Poète, écrivain, performeur, artiste visuel, Anne-James Chaton est tout cela. Mais la diversité de ces pratiques, qui ont pu tracer des voies parallèles au fil des années, masque ce qui les relie depuis la fin des années 1990 et qui est au principe de son travail protéiforme : le triangle texte-son-performance. Dès ses premiers livres aux éditions Al Dante – Événements 99 en 2001 et Autoportraits en 2003, accompagnés de CD – Anne-James Chaton n’écrit pas sans dire et ne dit pas sans performer, enregistrer et manipuler. Chez lui la poésie est inséparable de la voix et du son, même quand elle semble prendre la forme du récit comme dans ses deux derniers livres aux éditions P.O.L., Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy (2020) et Populations (2022). Retour avec lui sur deux décennies d’art textuel et sonore.
Anne-James, je propose de commencer par le milieu. En 2008, vous publiez aux Presses du réel un livre-CD, Questio de Dido, qui est à la fois un Atelier de Création Radiophonique, commande de France Culture, et un texte fait de voix rapportées dont l’objet, à la fois omniprésent et évanescent, est L’Énéide de Virgile. Du point de vue de l’écriture, textuelle comme sonore, ce livre s’inscrit en rupture avec vos précédents travaux, centrés sur votre voix et dont le travail sonore relevait d’un lo-fi * assumé.
Questio de Dido est en effet un livre charnière. C’est à peu près l’unique fois où j’aurais pratiqué ce qui pourrait ressembler à une écriture sonore, avec une dramaturgie et un travail de composition sur la longue durée. Cela tient au format bien sûr, la pièce était une commande, ce qui allait de pair avec un certain nombre de contraintes. Mais c’est aussi une pièce qui m’a permis de revenir à une forme de prose. Je conserve le matériau emblématique de mes débuts, celui des écritures pauvres, les tickets de caisse et les notes de course, mais je vais commencer à substituer à ces textes bruts des textes classiques. C’est un peu comme si j’avais remplacé un ticket de caisse par L’Énéide. Le canevas d’écriture est quasiment identique. C’est une question de matière plus qu’une question de langue : je change de substrat. Est-ce qu’un ticket de caisse peut être de la poésie ? Je pense que oui. Est-ce qu’en traitant Virgile de la même manière, j’arriverais au même type de résultat ? Non, ce ne fut pas le cas mais c’est ce qui a fait avancer mon écriture. Ce qui s’est ouvert a été la possibilité de la prose. C’était une prose très simple, celle du sujet-verbe-complément, mais le saut fut décisif. Je passai de la note de course à la phrase ordinaire, à une grammaire de CE2, un peu comme si je réapprenais à écrire. Une structure que je reprendrai et développerai dans Elle regarde passer les gens (Verticales, 2016) où je substitue à Virgile des biographies de femmes du XXe siècle que je tisse entre elles.
Dans Questio de Dido, il s’est passé la même chose en termes d’écriture sonore. Auparavant, je n’écrivais que ma voix : je l’enregistrais et je la manipulais, je la saturais, je la compressais et je la mettais en boucle. Dans cette pièce, il y a tout un travail sur la profondeur, les ambiances, la multiprise, sur différents types de micros, etc. C’était la première fois que j’enregistrais d’autres voix que la mienne et donc d’autres timbres, la plupart in situ, à Naples. J’ai un souvenir amusant à ce propos. Je voulais travailler sur le stade San Paolo, qui maintenant s’appelle Maradona – ils l’ont rebaptisé. Je me suis rendu au stade avec un DAT Tascam, c’est ce que j’avais à l’époque, et un micro canon muni d’une bonnette géante. C’était la première fois que je me rendais dans un stade de football. Je me suis retrouvé dans un des virages, qu’on appelle en Italie la Curva, c’est là où les ultras se regroupent. Ils étaient tous habillés en noir et moi, avec mon micro canon, je ressemblais à la Panthère Rose. Je suis assez vite reparti. Je suis allé en face pour attraper leurs voix au canon. C’était très beau parce qu’ils ne regardent pas le match, ils passent leur temps à entonner des chants néo-mélodiques, un genre très en vogue à Naples. « In un mondo che non ci vuole più, canterò di più, canterò di più ». Ce qui signifie : « Dans un monde qui ne nous aime pas, je chanterai plus fort, je chanterai plus fort ». Des gros durs au cœur tendre comme on dirait ici !
