Maison ONA, plus qu’une maison d’édition

Portraits 22.01.2022

Le coffret Denis Dufour – Complete Acousmatic Works Vol. 1 est un projet débuté il y a deux ans et publié dans le cadre d’une collaboration entre le label Kairos et Maison ONA. Nous rencontrons Maxime Barthélemy, codirecteur avec Misael Gauchat de cette maison d’édition indépendante, dédiée à la création contemporaine et fondée en 2013. Nous abordons avec lui le fonctionnement de Maison ONA, la genèse de ce projet et l’énergie, l’engagement, le courage et peut-être le grain de folie qui porte une telle aventure dans un temps où le disque n’est plus aussi apprécié et consommé qu’autrefois. Ce projet passionnant et passionné nous donne aussi l’occasion de parler un peu de l’économie de la musique contemporaine.

Maison ONA est un espace de publication centré autour de l’objet partition « dans un sens étendu », nous indique Maxime Barthélemy. Se chargeant de l’édition graphique de leurs œuvres (design, gravure, édition…), la structure va bien plus loin dans sa relation avec les compositrices et les compositeurs (parmi lesquels on trouve Franck Bedrossian, Raphaël Cendo, Ramon Lazkano, Lin-Ni Liao, Gérard Pesson ou Colin Roche), qu’elle accompagne « dans la tradition du métier d’éditeur ». En vue de la création d’une œuvre, Maison ONA agit comme coordinateur entre le compositeur et le destinataire, travaillant depuis le manuscrit pour mettre sur le pupitre des musiciens les partitions éditées, en tenant compte de l’ensemble des impératifs du microcosme de la musique contemporaine : calendriers, commanditaires, ensembles, salles de concert, festivals, etc. Par la suite, la structure assure un travail de communication, de développement et de reprise des œuvres après leur création, favorisant leur passage radio et leur fixation éventuelle sur un disque.

Les projets se déploient autour de deux axes : l’accompagnement de compositeurs et compositrices en activité ; et une orientation plus rétrospective. Maison ONA travaille ainsi avec Brunhild Ferrari à l’édition des notes et des manuscrits conservés autour de l’œuvre de son mari Luc Ferrari (1929-2005). Ces nombreuses traces écrites ont été découvertes lors d’un travail d’édition préalablement entrepris sur ses œuvres mixtes. Elles ont conduit à la publication récente des notes de Presque rien n°1, qui s’agencent comme un guide de lecture, un livre sous format partition, « un conducteur qui donne un éclairage, des clefs d’écoute, on pourrait même parler de “contre-écoute”, pour des œuvres connues qui ont déjà eu une existence, qui ont été entendues de nombreuses fois en concert et ont fait l’objet de plusieurs publications sur disques. Cette transcription de ces notes de travail et ce fac-similé éclairent l’écoute et l’œuvre sous un jour nouveau. » Maison ONA s’attèle actuellement à d’autres publications du même type, concernant l’œuvre de Bernard Parmegiani par exemple. Elle gère également la location des masters de diffusion pour les œuvres acousmatiques de son catalogue, des versions originales de bonne qualité, prévues pour le concert.

Le nom « ONA » n’est pas un acronyme. Il a été choisi en raison de sa sonorité, qui fait sens dans beaucoup de langues à travers le monde. Il symbolise trois figures géométriques de base par la police de caractère de ses trois lettres, le cercle, le carré et le triangle, ainsi que les trois formes d’ondes principales (sinusoïdale pour le cercle du O, carrée pour le N et triangulaire pour le A).

Denis Dufour a été l’un des premiers compositeurs à avoir fait confiance à Maison ONA dès 2013, « très vite et très tôt ». La structure, qui disposait alors de peu de moyens financiers, n’a pas eu à racheter de catalogue, tout s’est fondé sur l’envie et l’énergie commune. « L’élément humain est central dans la relation, il se trouve au cœur de chaque projet éditorial, tous nos accompagnements sont le fruit d’une véritable rencontre », précise Maxime Barthélemy. Ce dernier est passé avec Denis Dufour de la relation étudiant-professeur (il suivait ses cours en classe de composition au Conservatoire de Paris) à celle d’éditeur-compositeur, dans lequel le compositeur s’investit « avec la même générosité ». La collaboration a commencé par l’édition progressive des partitions de sa musique instrumentale et mixte, soit la moitié d’un corpus de presque 200 opus.

