Tijn Wybenga fait partie de cette génération bercée de hip-hop et de musique électronique qui renouvelle les codes du jazz. À la tête de AM.OK (Amsterdam Modern Orkestr), dont il est chef d’orchestre et compositeur, il invente de nouvelles façons d’écrire et de jouer cette musique. Il représente la scène hollandaise dans ce qu’elle a de plus dynamique et novatrice. Dans cet entretien, il nous raconte la genèse de l’orchestre, nous livre quelques-unes de ses méthodes de composition, nous parle de son travail de chef et évoque la scène jazz hollandaise actuelle.
Tjin, l’orchestre AM.OK a une configuration particulière. Certains éléments sont habituels dans le big band de jazz traditionnel : un groupe de cuivres (suivant les périodes : saxophone, saxophone ténor, trompette et trombone, et plus récemment saxophone, clarinette basse, trompette et trombone), et une section rythmique et harmonique (basse électrique/contrebasse, batterie, vibraphone, guitare électrique, suivant les périodes un clavier électrique). Il y a cependant quelque chose de moins fréquent : la présence d’un quatuor à cordes (au début deux violons, un alto et un violoncelle, aujourd’hui avec deux altos, et ce quatuor peut éventuellement se transformer en quintette à cordes lorsque Alessandro Fongaro choisit la contrebasse plutôt que la basse électrique). Qu’est-ce qui t’a poussé à choisir cette configuration instrumentale particulière, pas habituelle dans le jazz, mais plutôt dans la musique classique ?
Tout d’abord, j’aime la musique classique, en particulier la musique pour quatuor à cordes. Par exemple, Ainsi la nuit d’Henri Dutilleux et le Quatuor à cordes n°7 de Dmitri Chostakovitch. C’est donc à force d’écouter cette musique, avec admiration, que j’ai voulu reproduire cette sonorité dans mes créations. Ensuite, en matière de jazz, j’aime autant la musique orchestrale contemporaine que celle de petits groupes, comme les trios ou les quatuors. En fondant AM.OK, j’ai voulu créer un orchestre hybride capable de produire ces deux sonorités. Par-dessus tout, ce sont les musiciens et les musiciennes qui jouent des instruments à cordes qui m’ont le plus inspiré : ces quatre instrumentistes sont extrêmement doué·e·s, avec des qualités très singulières et un son qui leur est propre. Pablo Rodriguez est un violoniste “pizzicato hors-pair”, avec un vrai sens du groove! Yanna Pelser chante et joue en même temps, avec des sonorités vraiment chaleureuses. George Dumitriu est un magicien de l’alto augmenté d’électronique, avec des solos insensés. Pau Sola est un expert en improvisation libre qui tire constamment la créativité du quatuor vers le haut. Ce groupe est si riche en possibilités que j’ai énormément appris à travers notre collaboration de ces dernières années!
Comment as-tu rencontré les musiciens et les musiciennes qui constituent AM.OK ?
J’ai toujours voulu travailler avec des artistes comme le batteur Jamie Peet. J’en ai rencontrés d’autres à la fin de mes études au Conservatoire d’Amsterdam. Mais j’ai croisé la plupart des membres du groupe lors de petites sessions de jazz/impro au café De Ruimte ou en concerts au Bimhuis. Je me suis attaché à trouver des artistes qui aient leur propre récit musical et leur propre voix, des artistes qui font preuve d’une forte personnalité dans l’improvisation et qui dirigent leur propre formation. AM.OK est donc devenu un “groupe de meneur·euse·s de groupe”! A présent, on peut remplir une soirée de festival avec des formations toutes issues d’AM.OK. C’est super agréable de travailler avec des gens qui savent aussi bien diriger d’autres instrumentistes et que composer. C’est pourquoi l’atmosphère dans ce groupe est très positive et respectueuse, et j’en suis très reconnaissant !
Ce nom AM.OK, pour “Amsterdam Modern Orkest”, fait référence à un phénomène effrayant et morbide : un brusque accès de folie sanguinaire, observée par les ethnologues dans certaines régions d’Asie. Pourquoi le choix de cette référence ?
J’ai commencé par le nom Amsterdam Modern Orkest et je voulais lui trouver une abréviation agréable. C’est devenu AM.OK. Je connaissais l’expression anglaise “running amok” ou en néerlandais “amok maken”. Aux Pays-Bas, cette expression est couramment utilisée lorsque des personnes (principalement des enfants ou des jeunes) se mettent soudainement en colère et provoquent une querelle ou une petite émeute. Cette expression est nettement moins violente que l’origine du mot. Pour notre formation, je l’associe plutôt à une opposition au statu quo, voire à une rébellion qui, pour moi, correspond à la manière dont la musique du groupe s’inscrit dans l’évolution générale du jazz.