Quoiqu’il en soit, Questio de Dido est un travail qui m’a permis de basculer vers d’autres formes d’écriture littéraires et sonores. Pour prendre un exemple plus récent, dans les Vies d’hommes illustres (Al Dante, 2011), où je réécris un certain nombre de textes classiques consacrés aux vies d’hommes célèbres comme Jésus ou Freud, quelques « vies » ont donné lieu à un travail d’écriture sonore – un CD accompagne le livre. Pour chacune d’elles, j’ai travaillé avec un type différent de microphone. Ainsi, pour la vie de Tibère, dans lequel je réécris le texte que lui consacre Suétone dans la Vie des douze Césars, j’ai utilisé un micro-tête, binaural, mais en travaillant sur le larsen, ce qui est un usage très impropre de ce type de microphone connu pour leur fidélité. Ce qui m’intéressait était la matière sonore de la voix autant que l’écriture proprement textuelle.
Vos premiers travaux et performances à la fin des années 1990 et au début des années 2000, dont témoignent Événements 99 (2001, Al Dante) et Autoportraits (2003, Al Dante), s’inscrivent dans l’héritage de ce qu’on appelle la poésie sonore, une pratique qui plonge ses racines dans les avant-gardes du début du XXe siècle mais dont les deux figures pionnières en France furent Henri Chopin (1922-2008) et Bernard Heidsieck (1928-2014). Revendiquez-vous toujours cet héritage ?
Je ne le revendique plus de premier abord mais il est réel. Ce que je partage encore aujourd’hui avec la plupart des poètes sonores, c’est ma méconnaissance des outils de composition MAO**. C’est ce qui fait la singularité et la nature de cette écriture poétique là. Nous nous approprions et manipulons des outils qui nous sont hétérogènes ou étrangers, dont on ne possède pas le savoir-faire. Ce qui m’intéresse, car c’est là que quelque chose surgit en termes d’écriture, c’est ce moment où, utilisant un logiciel, un type de micro ou un enregistreur, je les manipule de manière erronée, inadéquate. J’en utilise les potentialités au moyen de canevas d‘écriture qui viennent de la littérature. C’est comme régler les paramètres d’un delay ou d’une reverb en appliquant les règles de composition d’un alexandrin ou d’un sonnet. Cela génère des accidents et quelque chose comme une forme impossible à prévoir. L’écriture commence là. J’ai voulu quelque fois aller vers ce que j’imaginais être la façon dont un vrai musicien travaillerait, un musicien qui aurait une vraie connaissance de son outil, et à chaque fois ça a donné des résultats plats et décevants. J’ai dû me faire à l’idée que ce qui m’intéresse, c’est cet artisanat.
Comment, dans votre pratique, se relient les deux écritures, la textuelle et la sonore ?
J’ai toujours le même cheminement. Cela va du texte au son, avec des allers-retours. Ça commence par de l’écrit puis vient le son que cette écriture génère. Mais mon travail reste très éloigné de ce que serait le travail d’un musicien. Ce qui m’intéresse dans le son, c’est le spectre, sa face visible, son image. C’est comme ça que je compose, à partir de ce que, dans le champ de l’écriture, on appellerait un graphe. Le spectre du son m’intéresse plus que le son lui-même. Une fois que le son est produit, il génère de la réécriture et ainsi de suite. Ça avance comme ça, par allers-retours, par essais et erreurs. Ce sont des graphies qui sont à l’œuvre, en termes poétique comme sonore. Dans toute la série des Évènements, je pars du spectre, de l’image du son. Cette pratique suppose évidemment l’ordinateur. Je travaille sur le logiciel Ableton Live depuis de nombreuses années. Mais j’ai commencé sur des K7 audio. Avec l’ordinateur, je suis passé à d’autres types d’accidents. Mon usage de Live est très basique. Je ne veux surtout pas devenir maître de l’outil.
