Rencontre avec l’écrivain français, Pierre Ducrozet qui, dans son nouveau roman, Variations de Paul, convoque l’histoire musicale du 20e siècle sous la forme d’une histoire intime, sauvage et sensorielle, incarnée à travers le personnage de Paul Maleval, esthète et synesthète nomade, habité par le son.
Que partagent la musique et la littérature ? « Presque tout », affirme Pierre Ducrozet. « Je fais même peu de distinctions entre ces deux disciplines. J’essaye d’aborder l’écriture comme la musique, en termes de rythme, de mouvement, de tonalité, de point, de contrepoint, d’équilibre. Ce qui m’importe, c’est le rythme de la phrase, la composition générale du livre. Tous les écrivains que j’admire possèdent cette musicalité et ce sens du rythme, Jack Kerouac, Hubert Selby Jr., Proust aussi bien sûr ».
Dans les Variations de Paul, la musique incarne à la fois le fond et la forme du roman. Elle semble agir comme un fluide, une énergie, une matière dénuée de corporeité (ce qui est au fond sa réalité physique), néanmoins dotée d’une force puissante, autant sur les mots et les phrases qui narrent et décrivent l’action, que sur les lieux et les personnages eux-mêmes.
Dans ce roman, la musique fait écho, d’un lieu, d’un temps ou d’un personnage à un autre. Elle se transmet de génération en génération, elle voyage de ville en ville, à travers le quotidien, l’esprit et la mémoire, ainsi que les objets et les supports d’enregistrement, qui accompagnent les membres de la famille Maleval.
Des personnages en quête de son
Figure centrale du livre, Paul Maleval est né en 1947. Il arpente, enfant, les rues de Lyon, s’ouvre à la musique classique, puis découvre le jazz auprès de son père pianiste, avant de se convertir à la pop music, au terme des sixties. Bientôt nomade, il part à la découverte du New York des années 1970, croise la route de la new wave à Manchester en 1979, sans oublier d’autres métropoles comme Paris, Detroit ou La Havane. À l’aide d’un savant jeu d’écritures et de va-et-vient entre les époques, le livre puise aussi sa source aux origines du 20e siècle, incarnées par les propres parents de Paul, dont l’auteur évoque leur éducation musicale, au temple protestant pour Sarah, auprès d’un disciple de Debussy pour Antoine, avant de se projeter dans le Berlin électro des années 1990 aux côtés de Chiara, sa fille, productrice et DJ. Au fil des rencontres et des voyages de Paul, on croise ainsi Claude Debussy ou Thelonius Monk au crépuscule de leur vie, Philip Glass à ses débuts, le pionnier du hip hop Grandmaster Flash en pleine ascension, Iggy Pop en transe, Ian Curtis sur scène (certainement la plus bouleversante des pages du livre) ou encore un dénommé Casey, journaliste rock évoquant de manière lointaine la figure de Lester Bangs. Tout cela pourrait paraître indigeste, à la manière d’un catalogue d’anecdotes, ça ne l’est pourtant jamais, grâce au talent de l’auteur pour insuffler à l’action et à ses héros, une virevoltante dynamique, qui n’est autre que celle de la musique elle-même.
Pierre Ducrozet est aussi un romancier qui croît à l’esprit des lieux. Les villes et les métropoles qui donnent naissance aux artistes et aux genres musicaux qui émergent au fil des pages, tout comme les espaces, les rues, les temples ou les clubs dans lesquels la musique joue et résonne, semblent continuellement dialoguer avec les œuvres elles-mêmes, comme en témoignent les pages que l’auteur consacre au Manchester désolé des années postpunk, au Berlin techno qui succède à la chute du Mur, ou à l’incroyable ébullition artistique du New York de la période 1973-1977, au cours de laquelle naissent les formes majeures de la pop culture moderne, avec le hip hop, la disco, le glam rock, les racines du punk, sans oublier, côté musiques savantes, le minimalisme.
Variations sensorielles
Paul, le héros du livre, n’est toutefois pas qu’un simple témoin ou un simple voyageur. Il s’agit aussi d’un personnage doté de pouvoirs esthétiques et poétiques, projetant le récit dans une nouvelle dimension, proche du fantastique. Synesthète, il visualise les sons comme il entend les couleurs. Hypersensible et le cœur en suspension, il meurt et renaît à plusieurs reprises au fil de son existence, errant parfois dans un monde de chimères, un univers médian, à la rencontre des morts. « Je le décris comme un personnage poreux, qui comme d’autres figures du livre, cherche à augmenter sa puissance de vivre » poursuit Pierre Ducrozet. «Tout ce qui fait partie du monde, toute la violence et la force du réel l’atteignent, le transpercent, pénètrent en lui, à commencer par le son».
Variations de Paul, roman musical, est donc aussi et surtout un roman sensoriel. Pour décrire un tel univers et de tels phénomènes, l’auteur fait le choix d’un narrateur en retrait, plus observateur qu’omniscient. « Cette approche, que l’on retrouve dans mes romans les plus récents, me permet d’ausculter les personnages, non pas d’un point de vue psychologique, mais à travers leur corps, leurs mouvements, leurs actions. Mon narrateur agit comme une caméra extérieure, qui témoigne des mouvements intérieurs des personnages, par leurs manifestations physiques, leurs émotions apparentes ».
Au fil des pages, l’auteur insiste souvent sur la manière dont la musique, mais aussi les sons issus de notre environnement, affectent l’énergie interne de ses personnages, une démarche qui lui évite de décrire la musique d’un point de vue esthétique ou formel, privilégiant les effets et les échos qu’elle provoque chez son auditoire. « J’aime aborder la littérature par le corps » reconnaît l’auteur. « Cette approche physique s’adapte aussi très bien à la musique. Chez moi, la musique est synonyme de fête, de danse, d’énergie, de mouvement, au même titre que l’écriture. Certains témoigneraient sans doute d’une approche plus cérébrale, abstraite, mais pour moi c’est au contraire hyper physique l’écriture, ça bouge de partout ». On retrouve à nouveau dans ses propos, cette analogie entre musique et littérature, deux formes d’expression que l’auteur qualifient volontiers de pratiques synesthésiques, deux disciplines « qui travaillent sur une sorte d’abstraction du réel, créent des images au sein de notre cerveau, qui nous sont toutes singulières ». Et le romancier, auteur de lectures musicales et musicien amateur, d’affirmer et de conclure, « grâce à la musique et à littérature, nous devenons tous, au moins pour un temps, synesthètes ».
Jean-Yves Leloup
Paul Ducrozet Variations de Paul, Actes Sud, 2022
La playlist officielle du livre est disponible sur Youtube, Spotify et Deezer
Photo © Cris Palomar