Sarah Terral est le double de Clément Vercelletto pour un projet musical solo, quasiment intégralement fondé sur les synthétiseurs modulaires. Le Morfil, son deuxième album après Le Ménisque original (2021), sort en K7, vinyle et numérique et repose sur des morceaux courts, dans l’esprit d’un haïku. La mosaïque musicale est particulièrement riche et séduisante.
Cet album est « à 90% basé sur les synthétiseurs modulaires » (principalement des modules de Mannequins et un Serge 4U), nous indique l’artiste, qui semble aimer parler en pourcentages. Ainsi, lorsqu’il évoque son personnage en concert, Sarah Terral, vêtu d’une robe noire avec strass et paré d’un loup bleu maquillé sur le visage, ou d’une sorte de lune, il nous décrit « 10% de travestissement », une figure « simple à mettre en place », un moi féminin : Terral est en effet le nom de sa mère et Sarah est le prénom qu’il aurait reçu d’elle s’il était né fille. Pour lui, la vision de « cette silhouette un peu étrange, cette figure énigmatique » permet à l’auditeur de « changer ce qu’il écoute ». Pour cerner sa personnalité artistique, j’ajoute que Clément Vercelletto est également metteur-en-scène, qu’il a été DJ en free party au début des années 2000 et qu’il fréquente les milieux de la musique noise.
Pour ma part, c’est uniquement par l’écoute de l’album que je découvre le projet Sarah Terral. Clément Verceletto l’a souhaité radical, « à la fois doux et dur ». C’est une réussite. Chaque morceau, ciselé, adopte un caractère bien dessiné et transporte dans un univers sonore à la forte identité, à commencer par les craquements étranges et les sifflements de drones en formes de sirènes pour « Lesser adjutent » (nom anglais d’un échassier asiatique, le marabout chevelu), suivis des sonorités métalliques de « Juste amies » (« Just friends » est le nom d’un des modules de synthétiseur Mannequins qu’utilise Sarah Terral). Ces dernières sont obtenues par la diffusion du son via un transducteur positionné sur un gong. À la fois dynamiques, rythmiques et dansants, ces sons massent également le crâne par leurs longues tenues hypnotiques. J’expérimente là un phénomène qui m’a toujours semblé mystérieux et fascinant : lorsque, passé la barrière des stridences métalliques, les sonorités industrielles finissent par se révéler douces, derrière le miroir, et par procurer des sensations auditives intensément agréables.
Autre évocation d’un oiseau, « Le Bruant zizi » fait plonger dans les graves d’une basse analogique puissante, continuellement perturbée par des parasitages de plus en plus prononcés, alors qu’« Une chanson douce » se perche dans des nappes berçantes, flottant délicatement dans les aigus. « La cui roproduzione » reste sur ce sentiment de douceur, malgré ses rapides basculements de fréquences des aigus aux graves et ses ruptures constantes.
C’est au cours d’une discussion passionnée avec le luthier Léo Maurel, également féru de couteaux, que Clément Vercelletto a appris le sens du mot « Le morfil », sixième morceau du disque, qui donne aussi son nom à l’album : il s’agit des barbes métalliques microscopiques qui restent accrochées au tranchant d’une lame en cours d’affûtage. À dire vrai, sachant cela, ce morceau nous fait penser à des frottements constants, comme grossis ou déformés par l’amplification, une exploration sonore et métaphorique de ces scories. La sensation auditive est douce et chaleureuse, presque berçante. « Ortofrutta », un mot glané sur une cagette, se fait quasiment mélodique au travers de ses sons minéraux, à l’image de chocs chantants sur des stalactites, alors que les arpèges de « La psychanalyse d’une tente trois secondes » (qui dure 2’10) rappellent les belles heures du krautrock synthétique allemand, voire des débuts de la techno trance.
Sombre, granuleux, grondant et grognant, « Les trois brigands » propulse dans des graves écrasés, concassés, tandis qu’un chant étrange de flûtes s’élève progressivement au loin, comme soufflé par le vent : ce sont des tuyaux d’orgues, nous indique Clément Vercelletto. L’effet de cette très belle superposition de deux univers sonores contrastés est saisissant. C’est aussi le morceau le plus long de l’album. C’est encore un chant fort étrange qui se poursuit sur « Psychopompe », ce dieu chargé de conduire les âmes des morts à bon port. Ce voyage semble bien rapide, acidulé et agité de boucles étranges qui ne détonneraient pas au cœur d’un live tekno mentale se déployant dans la boue d’une free party. N’y manque qu’un kick rassembleur pour qu’un dance-floor extasié puisse s’enflammer !
Alors, « Le grand couturier » fait redescendre doucement la tension par ses harmonies répétitives, en contrepoint de crépitements cycliques. Lors de nos échanges, Clément Vercelletto avait osé le mot « emo »(1) pour qualifier certains passages de l’album. Étonné dans un premier temps par le choix osé du terme pour un tel disque sans concession, et en même temps admiratif des grilles de lecture toujours décalées, voire un peu aliénées, qu’emploient les acteurs de la noise, je ne peux en fait qu’y adhérer au terme de cette belle écoute, alors que je me laisse bercer par ces derniers sons empreints d’une douce mélancolie. Quel voyage !
Guillaume Kosmicki
Le Morfil, joué, enregistré, mixé par Clément Vercelletto, 2023 (Three:Four Records / La république des granges)
(1)Le style musical emo, de « emotional », touche d’abord le punk rock et le rock hardcore dès la deuxième moitié des années 80. Les chansons se font plus mélodiques, avec des sons plus planants et avec l’intention de les rendre plus proches des émotions, plus sentimentales. L’emo évoque souvent les thèmes de la mélancolie et de la dépression avec toutes leurs affres. Le style va connaître une forte résurrection dans les années 2000 et 2010, et notamment toucher au monde du hip-hop, avec l’emo rap.
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