Votre travail, à la fois sonore et textuelle, est inséparable de votre pratique de la performance. Est-ce que ce jeu entre son, texte et performance était présent dès le début ?
La triade texte-son-performance est originelle. C’est la rencontre avec Bernard Heidsieck, Henri Chopin et tout le mouvement de la poésie sonore qui m’a fait comprendre cette évidence : que tout mon travail consistait dans l’articulation de ces trois dimensions. Dès le départ, j’écris en sachant que cela va être dit. C’est l’agencement de la partition textuelle, de la partition sonore et de la façon dont je vais délivrer le texte qui définit mon travail. De ce point de vue, la rencontre avec la poésie sonore a été déterminante, physique même, lorsque j’ai assisté pour la première fois à la lecture de Vaduz par Bernard Heidsieck. Cela devait être en 1996 ou 1997. Toutefois je connais des limites dans le champ de ce que l’on appelle la performance, et cela vient, à mon sens, de l’origine littéraire de mon travail. Il m’est arrivé d’être en situation de confrontation. Par exemple, dans les quelques rares occasions où j’ai été mis en position d’improviser avec des musiciens. Il y a une latence dans l’écriture qui m’empêche de rentrer dans un dialogue fructueux avec eux. C’est une question de vitesse. L’improvisation, ça va trop vite pour moi. Mon instrument – l’écriture, la voix et leur rapport – suppose un temps qui empêche l’improvisation. Je ne viens pas de la poésie orale ou de la poésie slam, deux scènes qui ont l’une et l’autre la capacité et la force de remodeler leur langue in situ. Pour moi c’est impossible. Il y a une écriture en deçà de la performance qui produit toutes sortes de latences. Je ne me suis jamais bien sorti de ces situations d’improvisation.
Vous avez beaucoup collaboré avec deux musiciens, Andy Moor, guitariste au sein du collectif The Ex, et Carsten Nicolai, musicien électronique également connu sous le nom d’Alva Noto. Comment travaillez-vous avec eux ?
Par le dialogue, qui tourne presque toujours autour de questions d’écriture. C’est de la composition à quatre ou six mains. Les objets que nous produisons mettent un certain temps à s’écrire et à se développer. Cela ne veut pas dire que rien ne se fait sur scène. Au début, avec Andy Moor, on pouvait agencer des matériaux bruts en situation de concert. Mais il y avait des sous-textes et des phrasés qui préexistaient au travail d’agencement. Dans un concert avec Andy, un bougé est toujours possible. Je ne suis pas musicien et encore moins chanteur et je ne veux pas l’être. Je ne veux pas avoir un rapport mémoriel à l’écriture. Le fait d’avoir le texte devant moi est une façon de dire à l’audience que je suis là en tant que poète sonore et non en tant que musicien. Mais, avec Andy, je peux placer ma voix à différents endroits et il a cette capacité d’écoute qui fait que de petites variations sont possibles. Avec Carsten Nicolai, c’est impossible, il faut être au clic. Ce n’est pas du tout le même rapport au concert et à l’écriture. Quand je fais des concerts avec lui, il me faut un prompteur, car tout est minuté à la seconde près. Il s’ensuit que la tension dans le corps n’est pas du tout la même avec Andy ou Carsten. Un concert avec Carsten nécessite une position figée, un minimum de déplacement et une écoute millimétrée. Le duo avec Andy est plus libre. Je peux me déplacer, interagir de façon à générer moi-même un bougé pendant le live.