Pour votre deuxième album, Brainteaser (2021), tu as utilisé une méthode de composition très intéressante, en quatre temps. D’abord, tu as enregistré des improvisations individuelles de tes musiciens et musiciennes, basées sur des schémas que tu leur avais proposés, sortes de labyrinthes musicaux qui les faisaient voyager très librement dans les tonalités. L’idée était de réaliser une composition empirique, fondée sur le son des instrumentistes et leur jeu, plutôt que d’aller vers une composition entièrement réalisée sous ta direction. Tu as assemblé ces centaines d’enregistrements chez toi, avec le logiciel Live Ableton, comme des samples, façon techno ou hip-hop old school. Il faut préciser qu’il s’agit d’une culture musicale dans laquelle tu as baigné pendant toute ta jeunesse. Tu as alors écrit tes compositions à partir de ces assemblages. Les morceaux ont ensuite été joués par les musiciens en live, pour se les approprier, car ils impliquent des configurations sonores qu’ils n’auraient jamais imaginées sans le travail que tu as effectué à l’ordinateur, parfois très complexe, puisque tu as isolé des petits bouts de phrases. Enfin, seulement, tu as enregistré ce disque. J’ai deux questions.
Est-ce que les labyrinthes, les partitions très libres que tu as données aux musiciens et musiciennes pour les premières improvisations, étaient essentielles ? N’aurais-tu pas pu choisir des improvisations pures, sans direction, pour réaliser tes compositions sur Live Ableton ?
Il est vrai que si j’avais choisi de recourir à l’improvisation pure sans direction, j’aurais pu créer des compositions qui conviennent tout autant au groupe. Cependant, lorsque j’ai commencé à diriger l’improvisation, j’ai eu la sensation de canaliser davantage les idées des musiciens, et de pouvoir rassembler différentes variations sur un même motif, ou encore pousser davantage l’improvisateur·ice vers une radicalisation de ses idées. De cette manière, l’improvisation contenait des moments plus puissants, et plus intéressants à sampler. C’est un peu comme la mise en scène d’une pièce de théâtre. Sans metteur·euse en scène, les actrices et les acteurs sont capables de produire une performance de qualité, mais grâce au travail du·de la metteur·euse en scène, la représentation devient plus complète, plus expressive et (espérons-le) plus captivante!
Le traitement électronique sur la base du sampling a été essentiel dans le travail de composition, les méthodes du hip-hop et de la techno, mais tu souhaites garder une configuration live très acoustique. N’as-tu pas envie d’ajouter des samples, ou des sons de boîtes à rythme ou synthétiseur sur AM.OK ?
Si, absolument ! Je travaille actuellement sur un nouvel album et un spectacle où je mélange le sampling et l’électronique en temps réel, avec le son live d’AM.OK. Pour l’album Brainteaser, j’ai choisi de ne pas le faire, car je voulais laisser aux musiciens et musiciennes tout l’espace du spectre sonore pour explorer et expérimenter. Pourtant, les samples originaux utilisés dans mes compositions avaient un certain caractère que j’ai fini par regretter dans la musique live. J’ai donc composé un nouvel album intitulé Re:Brainteaser, en utilisant les enregistrements live avec les samples originaux remixés par le producteur Lowkolos. C’est comme ça que les samples ont fini par réapparaître! J’en utilise aussi parfois sur scène, pour présenter un morceau avec les matières qui ont servi à le créer. En tant qu’auditeur, j’aime entendre le processus de création au cœur de la musique. C’est pourquoi, pour le prochain album, j’expérimente un mélange de live, de sampling et d’électronique qui apparaissent dans la musique elle-même.
Avec AM.OK, ton rôle est celui de compositeur, et aussi de chef d’orchestre en live. Tu ne joues pas de ton instrument, le piano, avec le groupe. Quel est ton influence sur la conduite des morceaux ? Peux-tu complètement changer le cours d’une performance live ?
C’est une question que je me pose constamment et que j’ai également expérimentée. Au début, je ne faisais que diriger, puis j’ai joué l’ensemble du set au rhodes et au synthé. Aujourd’hui, je combine les deux. Je joue quand j’estime que la musique a vraiment besoin du son du rhodes, mais la plupart du temps je dirige. J’ai senti une différence dans la performance lorsque je jouais au lieu de diriger. La musique était plus dynamique, radicale et expressive lorsque je dirigeais que lorsque je ne faisais que jouer. Diriger dépasse les simples indications de mesure du temps et de changements de passage. On peut vraiment élargir le spectre dynamique, créer de l’espace pour que de nouvelles choses se produisent, rendre les gestes musicaux aussi grands et forts que possible, etc. C’est une activité vraiment passionnante ! Lorsque je jouais, je ne pouvais plus le faire, parce que j’étais concentré sur ma partie. Je me demande comment Duke Ellington arrivait à jouer et diriger en même temps !
