Louis Andriessen : sur la conception du Temps

Eclairages 16.09.2023

En 1983, le compositeur Louis Andriessen et le compositeur et critique musical Elmer Schönberger publient la version néerlandaise de leur livre révolutionnaire sur Stravinsky : The Apollonian Clockwork (La Mécanique apollinienne). Au cours des années préparatoires, ils sont devenus des amis proches, débattant en détail de nombreux sujets musicaux. Le texte ci-dessous reprend l’une de ces conversations, sous forme de fragments d’une interview trois fois plus longue, publiée à l’origine dans le magazine Key Notes en 1981*. 

La dernière composition de Louis Andriessen, De Tijd (Temps), est créée lors du Holland Festival de 1981. De Tijd est basé sur un fragment des Confessions de Saint Augustin et constitue la troisième d’une série d’œuvres vocales et instrumentales. La première, De Staat (République, 1976), était consacrée à Platon ; dans la deuxième, Mausoleum (1979), Andriessen s’est inspiré de l’anarchiste révolutionnaire russe Mikhaïl Bakounine. Les premières mesures de De Tijd sont composées en mars 1980. Fin janvier 1981, au moment des conversations transcrites ci-dessous, la plus grande partie de ce qui devait être la partition définitive de De Tijd reste encore à écrire.

Elmer Schönberger : Composes-tu régulièrement ou par intermittence ?
Louis Andriessen : Lorsque je travaille sur une pièce, je compose en général tous les jours, quatre ou cinq heures en moyenne. Et toujours à la même heure, entre dix heures du matin et quinze heures, par exemple. Je me suis rendu compte que si je travaillais davantage, je perdais invariablement ces quelques heures supplémentaires dans les jours qui suivent. Je pense qu’il est nécessaire de maintenir une routine quotidienne pour travailler efficacement. Une bonne condition physique est tout aussi importante. Lorsque je compose, je me fixe même des plages pour boire et fumer.

Quand tu commences à dix heures du matin, est-ce que tu te mets immédiatement à composer?
Non, au préalable je m’exerce généralement un peu au piano. Je fais des gammes, je mémorise des morceaux de fugues de Bach. Ensuite, je fais de petites “combinaisons” et je teste des accords   –  tout comme, lorsque tu commences à cuisiner, tu sors les herbes que tu veux utiliser. Il me semblerait incongru de commencer à composer, à trouver de formidables accords et de chercher ensuite ces combinaisons.

Tu composes toujours au piano. Est-ce que cet instrument compose, en quelque sorte, à ta place?
Quand on est jeune, on court souvent le risque que nos mains prennent le dessus, que l’on ne pense qu’aux accords qui viennent facilement sous les doigts. Je suppose qu’aujourd’hui encore, ce réflexe se retrouve dans ma musique. Cependant, de nombreux accords dans De Tijd sont impossibles à jouer au piano. La musique de Stravinsky comporte, elle aussi, des “traces de piano”, bien plus que celle de Ravel. La neuvième dans la basse, si chère à Stravinsky, est également confortable pour la main, bien qu’elle ne soit que d’un intérêt secondaire. J’ai d’ailleurs récemment été frappé par une chose très étrange à propos de ma musique. Dans De Tijd, j’utilisais à nouveau, pour la première fois depuis des années, des notes très aiguës. Pendant longtemps, je n’avais travaillé qu’avec le registre médian. Lodewijk de Boer(1) a soudain compris pourquoi : le plateau de ma table de travail recouvrait la partie supérieure des touches de mon piano. Je ne pouvais tout simplement pas y accéder.

Je suppose que composer tous les jours pendant le même laps de temps ne veut pas dire que l’on compose tous les jours autant.
En effet, il est rare de parvenir à composer trois pages en un jour. Parfois, il faut se contenter de trois ou quatre mesures. Il se peut aussi que tout se déroule trop bien. N’oublions pas que la composition, surtout lorsqu’elle paraît facile, reste une activité exigeante. Même Kees van Baaren(2), le compositeur le plus discipliné et le plus cool que j’aie jamais connu, le reconnaissait volontiers. Les émotions peuvent altérer le jugement. Dès que vous avez l’impression de vous laisser emporter, vous devez vous arrêter et faire autre chose. Faites-vous un café, sautez à la corde ou allez faire des courses afin de revenir à votre lieu de travail calme et détaché.