Quand nous composons ensemble un album, comme Décade (Raster-Noton, 2012) en trio, ou Alphabet (Noton, 2019), à deux mains, il y a d’abord une période d’échange de matériaux, soit des matériaux qui serviront à l’écriture, soit des matières sonores, des voix, des enregistrements, etc., c’est très divers. Une base de données se constitue peu à peu qui servira de socle au travail. Après quoi, de mon côté, je manipule plutôt tout ce qui est de nature textuelle quand Andy ou Carsten, du leur, travaillent le son. Mais il n’y a aucun interdit. Carsten peut me donner des choses à écrire et je peux dire à Andy d’aller écouter telle ou telle musique. Il y a des allers-retours sur les matériaux sonores et musicaux et sur les matières textuelles. Le morceau s’écrit comme ça, à distance. On s’envoie les textes écrits et les compositions musicales, la musique peut faire bouger le texte et vice versa. La dernière phase se passe en studio : on enregistre les voix et les musiques et on fait le mixage ensemble. Comme on est un groupe à maturation lente, il nous faut à chaque fois trois quatre ans pour faire un album. Ce qui nous laisse aussi le temps de tourner. Les matériaux de l’album sont joués en concert avant de trouver leur forme finale en studio.
Comment votre travail sonore, performances et albums, est-il reçu ? On peut y entendre de la poésie sonore mais on peut aussi y entendre de la musique. Dans votre pratique, la frontière entre les deux est parfois très floue.
C’est une question passionnante. Cela apparaît clairement dans certains Événements. Ils sont faits uniquement de textes et de voix mais le travail sonore peut laisser croire qu’il y a des arrangements et des instruments. Il y a un devenir musique de cette poésie sonore qui est inséparable du travail effectué sur la voix, c’est la raison pour laquelle je disais au début de notre entretien que je ne « revendique » plus le terme de poésie sonore. Pour que cet aspect soit perçu, j’ai cessé de catégoriser mon travail. Ce fut le cas par exemple des Événements 09, un CD sorti sur le label de musique électronique Raster-Noton en 2011. C’est une décision qu’on a prise avec Carsten Nicolai, qui s’occupait du label. L’album n’était associé à aucun genre. C’était très intéressant car, selon les pays et les cultures, il a été placé dans des catégories différentes. En Europe du Sud, en France, Espagne, Italie, ils ont très rapidement identifié la provenance littéraire, le lien avec la poésie sonore. En Allemagne et au Japon, c’était une forme expérimentale de l’électro. En Amérique du Nord, ils ont aussi fait un lien avec la littérature, mais en le reliant soit à la Beat Generation, soit au Spoken Word.
J’ai aussi pu constater cette ambiguïté physiquement. Après la sortie de l’album, on a fait une tournée au Japon. Je me retrouvais dans des clubs de Tokyo à performer entre deux et trois heures du matin entre deux producteurs électros. J’arrivais avec mes textes, ils rallumaient les lumières parce que j’avais besoin de lire et les gens se mettaient à danser : il y a un beat, ça pulse, ils dansent. C’est le contexte qui donne sens à l’objet. Si la même chose a lieu dans un Centre d’art, ce n’est plus le même objet. Et dans une librairie, c’est encore un autre objet. Depuis cette expérience, j’ai décidé de ne plus dire qu’il s’agit de poésie sonore. Si je l’annonce d’emblée, je ferme l’écoute. Il y a donc bien un devenir musical, mais plus du côté de la réception que de la fabrication.
La plupart de vos premières publications chez Al Dante prenait la forme de livres-CD. Depuis Elle regarde passer les gens, il semble que les deux pratiques, textuelle d’un côté, sonore de l’autre, suivent des voies parallèles : le livre et le CD. Est-ce l’effet de contraintes éditoriales ou s’agit-il d’une évolution de votre écriture ?
Il y a quelques années, je suis arrivé dans une nouvelle maison, P.O.L., et j’ai très vite compris que ça allait être compliqué de faire des CD pour accompagner les livres. Par ailleurs, les livres que j’ai écrits après Questio de Dido obéissent à des types différents de narration. Ils se prêtent moins à un travail d’écriture sonore qu’à des compositions pour la scène. Par exemple, après L’Affaire La Pérouse (P.O.L., 2019), j’ai fait aussi une proposition de performance solo pour laquelle j’ai travaillé sur des musiques de films, des bruits de vents, etc., tout un travail de bruitage qui a servi ensuite de base pour une pièce scénique que j’ai créé avec le musicien Manuel Coursin.
