À pas de colombes une juste reconnaissance de certaines musiciennes se fait sourdre – petit à petit donc et au prix d’un certain effort. Louable effort mais malheureusement « l’effet Clara Schumann ou Fanny Mendelssohn » fait parfois du tort à leurs consoeurs de cette époque ou à celles qui sont vivantes aujourd’hui : ces compositrices reprenant (à juste titre) une place dans nos salles de concerts deviennent des alibis pour ne pas chercher plus loin – et se garantir tout de même une caution féministe. Enregistrer une pièce de Clara Schumann ne fait pas d’un musicien un militant pour la cause des compositrices. Pour le troisième épisode consacré aux pochettes de vinyles, voici cinq compositrices qui ont su se démarquer par leur originalité et qui mériteraient de figurer plus souvent dans nos programmations.
Un magnifique dessin de Judith Lerner – artiste qui réalisera pléthore de pochettes du label Composers Recordings Inc. consacré au répertoire américain moderne et contemporain – ouvre cette sélection et met à l’honneur deux figures majeures du modernisme états-unien : Dane Rudhyar, Français expatrié, père de l’astrologie humaniste, compositeur et grand inspirateur du new-age et Ruth Crawford. Originaire de l’Ohio et née en 1901, Ruth Crawford-Seeger étudie la musique avec sa mère avant de poursuivre ses études à Chicago où elle subit son premier choc musical grâce à Djane Lavoie Herz, jeune compositrice qui étudia quelques années auparavant avec Alexander Scriabin lors d’un séjour à Bruxelles. (Pour la petite histoire : Scriabin vécut plus d’un an à Bruxelles et enseigna le piano et la composition. C’est dans cette ville qu’il rencontre le peintre symboliste Jean Delville occupé à sa grande toile Prométhée qui donnera l’impulsion à Scriabin de composer son propre Prométhée). Par hasard, un de ses grands élèves canadien – Alfred La Liberté – lui envoyait ses meilleures étudiants, et parmi eux, une certaine Djane Lavoie qui une fois rentrée aux États-Unis propagera la bonne parole scriabinienne ainsi que la théosophie (ancêtre du new-age). Ruth Crawford en fut marquée à tout jamais. Sa rencontre avec Henry Cowell et le poète Carl Sandburg fut également déterminante mais à l’écoute de ses Préludes, on entend mieux au loin l’influence mystique de Scriabin que celle de ses compatriotes. Son écriture est sûre et fulgurante. Ses Préludes assurément modernes forment un des cycles les plus innovants du XX° siècle. Son union avec le compositeur et musicologue Charles Seeger amènera trois enfants qui firent tous une immense carrière dans la musique folk ; le plus célèbre n’étant autre que le pionnier de la musique folk : Pete Seeger, disparu en 2014. Et si l’univers cosmique de Scriabin se retrouvait d’une façon ou d’une autre dans les merveilleuses chansons du fils de Ruth Crawford, moderne avant l’heure!
En 2017 Joanna Brouk était l’invitée du festival Variations de Nantes et se retrouvait après plus de trente ans d’arrêt de nouveau sur scène pour offrir au public français sa musique méditative et bouleversante. Quelques jours plus tard elle quittait définitivement ce monde et toutes les musiques qu’elle avait sans cesse en tête. Cette ancienne élève de Robert Ashley et de Terry Riley nous laisse peu d’enregistrements ou de partitions mais ce double album paru en 2016 chez Numero Group et au doux titre de “Hearing Music” (Entendre la musique) (notez la magnifique pochette la représentant) rassemble tout un tas d’enregistrements qui allaient finir à la déchèterie avant que le producteur de ce label Douglas Mcgowan ne parvienne enfin à la contacter et la convaincre de sortir toutes ces cassettes oubliées. Cette compilation nous offre le meilleur de Joanna Brouk et fort heureusement, son meilleur est prolifique. On y découvre une musique à la frontière entre le minimalisme, l’ambient et le new-age (encore lui) d’une grande beauté, très pure et naturelle. Des sons de la nature y sont intégrés d’une façon subtile et cohérente à des flûtes acoustiques rappelant des atmosphères primitives. À aucun moment on ne tombe dans l’écueil de ce type de musique, à savoir : donner l’impression d’écouter une musique de relaxation ou de massage. Non, la musique de Joanna Brouk évite ces facilités car les sons purs, non trafiqués et non agrémentés de rythmiques en tout genre. amènent celle-ci musique au rang de musique sérieuse, composée et pensée. On croit entendre une musique d’un autre temps et d’un autre monde. Et c’est sûrement le cas.
« J’aime le son entre les notes et les espaces entre les silences. J’aime bien dire que je joue du silence, que ma musique évolue en fonction de ce silence. On en revient toujours au silence. »
Le new-age a très mauvaise presse en France et semble aux yeux de beaucoup être un bricolage fumeux et syncrétique de plein de croyances isolées pseudo-transcendantales visant à l’éveil spirituel apaisé. Du verbiage hippie en somme. En musique, les résultats sont parfois étonnants et bien souvent disparates. Certains y mélangent pêle-mêle Brian Eno, Tangerine Dream, certaines expérimentations de Keith Jarrett, Vangelis récemment disparu sans oublier les grands représentants Kitaro ou Jan Hammer. Le new-age revient à la mode ces dernières années à la faveur d’une reconnaissance de certains artistes. Ce courant demande un certain éveil et oblige à se délester de nos a priori occidentaux méfiants. La délicate musique de la jeune Ana Roxanne, parfois étiquetée comme ambient, minimaliste ou new-age connaît un bel essor ces dernières années et à raison. En sortant de l’écoute d’un album tel que celui-ci – pour le label Leaving Records en 2019 et au titre cryptique de « ~ ~ ~ » – on ne peut qu’être bouleversé par cette musique venue (elle aussi) d’un autre monde. C’est d’ailleurs une expérience de mort imminente qui a donné à Ana Roxanne tout le côté spirituel de sa musique. Sa frêle voix au ton juste, ses sons électroniques subtils et comme égarés là laisse le temps à sa musique de se déployer et à nous de nous immerger dans toutes ses couleurs sonores.
