Deuxième soirée anniversaire pour L’Itinéraire qui célèbre en beauté son demi-siècle : après sa résidence d’une dizaine de jours au Festival Messiaen, l’ensemble est accueilli par l’équipe de Ircam à l’Espro, le lieu idéal, pour cette phalange dédiée à la musique mixte, pour projeter du son et de la lumière.
La musique en création mondiale de deux compositrices, Núria Giménez Comas et Natasha Barrett, côtoie celle des fondateurs et premiers membres de l’ensemble, Michaël Levinas et Hugues Dufourt à laquelle se joint une commande de Radio France passée en 1988 au Britannique Jonathan Harvey pour L’Itinéraire.
Le public s’installe tandis que la pièce de Núria Giménez Comas, Llum i matèria (pour Kaija) a déjà commencé. La compositrice catalane nous met à l’écoute de la rumeur environnante, celle du public bientôt dominée, l’amplification aidant, par le murmure des instrumentistes, certains étant installés dans les allées latérales, à proximité des auditeurs ; vague bourdonnante qui fait advenir le son et la lumière qui l’irise et le diffracte. Sous le geste de Léo Margue qui s’est s’installé sur le podium dans la plus grande discrétion, le spectre sonore lentement se découvre, fragiles particules où la frontière entre le jeu instrumental et les sons fixés s’efface au profit des couleurs et constellations distribuées dans l’espace. La pièce bascule à mi-parcours : « Lumière et pesanteur », écrivait Kaija Saariaho à qui la pièce est dédiée. Elle installe un paysage et un grain plus sombres, une nature plus aride (aspérités des cordes) ébranlée de signaux inquiétants ; un son qui s’abîme dans un silence vertigineux, mesuré, à fleur d’émotion, par la plainte d’un piccolo esseulé : sensible autant que saisissant!
Étranges et non moins captivantes, les Désinences (2014) de Michaël Levinas, co-fondateur de L’Itinéraire, rappelons-le, sont des études exploratoires où le compositeur nous met à l’écoute des espaces interstitiels entre les touches du piano : les transitoires d’attaque (élan) et les retombées du son (désinence) ; un entre-deux que la microtonalité obtenue sur les claviers midi permet de mieux contrôler. La pièce convoque les deux pianistes de l’ensemble, Fuminori Tanada et David Chevalier jouant en alternance piano et claviers numériques. Éminent pianiste, Levinas évoque dans sa notice d’œuvre l’utilisation de la demi-pédale et des techniques spécifiques de legato pour tendre vers un continuum sonore (glissement des désinences) qu’il appel de ses vœux. Les enchevêtrements de lignes baignées de résonance favorisent les battements entre les fréquences et donnent à entendre ce qu’il appelle les “larmes du son”. Instabilité et brouillage des hauteurs sur des flux descendants et ascendants, tressage harmonico-polyphonique des échelles alimentent une matière sans bord suscitant des effets d’émergence troublants.
Dans Valley of Aosta (1988) de Jonathan Harvey, qui termine la première partie de la soirée, les deux harpes sont accordées à un quart de ton de différence tout comme les deux synthétiseurs DX7, instruments MIDI pilotés par l’ordinateur pour lesquels le compositeur écrit des cadences d’un bouillonnement sonore extravagant. La pièce, inspirée par la toile éponyme de Turner, est un chef d’œuvre d’orchestration et d’imbrication accomplie entre écriture instrumentale et sons de synthèse : « L’harmonie est atomisée, pulvérisée, laissant filtrer la lumière », commente le compositeur qui procède, comme le peintre sur la toile, à la dématérialisation de la forme. En parfaite synergie, Léo Margue et les treize musiciens de L’Itinéraire lui confèrent une vitalité et une énergie cinétique galvanisantes.
Aurélio Edler-Copes est seul en scène dans La Cité des saules (1997) pour guitare électrique et transformation du son, qui débute la seconde partie. Moins jubilatoire, l’œuvre relève d’une approche plus contemplative où le geste instrumental s’efface au profit du phénomène sonore (des aplats d’accords colorés) et son devenir : « Il n’y a pas de motif, pas de figure, pas de contour […] », prévient le compositeur. Seuls comptent le processus de spatialisation et le travail de transformation du son. Victime de l’obsolescence technologique qui condamnait l’œuvre au silence, La Cité des saules fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle version avec transformation numérique ; on doit à Aurélio Edler-Copes la réalisation du patch sur Max/MSP. Magnifiée par l’acoustique de l’Espro, la pièce invite à une expérience d’écoute aiguë comme aime la susciter cet esthète du son.
Les lumières de la ville
Shimmering Cities (Villes chatoyantes), pour sinfonietta, électronique en temps réel et univers électroacoustique immersif de la Britannique Natasha Barrett consacre cette soirée de lumière. Rompue aux techniques de spatialisation et familière du dôme ambisonique de l’Espro, elle compose l’espace avec une virtuosité étonnante, entretenant les allers-retours et fondus-enchaînés entre le dehors (field-recording) et le dedans (écriture instrumentale), des niveaux d’écoute qui modifient l’espace et la temporalité ; elle les superpose parfois dans ce qu’elle nomme ses contrepoints d’espace. L’écriture instrumentale y est foisonnante : musique d’objets très inventive qui suscite les images : bariolage de couleurs (la percussion est active et ses accessoires sont pléthore), morphologies bruiteuses et signaux multiples pour rendre compte de cette “symphonie des villes” et ses milliers d’énergies qui la composent. Barrett nous éloigne pour un temps du centre ville dans une partie plus silencieuse traversée d’échos de nature, de chants d’oiseaux et d’effluves poétiques. L’immersion est totale et le confort d’écoute idéal.
Galvanisés par la direction très investie de Léo Margue, les musiciens de L’Itinéraire en grande forme font ce soir des merveilles. Saluons également, dans un concert où l’électronique prend une part décisive dans le devenir de chaque œuvre, le travail dans l’ombre des cinq musiciens à la console, Núria Giménez Comas et Natasha Barrett pour leur pièce respective, Carlo Laurenzi et Augustin Muller de l’Ircam pour les trois autres et Luca Bagnoli qui supervise la diffusion sonore.
Michèle Tosi
Ircam, Espace de projection – Paris le 18-11-2023
Núria Giménez Comas (née en 1980) Llum i matèria (pour Kaija), pour septuor et électronique (CM) ; Michaël Levinas (né en 1949) : Les Désinences, pour piano et claviers midi ; Jonathan Harvey (1939-2012) : Valley of Aosta pour ensemble mixte et treize instruments ; Hugues Dufourt (né en 1943) : La Cité des saules, pour guitare électrique et transformation du son ; Natasha Barrett (né en 1972) : Shimmering Cities, pour sinfonietta, électronique en temps réel et univers électroacoustique immersif (CM). Fuminori Tanada et David Chevalier, piano ; Aurélio Edler-Copes, guitare électrique ; ensemble L’Itinéraire ; Christophe Forey, lumières ; Núria Giménez Comas, Natasha Barrett, électronique ; Carlo Laurenzi, Augustin Muller, électronique Ircam ; Luca Bagnoli, diffusion sonore Ircam.
Photos © Antonio Gonima
Photos © Philippe Barbosa