Superspectives musicales

Interviews 16.06.2022

Superspectives est né en 2019 de la rencontre du pianiste François Mardirossian et du philosophe Camille Rhonat et se déroule dans les jardins de la Maison Lorette (Terrasse Sud et Terrasse Nord) dominant la ville de Lyon. Cette quatrième édition qui commence demain, le 17 juin, et se termine le 10 juillet, rassemble des artistes aussi différents et iconoclastes que Charlemagne Palestine, Clara Levy, Alvin Curran ou La Novia. Rencontre avec les deux jeunes directeurs.

François, Camille, comment vous êtes vous rencontrés ?
Camille Rhonat : Nous nous sommes rencontrés à l’école quand nous avions 15 ans! On échangeait des disques, on en parlait beaucoup. François m’a fait découvrir Philip Glass qu’il écoutait depuis longtemps déjà. De mon côté, outre la musique classique et le jazz, j’avais une passion dévorante pour David Bowie. C’était le début de mon décloisonnement mental de la musique que l’on retrouve des années après dans Superspectives.

Alors parlons de musique : comment crée-t-on un nouveau festival de musique contemporaine aujourd’hui ? Quel sens a le terme « musique contemporaine » pour vous dans une période de remise en cause de cette terminologie historique ?
François Mardirossian : On s’est beaucoup posé la question; comment assumer ce terme, plutôt que ceux de musiques de création, exploratoires, du temps présent…  mais on s’est vite dit qu’il fallait assumer car les références historiques sont loin de nous maintenant : Boulez c’était en 1952, il est plus contemporain de Chostakovitch que de moi!
On avait aussi envie de montrer que la musique contemporaine rassemble d’autres musiques en dehors de l’Europe, aux Etats-Unis par exemple avec le jazz, les musiques amérindiennes. Si je devais définir les grandes révolutions de la musique au XXe siècle, je mettrais en tout premier le jazz, et peut-être Debussy et Stravinsky. En 2022, cela nous semblait plus important d’aller vers ces musiques-là. Vers la musique minimaliste qui commence seulement à être acceptée ici, celle des dinosaures comme Phil Glass, Terry Riley, La Monte Young.
CR : C’est un défi un peu ambitieux et un peu gourmand pour prendre à bras-le-corps l’enjeu principal qui est de réconcilier le public avec les musiques contemporaines, même si c’est un terme qui décourage toujours. On essaye de se séparer des avant-gardes un peu datées. Je ne crois pas à une élite éclairée aux avants gardes de l’esthétique qui légitimerait la musique de l’avenir pour éduquer le public.

Comment le festival a t-il démarré en 2019? Et pourquoi se lancer dans un festival à Lyon ?
CR : On a eu l’opportunité de proposer un projet à la Maison de Lorette qui est née d’une réflexion sur les habitudes culturelles locales des Lyonnais. En effet, il n’y avait pas de festival qui se déroulait chaque année dans un seul lieu et sur une durée assez longue (un mois). On  a voulu proposer une alternative, festive et estivale, aux approches académiques et institutionnelles de la musique contemporaine et en même temps proposer des choses plus exigeantes ou rares que dans la plupart des festivals d’été. Nous voulions aussi mettre en avant la musique minimaliste et l’hybridation avec d’autres musiques que la musique savante.
FM : Le festival est sorti du buisson en neuf mois avec en ouverture cette œuvre incroyable du compositeur et pianiste Frédéric Rzewski , The People United Will Never Be Defeated! (1975), dans ce lieu magique qu’est la Maison de Lorette, sur la colline de Fourvière. Et ce fut un geste fort pour nous : politique, musical, territorial.
Nous avons développé aussi une communication différente, avec de l’humour et de l’autodérision, ce qui n’est pas si habituel dans notre milieu très sérieux et nous avons pris soin d’écrire toutes les présentations des concerts pour les rendre compréhensibles par tous. Et on a déjà acquis en quatre ans un public fidèle (même modeste), qui vient profiter d’un lieu unique dans la nature, qui découvre des musiques à toutes heures du jour et de la nuit et assiste à des concerts hybrides.
CR : Hybrides dans le sens du public car l’important c’est de décloisonner les publics; pour le décloisonnement esthétique, les artistes s’en chargent très bien. Le public à Lyon est encore assez éparpillé, et notre vœu est de l’attirer par notre transversalité comme le fait aussi Opéra underground par exemple.