Tu m’as dit, à propos de ta dernière composition, De Tijd, que les facteurs non musicaux jouent un rôle plus important que les facteurs musicaux dans la création d’une œuvre. Faut-il en déduire que tes idées de départ ne sont pas du tout musicales ?
Non, ce n’est pas tout à fait ça. L’idée originale de De Tijd partait d’une situation musicale, une situation d’immobilité musicale soutenue et exaltée.

Cela évoque la transposition d’une expérience non musicale.
C’est vrai. Ce qui m’a incité à écrire cette pièce, c’est une expérience unique qui m’a donné la sensation que le temps avait cessé d’exister, qu’un moment était devenu éternel. Cela m’a procuré une incroyable paix intérieure, une si forte exaltation que j’ai décidé par la suite d’y dédier une œuvre (3).

Comme point de départ d’une composition, cela me semble assez abstrait. Est-ce qu’il arrive aussi que des œuvres “libres” de grande envergure – en dehors des opéras, musiques de film ou autres compositions “fonctionnelles” – se développent entièrement à partir d’une idée purement musicale, d’un flash ?
Je pense qu’il faut examiner chaque cas séparément, même si des idées purement musicales, qui donnent l’élan nécessaire pour aller de l’avant, apparaissent parfois  en particulier dans la musique fonctionnelle. Mais celle qui sous-tend De Staat, par exemple, n’était pas si abstraite que cela. De Staat a été conçu comme une sorte de De Volharding (Persévérance) démultiplié. Ce que je n’avais pas pu réaliser avec l’orchestre De Volharding, dû à des limitations techniques, je voulais l’accomplir d’une autre manière. De Staat était avant tout une vision musicale. J’y voyais un énorme mur s’effondrant très lentement sur vous. C’était la description non musicale d’une expérience musicale. Je reconnais qu’avec De Tijd, les choses se sont passées différemment. L’idée musicale par laquelle j’ai traduit l’expérience que je viens de décrire était beaucoup moins concrète. Mais j’y ai travaillé pendant près de deux ans avant de coucher la première note sur le papier.

Travaillé comment?
J’ai lu beaucoup de livres, j’ai cherché des textes. J’étais convaincu qu’il s’agirait d’une œuvre vocale. Après De Staat pour les textes de Platon et Mausoleum pour Bakounine, cela peut ressembler à une formule… Pourtant, trouver l’inspiration pour la forme, la durée, le mouvement, etc. dans un texte me semble tout à fait légitime. On cherche un texte qui transmette ce que l’on veut dire tout en étant un levier pour ce que l’on veut faire passer musicalement.

De Staat, Mausoleum et De Tijd sont de grandes pièces pour un large ensemble. L’utilisation de textes ne serait-elle pas liée à la peur des grandes formes ?
Je ne crois pas. Si tu vas à Haarlem et que tu prends la voiture, cela ne veut pas dire que tu as peur de marcher. Quoi qu’il en soit, l’utilisation de textes est une facilité. Les grandes formes musicales, à l’exception peut-être de Bruckner, dépassent toujours le cadre de la musique.

As-tu écrit d’autres pièces nécessitant autant de préparation que De Tijd ?
Non, jamais. Pour De Staat et Mausoleum, je n’ai pas commencé à composer du jour au lendemain, mais le travail préparatoire n’était rien en comparaison avec De Tijd. Cela tenait au sujet en lui-même et à ma profonde difficulté à transposer en musique ce qui n’était manifestement pas une expérience musicale suffisamment ancrée en moi. Je me répétais sans cesse : “Maintenant, ne fais rien, mais écoute très attentivement parce que tu sais parfaitement ce que tu veux entendre“. Manifestement, ce n’était pas le cas. J’aurais du mal à restituer ce que j’ai fait durant ces deux années. J’ai commencé par La mécanisation de l’image du monde de Dijksterhuis et La Divine Comédie de Dante et j’ai terminé par La Divine Comédie et Les Confessions de Saint Augustin(4). Entre les deux, j’ai avalé des piles de livres sur sept siècles d’idées sur le temps. J’ai ensuite fait un voyage à Florence où, outre la paix et la tranquillité, je faisais des recherches sur un philosophe contemporain de Dante.

