Avec VĪS, David August est l’auteur d’un ambitieux album qui défie les catégories, dans lequel le compositeur trentenaire explore des thèmes proches de la cosmogonie, sous la forme d’un savant alliage de beats électros, d’instruments classiques, de timbres acoustiques et de manipulations numériques.
La musique électronique, qu’elle se destine aux pistes de danse ou aux sphères de l’expérimentation sonore, est souvent tributaire de codes et de motifs qui régissent l’esthétique des genres et des sous-genres qui la composent, que ces règles aient pour origine des innovations technologiques ou stylistiques. Depuis quelques années, de nouveaux et jeunes artistes, affiliés à l’électro et néanmoins issus d’un courant post-genre, un courant qui n’en est donc pas un, semblent plutôt témoigner d’une quête d’un langage musical qui leur est propre, que l’on évoque le style singulier, et parfois déroutant, d’un Nicolas Jaar, les explorations rythmiques de Zoë Mc Pherson, les timbres plus fragiles de Grand River, ou les plus complexes hybridations instrumentales dont témoigne le quatrième album du germano-italien, David August.
VĪS (un terme qui désigne en latin la notion de force ou d’énergie), puise justement sa dynamique dans le langage moderne de l’électro, sans jamais pourtant s’y complaire. Au fil de ses treize titres, August témoigne d’une maîtrise mélodique qui doit sans doute beaucoup à son parcours de pianiste classique, à laquelle se mêlent timbres de cordes occidentales ou orientales, percussions acoustiques ou électroniques, sonorités du quotidien, cuivres, chœurs ou collages numériques, comme si le jeune compositeur germano-italien était aux commandes d’un orchestre de l’impossible.
Si cet ensemble, dense, complexe, unique, parfois hélas empreint d’emphase, impressionne par son ambition et sa virtuosité, il a tout de même fallu une quinzaine d’années à David August avant qu’il ne parvienne à un tel équilibre et une telle réussite.
Élevé dans le giron de la musique classique dès l’âge de cinq ans, le jeune David (né en 1990), connaît une première révélation à l’adolescence avec les études et les fugues du Clavier bien tempéré de Bach, avant de découvrir vers seize ans la scène électronique à Hambourg, où il grandit. « La pratique de la musique classique relevait pour moi d’une expérience implosive. Il me manquait la dimension explosive, physique et libératrice de la dance-music qui m’a tout de suite fasciné, même si bien sûr cette dimension physique peut exister dans le classique, à travers l’orchestre ou le ballet ».
Entre 2009 et 2014, David August s’engage ainsi dans l’aventure électro à travers une pratique de DJ et de producteur, signe quelques maxis ainsi qu’un premier album aux accents pop, Times (2013) qui bien qu’immature, témoigne déjà de son aisance mélodique et de son talent de multi-instrumentiste. La reconnaissance vient un an plus tard, avec un live d’une plus élégante sobriété, réalisé à Berlin sous l’œil de la caméra de l’émission Boiler Room, qui comptabilise au fil des années plus de douze millions de vues.
2014, c’est justement le moment où sa carrière bascule, à la suite de rencontres avec des personnalités qu’il qualifie de mentors, qui l’incitent à explorer l’univers des cultures et des philosophies asiatiques, à s’écarter de son héritage occidental. Il pratique dès lors la méditation, débutant une période qu’il qualifie « de détox et de transition », un processus libérateur lui permettant d’exprimer, « sa vraie nature », à travers une musique enfin libérée des injonctions de son ego. Des singles et des remixes comme « Epikur » et « Set Me On » (2014), « J.B.Y » et « Ouvert » (2016) témoignent déjà de cette nouvelle orientation avant qu’il ne fonde 99CHANTS, son propre label, et ne publie en 2018, deux albums majeurs, DCXXXIX A.C. et D’Angelo.
Le premier se compose d’une longue pièce, découpée en vingt-quatre sections, d’inspiration ambient, mêlant piano, field recordings, matières sonores de cordes et de cuivres, dont les textures glissantes semblent toujours échapper aux certitudes de nos perceptions. Le second s’oriente quant à lui vers un type de pop toute aussi singulière, aux formes spectrales, comme surgies des limbes, qui ne ressemble à aucune autre.
Si ces deux albums attestent d’un éveil spirituel et poétique, VĪS se montre peut-être plus ambitieux. Il évoque de manière abstraite les origines et le destin de l’humanité, notre rapport au monde et au vivant, sans que ce discours, qui pourrait volontiers paraître démiurgique ou prétentieux, n’impose son prisme et son interprétation sur les formes libres et métissées de l’album.
Cette inspiration cosmogonique, le compositeur l’incarne à travers une forme hétérogène, une multiplicité de timbres et d’instruments, patiemment assemblés à l’aide de l’ordinateur. « Les différentes pièces de cet album existent quelque part entre un monde acoustique tangible, et un autre plus abstrait, électronique », dans lequel la nature et l’origine des sons semble plus indécise. « Un peu comme si je me tenais à mi-distance entre un paysage passé et un autre futur, entre deux dynamiques temporelles qui régissent chacune leur propre monde. De nombreux instruments sont acoustiques, mais beaucoup subissent de longs processus de traitement et d’hybridations. On peut parfois y reconnaître le timbre d’un violoncelle, ou un ensemble de percussions, mais un instrumentiste vous dirait que c’est impossible à jouer sur scène. J’aime rester fidèle à la couleur de l’instrument, tout en manipulant sa forme, sa dynamique, sa nature ».
Cette approche, August la réalise à l’aide d’un ordinateur et d’outils comme Ableton et Max for Live, dont les patches, des sections de code personnalisées que l’on ajoute au logiciel, permettent d’étendre ses capacités ou ses fonctions. Mais, lorsqu’il évoque ses outils, il insiste plus encore sur les pratiques du montage et du fade (ou fondu) permises par l’ordinateur, des fonctions simples dont la puissance et la créativité demeurent sous-estimées selon lui, comparées à la puissance des outils issus de techniques comme la synthèse granulaire.
Bien qu’injouable sur scène à l’aide d’un ensemble traditionnel, on pourra toutefois découvrir au cours de l’automne 2023 la musique de David August sous la forme d’un concert hybride, mêlant sa pratique de l’électronique aux percussions d’Andrea Belfi, auxquels viendront se joindre le travail de la chorégraphe Franka Marlene Foth à l’aide de deux danseurs, ainsi qu’une scénographie lumineuse imaginée par le berlinois Marcel Weber (alias MFO).
Jean-Yves Leloup
À découvrir sur scène au Trianon, à Paris le 22 octobre prochain.
Ainsi qu’à Berlin à la Volksbühne le 18/10, à Amsterdam au Muziekgebouw le 19/1, à Londres au Barbican Centre le 2/12.
L’album VĪS est publié sur le label 99CHANTS/K7!
Photo © Filip Preis