C’est donc la 4e édition. Comment ça marche ? Comment construit-on une programmation en binôme ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que veut dire « programmer » pour vous ? 
FM : on essaye de faire une programmation qui nous ressemble à tous les deux, avec nos goûts respectifs, par exemple avec ma culture que j’ai forgé aussi pendant dix ans en Belgique. On essaye d’amener des projets que l’on entend pas ailleurs, en tout cas pas dans la région lyonnaise. L’important aussi est de créer des concerts de toute pièce : on va chercher un compositeur, des interprètes et on les réunit autour d’un projet; on fait peu de diffusion en fait. On a chacun nos réseaux, on les mélange et on crée des rencontres.
CR : Pour moi, le rôle de direction artistique est indissociable de mon travail de programmateur, j’aime prendre une place féconde dans le processus de création. C’est aussi une expérience de l’amitié et de l’émulation intellectuelle. Les idées ne manquent pas mais les affiner ensemble c’est précieux, indispensable. 
FM : Être seul c’est un peu mégalo non?!
CR : Et puis nous sommes aussi directeurs et donc nous avons aussi des comptes à rendre. On a la main à tout même si nous avons une petite équipe avec un chargé de production permanent puis une chargée de communication et une trentaine de bénévoles au moment du festival.

Dans cette programmation, il y des noms que nous connaissons bien à Hémisphère son – Lubomyr Melnik, Gavin Bryars, Charlemagne Palestine – et d’autres artistes que nous découvrons comme…
CR : … Chassol, avec “Six Pianos  Ultrabirdz & More” ( 2 juillet). Beaucoup de festivaliers nous ont connus grâce à Chassol que l’on avait programmé l’an dernier avec Ludi son dernier disque. Nous voulions lui faire dire son attachement à la musique contemporaine autant que son attachement à l’environnement (à travers son travail sur le field recording). Le cœur de son œuvre c’est ” l’ultrascore”, c’est-à-dire l’harmonisation de séquences sonores enregistrées, une méthode très directe pour créer de la musique et qui permet de mêler minimalisme et pop. 
FM : Je citerais aussi le claveciniste Jean Rondeau (29 juillet). Nous voulions déjà l’inviter l’année dernière. Je l’avais découvert il y a dix ans à Bruxelles et la sortie de son disque Variations Goldberg (UNDR) chez Warner Music nous a donné l’occasion de l’inviter pour revisiter ces Variations Goldberg avec son ami batteur Tancrède Kummer et un piano préparé. 

Justement, quelle place faites-vous à la jeune génération, aux jeunes artistes ? Et quelle est votre position sur la parité dans les programmes?
FM : Dès le début on a donné une vraie place aux jeunes comme lors de cette soirée carte blanche à des jeunes étudiants de la classe de composition du Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSM) de Lyon. On essaye de mélanger les aînés avec la jeune génération des 20-25 ans.
CR : Sur la question de la parité et de la jeunesse, j’aimerais souligner que nous avons déjà le souci d’équilibrer création et répertoire par des commandes. Après cet effort, nous avons aussi le souci d’ouvrir à la scène émergente. A Lyon nous avons donc tissé des relations avec les élèves des classes de composition et de claviers du CNSM, mais également du Conservatoire de Région et de l’École Nationale de Musique de Villeurbanne. De plus, il y a ici tout une scène alternative locale qui se tient par choix, assez éloignée des lieux institutionnels et qui est très active comme on le voir par exemple dans des lieux comme Grrrnd Zero.
Dans le programme de cette année, je citerais Othman Louati, jeune compositeur et percussionniste qui viendra samedi 18 juin, jouer Nocturnes, une réécriture improvisée électro/ambient du Prélude de La Walkyrie de Wagner. 