Dans Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy (P.O.L., 2020), c’est le livre qui est le son. La base de l’écriture est un matériau sonore : les minutes des témoignages recueillis par la Commission Warren, les enregistrements audios ayant été ensuite retranscrits. C’est ce qui génère l’écriture du livre. Il commence par une écriture biographique classique, à la troisième personne, mais plus on avance dans le livre, plus la source sonore va prendre de l’importance. À la fin, si je puis dire, le livre devient intégralement sonore : il n’y a plus que des voix, un dialogue dont tous les éléments sont prélevés dans les minutes du procès. Le son porte l’écriture et la transforme jusqu’à devenir le tout du livre. Ce n’est plus la matérialité du son et de la voix qui guide le travail comme dans mes premiers livres, c’est l’oralité, le rythme et les intonations de la voix parlée.
La question de l’oralité a toujours été présente dans votre travail, non seulement au sens du passage à l’oral des textes écrits, mais aussi du caractère oral de l’écriture elle-même, qui se construit souvent autour de voix, réelles ou construites. Comment articulez-vous ces deux dimensions ?
À l’époque des tickets de caisse, on me disait que ma manière de lire était très monotone et litanique. Mais ce n’est pas moi qui ai décidé de lire ainsi, cela m’a été imposé par la nature du document. On ne peut pas entonner un ticket de caisse, c’est trop découpé, il n’y a aucun rythme décelable. Quand, dans Populations (P.O.L., 2022), je réécris Proust ou Heidegger, c’est leur texte, la langue de chacun de ces auteurs qui va générer le phrasé. La prose proustienne a ce phrasé très lent et très long. Il n’autorise pas le même type de liberté qu’un texte comme L’Interprétation des rêves de Freud. La liberté est double, c’est à la fois celle des prélèvements que j’opère dans le texte original et celle du retour à une forme de prose. Mais le processus reste le même. Je pars d’un document, les minutes d’un procès, des tickets de caisse, À la recherche du temps perdu, Être et temps. Je commence par une lecture écrivante. Par exemple, je feuillète Être et temps et je prélève toutes les occurrences du mot « Dasein », tous les passages où le mot apparaît. Cela génère une première masse textuelle que je mets ensuite en prose. Mon écriture est faite de ces trois moments : lecture, canevas, prose.
Ce que l’on retrouve dans ces deux pratiques connexes, écriture et performance, n’est-ce pas un certain phrasé, tant au sens de la lecture performée des textes que de la manière de construire les phrases et de les disposer sur la page ?
Mon phrasé est un peu aberrant. Mais je l’ai toujours eu. Je me souviens très bien du moment où j’en ai pris conscience. Lorsque j’ai rencontré Andy Moor, je donnais les Événements à Densité, un festival de musique expérimentale et de musique improvisée à Fresnes-en-Woëvre, dans la Meuse. C’était en 2001. Andy s’y produisait avec The Ex. Après la performance, ils sont venus me voir et m’ont proposé de faire la première partie de The Ex. C’est comme ça que l’histoire a commencé. J’ai fait la première partie du groupe pendant quelques années, ce qui était assez fou. Et puis après quelque temps, on a réfléchi avec Andy à un projet de duo. C’est là qu’il m’a dit : « Tes Événements, ils sont en onze pieds. Et si tu écris comme cela avec moi, je ne pourrai jamais te suivre. » C’est quand il me l’a dit que j’ai pris conscience du caractère irrégulier de mon phrasé poétique. Dans Populations, il peut faire sept syllabes puis douze puis neuf. C’est une question de rythme de lecture mais c’est aussi une question visuelle. Le texte que j’écris, je l’écris comme je voudrais le lire et comme je voudrais le voir dans la page. Par exemple, dans le texte que je suis en train d’écrire en ce moment, je fais sauter les virgules en fin de ligne. Elles sont grammaticalement nécessaires mais en termes de rythmique et de graphie, elles ne conviennent pas. Pour l’écriture de Populations, j’ai dû achever le livre directement sur le fichier InDesign de P.O.L. C’est donc en partie les caractéristiques des livres de la collection fiction de la maison d’édition – format, typographie, taille du caractère – qui ont décidé de certains phrasés.