Nous disposons d’outils qui nous permettent de changer complètement le cours d’un concert, ce qui se produit parfois. Pourtant dans AM.OK, c’est souvent un ou une instrumentiste qui amène naturellement une nouvelle idée. La seule chose à faire dans ce cas, c’est de m’assurer que nous lui laissions suffisamment d’espace pour revenir ensuite à quelque chose que nous connaissons, quand la transition me semble justifiée. La musique est une chose vivante et, en tant que chef d’orchestre, je ne cherche pas à la contraindre, mais simplement à l’accompagner. Il faut vraiment que la musique appelle un changement et, en général, la sensibilité des musiciennes et musiciens est si forte que leur réaction est immédiate. J’adore ces moments ! Par exemple, lors d’un concert, le quatuor à cordes s’est soudain lancé dans une improvisation qui m’a rappelé la musique de Shining de Kubrick. On peut l’entendre sur le morceau Aplauso – Live de l’album Re:Brainteaser.
Plus généralement, vos morceaux ont l’air très écrits. Quelle est la part entre improvisation et partition en live?
C’est un sujet intéressant. Ma musique repose sur l’improvisation et conserve cette atmosphère fraîche et spontanée. Mais il est vrai que j’ai beaucoup composé et orchestré, car il y avait tant de choses à dire ! Sur l’album, environ 30 % de la musique est improvisée, mais en concert, la part d’improvisation ne cesse d’augmenter. Aujourd’hui, c’est à nouveau mon rôle d’équilibrer tout cela. Si notre set est long, les parties improvisées s’étirent, parce que nous avons suffisamment de “temps”, mais aussi que le public est partant pour un voyage musical plus intime et profond. À Jazz Sous les Pommiers, par exemple, il y a eu un magnifique intermezzo improvisé dans le morceau Triudium de Federico Calcagno et Teis Semey. J’ai adoré ce moment si pur et si honnête, qui faisait un parfait écho à l’histoire du morceau original.
Peux-tu me dire s’il y a aujourd’hui un son jazz typique d’Amsterdam ? Ou typique des Pays-Bas ?
Absolument ! Et je me sens très chanceux d’y être associé. Les musiciens qui repoussent vraiment les limites du jazz néerlandais sont Reinier Baas, Joris Roelofs et Ben van Gelder. Ils ont également contribué aux enregistrements improvisés que j’ai samplés pour l’album Brainteaser. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes émerge et trouve sa propre voix sur la scène contemporaine, dont Kika Sprangers, Sun Mi Hong, Teis Semey, Jamie Peet et Jameszoo.
Comment se porte la création jazz en Hollande ? Êtes-vous soutenus ? Comment fonctionne l’économie de la musique chez vous ?
La scène jazz y est très riche, avec quelques très bons lieux et festivals où jouer. Comme le club de jazz Bimhuis à Amsterdam et le grand festival international North Sea Jazz. Heureusement, ces lieux et festivals donnent aux artistes la possibilité d’écrire de nouvelles musiques et présenter leurs nouvelles créations. C’est d’une importance vitale pour notre scène. Des lieux comme Bimhuis, Paradox, TivoliVredenburg, November Music et North Sea Jazz offrent ce type d’opportunités aux artistes. J’ai eu la chance d’être “Young Maker” au Bimhuis (avec le soutien du Fonds néerlandais pour les arts du spectacle). Pendant deux ans, j’ai pu composer, répéter et me produire au Bimhuis et j’y ai également enregistré mes deux albums. Je maintiens des relations privilégiées avec l’équipe qui dirige le lieu, c’est un lien précieux. Si j’ai des questions sur la scène musicale, je peux les solliciter. Avec AM.OK, nous sommes également soutenus par le Fonds néerlandais pour les arts du spectacle, ce qui nous permet de jouer beaucoup, tant aux Pays-Bas qu’à l’étranger et de rémunérer correctement tous les musiciens et toutes les musiciennes. Grâce à ce soutien, je sais que je peux repousser mes limites et m’appliquer à développer la meilleure musique possible. Ce soutien est un privilège dont je suis très reconnaissant !
Propos recueillis par Guillaume Kosmicki
En tournée cet automne :
19/10 – Jazz in the City, Salzbourg
20/10 – Odeon, Göppingen
27/10 et 28/10 – Birds Eye, Bâle (avec Vuma Levin)
10/11 – Sendesaal, Brême
11/11 – Rockit Festival, Groningue
Photos © Rosita Stumpel Breuer
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