Un compositeur de l’ère post-einsteinienne qui remonte à la fin du Moyen-Âge, en quelque sorte…
Certes, mais je me suis également plongé dans des livres de type Readers’ Digest sur la relativité. J’ai aussi lu des livres sur les horloges, le calcul du calendrier, les mathématiques, l’histoire de l’astrologie. J’ai même essayé de lire Espace et temps de Hans Reichenbach (5), mais, faute d’expertise scientifique, j’ai abandonné au bout d’une dizaine de pages. D’autres textes datant de la période entre Newton et Einstein, avec des certitudes sur le temps, par exemple, étaient hors de question. J’ai compris que je tentais d’élucider un mystère philosophique  lequel est à nouveau d’actualité depuis Einstein et Gauss et que je devais donc remonter plus loin dans l’histoire. Je me suis alors engagé dans le labyrinthe du XIVe siècle, dans lequel j’ai eu la plus grande difficulté à m’orienter. Au départ, je cherchais deux sortes de textes : des textes à caractère métaphysique et des textes à caractère scientifique, qui, par exemple, mettent en mots mon expérience, ou traitent de la mesure du temps. Dante   pensaisje à l’époque était le poète ; mais j’avais besoin de son pendant scientifique. Mon intention était de combiner ces deux types de textes. Cela aurait pu se faire par le biais d’une simple forme close comme celle représentée dans la figure 1, dans laquelle les barres verticales représentent de courtes déclarations scientifiques sur la mesure du temps au XIVe siècle et la base représente un texte poétique continu sous la forme d’un cantus firmus**.

L’image d’Andriessen de la forme de base de De Tijd

L’opposition entre ces textes était la même qu’entre les deux livres par lesquels tout a commencé, ceux de Dijksterhuis (La mécanisation de l’image du monde) et de Dante (La Divine Comédie). C’était le plus grand problème de composition de la pièce, auquel tous les autres problèmes  harmonie, instrumentation, texture  étaient subordonnés. Le plus difficile a été de trancher ce nœud.

Finalement, j’ai opté pour une forme fermée et un seul type de texte. Mais lequel choisir? J’ai d’abord pensé : en aucun cas je n’utiliserai de textes métaphysiques, ni de descriptions poétiques de ce “vide” émotionnel. Non, la musique elle-même doit ressembler à ce “vide” et, en revanche, le texte doit traiter de la mesure du temps. Quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas aller plus loin et que j’avais l’impression qu’il fallait absolument que je commence à écrire, pour éviter de continuer ainsi sans fin, j’ai fait un virage à 180°. J’ai conclu que le texte devait décrire un point d’éternité, c’est-à-dire la métaphysique, et que le rôle de la musique était de mesurer le temps.

Avais-tu un critère musical, une constellation d’intervalles spécifiques, un rythme ou un point de départ harmonique ?
J’avais deux accords de dominante-septième altérés. Au début, je n’en avais même qu’un seul.  Mais cet accord avait une très longue histoire. Il y a des années, j’avais décidé que si je composais à nouveau pour un orchestre symphonique, je construirai ma pièce à partir d’un seul accord de dominante-septième, une œuvre qui, du point de vue de la composition, en dirait beaucoup sur cet accord.

De Tijd n’est pas tonal, pourtant tu parles d’un accord tonal.
D’un point de vue formel, je considère la recherche de solutions à la controverse tonale/non-tonale comme la question centrale de la musique contemporaine. Il est devenu évident que la tradition de l’atonalité ou de l’anti-tonalité stricte offre trop peu de possibilités pour le développement de la composition.