Et sur la place des musiciennes et compositrices dans la programmation ? 
FM : Depuis le début, on essaye vraiment de créer la parité dans le festival.  Au début, nous avions programmé des musiciennes et compositrices toute une soirée, mais la formule n’est pas satisfaisante et on nous a reproché de les invisibiliser en les réunissant sur une seule soirée. En fait, je dois avouer que des compositrices, on en trouve encore peu et quand on fait des appels à projets ce sont encore principalement des hommes qui répondent.
FM – CR : Pour cette édition, citons donc quelques unes de ces artistes femmes  : Clara Lévy que nous accueillons avec un programme autour de Hildegarde de Bingen et Pauline Oliveros; l’ensemble Chakâm, avec Christine Zayed, Sogol Mirzaei, et Marie-Suzanne de Loye pour célébrer la musique persane (1er juillet)  et la création de La mer de la compositrice Margaux Dauby avec l’ondiste Cécile Lartigau (8 juillet). 
CR : En tout cas, c’est une réelle prise de conscience cette année et on cherche à trouver des idées qui sortent d’une approche comptable. Par exemple Clara Levy était au départ prévue dans le week-end Ambient et finalement on a pris le risque de lui offrir toute une soirée.

Est-ce prendre des risques que de programmer des jeunes et des femmes ?
FM : En fait si on s’en réfère à la billetterie, on prend plus de risque à programmer Alvin Curran qui est un autre dinosaure de la musique minimaliste contemporaine que Clara Lévy!

Pouvez vous nous parler du label Groovedge, avec lequel vous organisez un week-end autour de l’ambient les 25 et 26 juin ?
CR : Groovedge est un label indépendant consacré aux musiques alternatives à cheval entre drone, noise, post punk et en même temps traversant la musique minimaliste et concrète par son approche expérimentale. Ils font partie de la scène lyonnaise à travers un réseau de musiciens qui sillonnent plusieurs lieux souterrains de qualité. C’est notre première expérience de co-programmation. 

Que représente l’ambient pour vous : un genre de musique contemporaine ?
CR : On a pensé à l’ambient en écho à la nuit minimaliste que l’on avait programmé en 2021 car on cherchait un autre projet immersif pour cette édition. Ce qui nous tentait, c’était de valoriser ce genre musical et de nous rappeler que ses frontières sont floues et incertaines face au succès des playlists de relaxation et de méditation; nous rappeler qu’avant tout c’est une musique expérimentale.
On avait envie de privilégier le côté acoustique des débuts avec l’utopie du label Obscure Records (1975-1978) de Brian Eno avec Gavin Bryars, David Toop, Harold Budd…
FM : D’ailleurs, David Toop n’a pas pu venir, mais on va recevoir des musiciens formidables comme Yannick Lestra, MTUA, Camille Heim, Felicia Atkinson, Laura Lippie

Pour conclure, vous écrivez dans la présentation de Superspectives vouloir élaborer une expérience honnête de la culture … qu’entendez-vous par là?
FM : Je voulais peut-être parler de faire face à l’expérimentation dans la programmation même, aux fausses notes et aux échecs possibles. La vie est pleine de fausses notes et la musique aussi! Faire face à nos idées et ne pas faire de concession.
CR : Je pense que c’est aussi une critique de la festivalisation et de la tyrannie de la rentabilité. Une manière d’être sincère, loyal et orienté vers la musique et moins vers la rentabilité même si c’est difficile, surtout aujourd’hui.

Propos recueillis par Sandrine Maricot Despretz

Photo © wiil
Photo © Jérome Moreau

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