Un de vos premiers gestes d’écriture sonore a été la boucle. On échantillonne et on répète. On peut rapprocher ce procédé de celui, poétique, de la liste, dont vous avez aussi fait beaucoup usage. Comment reliez-vous les deux ?
La répétition est consubstantielle à la poésie mais elle peut prendre toutes sortes de formes. Elle a pris chez moi la forme du loop, de la boucle, avant de prendre celle de la liste. Il s’agit d’une répétition extrêmement compressée, proche du drone. C’est la machine qui permet ça. Si je m’amusais à le faire à l’oral, ça ne donnerait rien, ça ne générerait pas cet effet-là. La compression machinique, c’est la génération des mots fantômes. Quand on écoute un mot répété indéfiniment, l’esprit finit par se divertir, se fatiguer ou s’ennuyer et c’est à ce moment-là qu’apparaît la variation mais aussi la possibilité d’en sortir et d’y revenir. La mise en boucle, c’est ce qui guide mon écriture depuis l’origine.
Je pense qu’il y a une question d’époques et de machines dont on dispose. Heidsieck et Chopin travaillaient sur bande magnétique, ce qui leur offrait un certain spectre de possibles. Sur Live, le spectre change de nature. Je n’utilise pas la même machine. Mais le geste est similaire. Mes premières pièces au début des années 1990, je les fabriquais sur K7 audio. Mais l’horizon de possibilité de ces pièces, c’était déjà l’ordinateur, la possibilité d’en avoir un et de l’utiliser pour composer.
Cette pratique de la répétition est chez vous inséparable d’une tendance à la saturation et à la distorsion. Pourquoi vous fallait-il saturer et distordre les sons ?
À l’époque, celle des premiers Événements, j’utilisais des microphones lo-fi, justement parce que ça créait cet effet de saturation dans le son. Et derrière j’ajoutais un MiniDisc. L’association de ces micros et du MD créait saturation et compression dans le son. Cela déterminait la facture et le beat. Un microphone trop précis aurait produit un son trop propre et cela aurait 1) compliqué l’apparition de la rythmique et 2) aboli cet effet qui fait qu’on entend autre chose que le bout de phrase enregistré – par exemple « Barack Obama » dans un des morceaux d’Événements 09 – des bruits, des distorsions, tout ce qui fait qu’on s’absente de la signification des mots enregistrés pour en découvrir d’autres. Ce qui s’ouvre alors est la possibilité d’une variation du sens. Je recherche le même type d’effet avec la répétition. La fatigue ou l’ennui qu’elle génère fait divaguer l’esprit, le fait entendre différemment, l’oblige à associer, à rêvasser, à créer des sens nouveaux, imprévus, accidentels. Et puis ce matériel de composition low-fi me semblait juste en regard des matières d’écriture que je traitais. Du low-fi et de l’écriture pauvre de ticket de caisse, cela se marie très bien. Ou alors, une raison plus prosaïque, j’étais plus jeune et surtout sans un rond ! Maintenant que je suis moins jeune, célèbre et riche grâce à la poésie sonore : c’est Ableton Live et Neumann !
Propos recueillis par Bastien Gallet
*Lo-fi (abr. de low-fidelity, « de basse fidélité ») est une expression apparue à la fin des années 1980 aux États-Unis pour désigner certains groupes ou musiciens underground adoptant des méthodes d’enregistrement primitives pour produire un son « sale », volontairement opposé aux sonorités jugées aseptisées.
** Musique Assistée par Ordinateur
Photo article © Andy Moor