Toute la composition s’est donc développée à partir de cet accord ?
En effet. Au départ, l’accord a la forme d’une dominante-septième contenant à la fois une tierce mineure et une tierce majeure, mais pas de quinte : Image 1
Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que pour coller à mon intention de départ, il serait préférable d’adopter une autre forme. Un accord de dominante-septième, certes, mais sans quinte et avec la tonique ajoutée : Image 2

En jouant cette pièce, alors que j’avais parcouru environ les deux tiers de la musique, il m’est soudain apparu que si tout se passait bien, j’avais accompli ce à quoi j’aspirais depuis 1972. Cela m’a rappelé un soir, à l’époque où je rendais visite à un ami, débordant de projets de grandes œuvres De Staat n’était pas encore écrit  je me suis exclamé avec enthousiasme :”Je veux faire une pièce, avec des piliers bleus à couper le souffle. Très longue. Des coups forts. Des silences.” Alors, assis au piano des années plus tard, je me souviens m’être exclamé entre deux accords : “On ne peut y arriver qu’après quarante ans.” Ce n’est donc qu’aujourd’hui que je suis enfin libéré de ces piliers bleus, du moins je l’espère. Peut-être faut-il que ce soit encore plus massif. Peut-être que cette vision-là est encore plus puissante.

Avec la collaboration de Mirjam Zegers* 

Les oeuvres de Louis Andriessen était présentées par l’ensemble néerlandais Asko|Schönberg au festival Musica les 15 et 16 septembre.

Avec le soutien du Performing Arts Fund (NL)
Merci à Monica Andriessen-Germino

* Le texte intégral est disponible dans Louis Andriessen/Mirjam Zegers (ed.), The Art of Stealing Time (Todmorden, Arc Publications, 2002) et Maja Trochimczyk (ed.), The Music of Louis Andriessen, Routledge, New York/London, 2002

**Cantus firmus : dans la musique médiévale et celle de la Renaissance, le cantus firmus (chant fixe, autour duquel tout s’ordonne) est une mélodie préexistante (généralement religieuse mais aussi profane) servant de base à une polyphonie.

(1) Lodewijk de Boer (1906-2004), un ami très proche de Louis Andriessen, était musicien et dramaturge, entre autres, de la troupe de théâtre néerlandais Toneelgroep Baal. Pendant les années 1970-1980, ils ont réalisé plusieurs productions théâtrales pour Toneelgroep Baal, comme Mattheus Passie (1976), Orpheus (1977), George Sand (1980) et Doctor Nero (1984).
(2) Kees van Baaren était le professeur de composition d’Andriessen au Conservatoire Royal de La Haye.
(3) Comme il l’a ajouté plus tard, lors d’une conférence à Kazimierz Dolny, dans le cadre des cours d’été pour jeunes compositeurs organisés par la section polonaise de la SIMC en septembre 1985 : “C’était une expérience que nous avons probablement tous vécue ou que nous vivrons une ou deux fois dans notre vie. Il s’agit d’une expérience de prise de conscience de l’arrêt du temps, d’un sentiment de tranquillité totale.  Évidemment, cela a à voir avec l’amour. Lorsque j’ai éprouvé ce sentiment, il était si fort que j’ai décidé d’en faire un morceau de musique“. (Extrait de Louis Andriessen, Lecture 2 : De Tijd (Temps), in: Maja Trochimczyk (ed.), The Music of Louis Andriessen, Routledge, New York/London, 2002, p.137).
(4) E.J. Dijksterhuis (Eduard Jan ; 1892-1965), était historien des sciences. The Mechanization of the World Picture, trad. C. Dijkshoorn (Oxford : Oxford University Press, 1961, 1964, 1969). 
(5) Hans Reichenbach (1891-1953), The Philosophy of Space & Time, trad. Maria Reichenbach et John Freund (New York : Dover Publications, 1957).

Photo © Francesca Patella
Photo © Marco Borggreve
Photo © Floris Guntenaar
Photos partition © Copyright 1994 by Boosey & Hawkes Music Publishers Ltd. 

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