Nostalgie 2175, l’une des six Musiques-Fictions présentées par l’Ircam dans le cadre de Manifeste 2022, associe l’autrice Anja Hilling, la compositrice Nuria Giménez-Comas et la metteuse en scène Anne Monfort. L’œuvre est donnée en création francilienne sous le dôme ambisonique installé pour l’occasion au T2G de Gennevilliers.
C’est Anne Monfort qui oriente Nuria Giménez-Comas vers Nostalgie 2175 de l’écrivaine allemande Anja Hilling, l’une des voix majeures du théâtre européen. Écrite en 2008, la pièce est traduite en français par Jean-Claude Berutti et Silvia Berutti-Ronelt. Pour cette réalisation audio (qui a précédé la version plateau tournant aujourd’hui sur les scène de théâtre), Anne Monfort adapte le texte et le resserre sur la durée d’une heure environ, livrant un récit aussi terrifiant qu’envoûtant porté par la musique de la compositrice catalane.
L’histoire se passe au XXIIᵉ siècle. À la suite d’un désastre survenu en 2101, la température sur terre a atteint 60 degrés, obligeant les humains à porter des tenues de protection. Les femmes ne peuvent plus mettre des enfants au monde sans perdre la vie. Dans le bar Nostalgie où elle travaille, Pagona a rencontré Taschko, peintre « dermaplast » dont elle est tombée amoureuse. Mais la peau totalement brûlée du jeune garçon, suite à une agression sexuelle où il est laissé sans connaissance durant deux heures au soleil, ne peut plus être touchée : « pas de contact, pas de main, pas de peau ; tout le reste à profusion », confie Pagona dans sa quête éperdue de sublimation du désir amoureux. « Dans les limites de l’affection, j’étais folle de bonheur », nous dit encore Pagona. C’est avec cette douleur reliée pour toujours à son amour qu’elle se donne à Posch, le patron de Taschko, dans une chambre de l’hôtel Nostalgie. Malgré les risques qu’elle encourt, elle décide de garder l’enfant qu’elle a conçu avec lui, l’enfant à qui elle parle durant le récit. La voix, superbe, est celle de Judith Henry, avançant dans le récit avec cette distance toujours observée par rapport à ce qui est dit et cette neutralité de ton qui contribue à entretenir l’atmosphère d’étrangeté de cette histoire. Thomas Blanchard (Taschko) et Jean-Baptiste Verquin (Posch) ne déméritent pas, entre récits et dialogues avec l’héroïne dont la prise de son différencie les espaces et modifient les dynamiques.
Virtuose de l’œuvre mixte liant l’écriture instrumentale et l’électronique, la compositrice Nuria Giménez-Comas entretient un lien familier avec les logiciels de l’Ircam et l’espace sonore qu’elle aime modeler à son désir. Riche et ciselée, la partie électronique de Nostalgie 2175 associe la source instrumentale enregistrée, celle des flûte et clarinette de L’Instant Donné (Mayu Sato-Bremaud et Mathieu Steffanus) et les sons de synthèse. La compositrice mène un travail très fin d’intégration de la musique, laissant parfois la voix nue, surtout lorsqu’elle réamorce le récit après les longs silences qui articulent les différentes scènes. Elle peut être discrète, ligne très épurée traversant l’espace ou légère vibration voire bourdonnement à peine perceptible pour suggérer une profondeur. Elle va se colorer, densifier ses textures, laisser sa trace sur les mots ; évoquer des images quand le texte le suggère, sans jamais forcer le trait (grésillement des insectes, bruit de réacteur d’un avion), de manière plus abstraite d’ailleurs que purement illustrative : figures éruptives pour débuter le récit ou souligner la tension du dialogue, amorce énergétique pour lancer une nouvelle scène. Elle prend le dessus parfois, brouillant volontairement la voix du narrateur, telle cette séquence multiphonique où l’humour affleure, exprimant la confusion et le cauchemar de Taschko au milieu des centaines de cassettes VHS où s’énumèrent les titres de films bien connus. La compositrice parle de dramaturgie sonore qui s’ajoute à une dramaturgie de l’espace, musique visuelle et image auditive s’immisçant dans les propos du texte pour en étreindre la violence et l’intensité autant que la poésie.
C’est là tout le paradoxe de cette histoire sur fond de peinture, de désir et de nostalgie qui balance entre réalité et monde fantastique et projette sa vision à la fois sombre et poétique de l’avenir de l’humanité.
Michèle Tosi