Emahoy Tsegué-Mariam Guèbru a 98 ans aujourd’hui et vit toujours dans un monastère éthiopien de Jérusalem et aux dernières nouvelles, bien que éprouvée par son grand âge respectable, la musique occupe toutes ses journées. En 2006, le label Les Éthiopiques fondé par Francis Falceto, sort un disque de ses plus belles œuvres pour piano jouées par elle-même, sous le nom de “Ethiopiques 21”. Le disque fait l’effet d’une bombe ! Sa carrière prend un nouvel essor et le monde entier commence à s’intéresser de nouveau à cette figure unique de la musique éthiopienne. Née en Éthiopie en 1923 à Addis-Abeba dans une famille aisée et lettrée, Yèwèbdra Guèbrou (de son vrai nom) fut emmenée en Suisse après un exil afin d’y être éduquée dans un pensionnat de jeunes filles. Quelques années plus tard, au Caire en Égypte elle poursuit des études musicales en étudiant le violon. Empêchée à l’âge de vingt et un ans de poursuivre ses études musicales et de se perfectionner en Angleterre, elle se laisse dépérir et entre dans un couvent où elle a le loisir d’enseigner la musique, pratiquer son piano et surtout de composer. Son œuvre est prolixe mais malheureusement encore trop peu propagée. La majeure partie de ses oeuvres sont pour piano ou piano/voix et l’on compare souvent sa musique à celle d’Erik Satie, Brian Eno, Alice Coltrane, Charles Mingus ou Bill Evans (comme s’il fallait citer tous ces compositeurs pour lui donner un gage de qualité) mais à vrai dire ces influences souvent répétées d’articles en articles ne se font pas tant ressentir quand on écoute sérieusement. La musique de Mariam Guèbru ne ressemble à nulle autre : on y décèle clairement des modes et couleurs éthiopiens (n’en déplaise aux puristes qui lui dénient parfois même l’inspiration de ses origines), on y entend parfois quelques inflexions alla Chopin, quelques réminiscences de jazz mais c’est à peu près tout. On y entend une personnalité unique aux accents musicaux inédits, aux tournures mélodiques répétitives loin du minimalisme mais proches des mantras ou autres musiques rituelles et une sensibilité exacerbée. Aujourd’hui, plus de 16 ans après sa redécouverte, sa musique reste malheureusement trop peu défendue. Ces dernières années, la merveilleuse pianiste israélienne Maya Dunietz a fait un énorme travail pour défendre et jouer cette musique envoûtante. Elle a travaillé directement avec Mariam Guèbru et a réécrit au propre un certain nombre de ses œuvres. La musique de Mariam Guèbru est malheureusement peu accessible pour les musiciens qui souhaiteraient la jouer (obtenir une partition coûte plus de 100$). Aux éditeurs qui nous lisent, salut!
Julius Eastman est un compositeur minimaliste de l’underground au destin tragique et qui refait surface dans les salles de concerts, lui aussi à pas de colombes. Et c’est bien heureux. Mais cette reconnaissance ne s’est pas faite toute seule. Une compositrice, qui l’a côtoyé durant plusieurs années, travaille depuis son décès en 1990 d’une façon acharnée pour réintégrer ’Eastman dans l’Histoire de la musique : Mary Jane Leach. Cette compositrice, qui a navigué auprès d’Arthur Russell, Ellen Fullman, Peter Zummo, Philip Corner ou Arnold Dreyblata, a fait passer cette quête de reconnaissance envers Eastman avant sa propre oeuvre durant près de sept ans et semble n’être reconnue en France que pour ça ; ce qui est regrettable car son oeuvre est riche, belle et inspirante. Très intéressée par le son en lui-même et son interaction dans l’espace, cette œuvre immense, recouvrant énormément de genres, ne laisse pas indifférent. (F)lute Songs sorti dans le label Blume en 2018 regroupe quatre pièces pour flûte et voix composées entre 1985 et 2018. Fascinée par les superpositions multi-pistes de Steve Reich, elle explore dans ces pièces jouées par Manuel Zurria tous les usages offerts par la possibilité de se ré-enregistrer. « À la fin des années 1970, je m’entraînais à jouer et à chanter avec des bandes que j’avais faites moi-même en train de tenir des longues notes”, raconte-t-elle. Cela avait commencé comme un exercice d’intonation, et s’est terminé par une fascination pour les phénomènes sonores : les tons de différence, de combinaison et d’interférence. » Mary Jane Leach est toujours bien active, compose et se déplace. Il est urgent que les salles en France pensent à elle car sa musique est belle, audacieuse et originale.
François Mardirossian