L’idée du coffret Complete Acousmatic Works Vol. 1 est d’abord partie d’un constat : « Denis Dufour est un nom qui résonne dans la musique contemporaine, c’est un grand pédagogue, il a créé plusieurs structures, comme Motus, et un festival important, Futura. Il a fait énormément pour les créateurs, mais très peu pour lui-même, ne sortant notamment que de rares disques. » La décision a été prise, dans un premier temps, de rendre toute sa musique acousmatique disponible à l’écoute. « Il a été difficile, après les pionniers, de se trouver une place. La génération de Denis Dufour a eu plus de difficultés à exister, à croître à l’ombre des grands arbres (Pierre Henry, Bernard Parmegiani, Luc Ferrari, François Bayle, Michel Chion…).de la génération précédente. Il est maintenant temps de les faire connaître. Nous avons la chance à Maison ONA d’accompagner plusieurs générations de compositeurs. »

Un choix éditorial a été établi avec le compositeur, visant d’une part à rendre chacun des CD écoutables comme un programme individuel, et d’autre part à ne pas suivre un classement chronologique et à couvrir l’ensemble de sa carrière dans les deux coffrets, favorisant une répartition équilibrée « pour qu’ils aient une densité comparable ». Par exemple, on trouvera des œuvres avec textes dans les deux, ainsi qu’un équilibre entre les techniques de production du son (travail sur bande magnétique, utilisation de l’ordinateur, évolution des logiciels). Le deuxième coffret comprendra quelques pièces de 2022, encore en cours de composition.

Pour l’instant, quarante-quatre œuvres sont publiées dans le premier coffret, couvrant une période s’étirant de 1977 à 2020, qui représentent une somme titanesque de dix-huit heures de mastering. Le travail sur le livret, traduit en anglais et en allemand, est également très conséquent. Chaque œuvre dispose d’une fiche explicative exposant le contexte de composition et de création ainsi qu’une note d’intention. Tous les textes des œuvres sont publiés. S’y ajoutent des biographies, différents textes de commentaires ainsi qu’une préface de Frédéric Acquaviva. Tout cela représente deux ans de travail, un point d’aboutissement de quarante-cinq années de création.

Pour ce projet, Maison ONA s’est associée avec le label Kairos, basé à Vienne. Ce dernier, tourné vers la musique de création, n’est pas spécialisé dans ce milieu de la musique acousmatique et permet d’offrir une plus large audience au coffret. Maison ONA a souhaité également le faire exister sur toutes les plateformes d’écoute. Au niveau économique, c’est elle qui s’est chargée des masters des CD, du livret et de sa traduction, Kairos participant à la production des disques. Outre les droits de reproduction mécanique supportés par le label, une entente a été trouvée concernant les ventes numériques à répartir entre les deux structures. Maison ONA a bénéficié par ailleurs d’aides de la SACEM et du Centre National de la Musique, ce dernier participant au financement de la traduction des textes. À notre question concernant la rentabilité éventuelle d’un tel projet, voici la réponse de Maxime Barthélemy :

« Aujourd’hui, dans tout le circuit de la création musicale, édition, compositeurs, ensembles, festivals, commanditaires, l’économie dépend d’un soutien institutionnel. Grâce à ce soutien, les projets voient le jour, et un certain équilibre économique se fait ensuite. On ne lance évidemment pas un label ou une maison d’édition de musique contemporaine pour faire des bénéfices. Il existe beaucoup d’autres moyens plus simples pour arriver à cela ! Cependant, d’un point de vue économique, ce projet n’est pas délirant. Nous espérons d’ailleurs assez vite le faire aboutir à l’équilibre, sachant que nous avons préparé le terrain en termes de communication : nous avons lancé une campagne de précommande de cent coffrets numérotés et signés par Denis Dufour. De l’argent est ainsi entré en amont pour permettre d’amorcer le projet. Kairos vend ses disques dans le monde entier grâce à ses distributeurs. Un coffret de disques est par ailleurs un bon format. On peut penser aux coffrets du GRM (Luc Ferrari, Bernard Parmegiani, François Bayle, Éliane Radigue, etc.) ou aux coffrets Pierre Henry chez Philips. Ces tirages s’épuisent, ça marche bien. Le disque à l’unité a du mal à faire sens aujourd’hui, mais le coffret est assez efficace. Il s’agit d’un bel objet, on a envie de le manipuler, comme dans le cas d’un 33 tours. »

La réalité des ventes a donné raison à Maxime Barthélemy, puisque ce premier tirage de 500 exemplaires est parti très vite. Un retirage est déjà disponible auprès de l’éditeur. Après la publication du second volume, Maison ONA envisage de faire paraître les œuvres instrumentales du compositeur (un projet déjà commencé avec le CD Inventions par l’Ensemble Furians, 2018), puis d’autres formes de publication pour mettre en valeur son œuvre, comprenant des guides d’écoute, voire des vidéos, dont un documentaire long-métrage. À suivre.

Guillaume Kosmicki

Photo © Eri Yoshikawa

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