie, des synthés ou du Fender Rhodes pour explorer et franchir les frontières musicales. L’album le plus emblématique de cette versatilité fertile reste encore son disque passionnant – et récompensé d’un Grammy Award en 2020 – Finding Gabriel (2019) réalisée à partir de ses lectures intensives de la Bible.
Avec plus d’une trentaine d’albums à son actif, en soliste, en trio ou en tant que sideman, la discographie de cet Américain né en 1970 en Floride, force l’admiration du monde musical et l’a certainement installé en haut de la liste des plus grands pianistes de jazz de ce siècle. S’inspirant autant du Clavier bien tempéré de Bach que d’un tube de Nick Drake ou de Joni Mitchell, Brad Mehldau semble avoir sans cesse besoin de se renouveler à chaque album. Bien que connu et célébré en trio il recherche constamment la nouveauté quitte parfois à dérouter son public, comme avec Finding Gabriel où il jouait de tous les instruments, chantant et créant des sonorité surprenantes et qui fut assez critiqué à sa sortie avant de devenir iconique et l’un de ses meilleurs albums de ces dernières années.
Au cinéma
Le cinéma s’intéresse à sa musique et lui offre une notoriété que lui seul peut parfois offrir aux musiciens. Dans Eyes Wide Shut, Stanley Kubrick reprend sa version de Blame It on My Mouth tiré de son The Art Of The Trio, Vol. 1 (1997) où l’influence de Bill Evans est manifeste.
Pour The Million Dollar Hotel, Wim Wenders, quant à lui, fera composer, pour une des scènes les plus touchantes de l’histoire du cinéma, une bande-son sur mesure en faisant appel à (excusez du peu) Brian Eno, Bono, Jon Hassell, Bill Frisell, Chris Spedding et Brad Mehldau.
Une mention spéciale pour la bande-son de Space Cowboys (2000) de Clint Eastwood qui participa au succès du film. Soulignons également la fructueuse collaboration avec le réalisateur français Yvan Attal pour plusieurs musiques originales dont la récente bande-son très réussie de Mon chien Stupide (2019).
Définitivement, Brad Mehldau est un musicien ô combien curieux des musiques de son temps mais aussi de celles du passé et cela se ressent dans sa création musicale – et ce dernier album hommage aux Beatles en est une nouvelle preuve.
François Mardirossian
Photo © David Bazemore