À l’occasion de la sortie de son livre D’un lyrisme l’autre*, la poétesse Laure Gauthier va réunir à la Maison de la Poésie le 4 novembre des artistes qui explorent la création contemporaine, entre poésie et musique. Avec le compositeur Pedro Garcia-Velasquez, elle invitera le public à une sieste acoustique avec l’installation Remember the future, qui plongera le public dans ce qu’ils appellent des lieux perdus : une immersion sonore en trois dimensions, rendue possible par la présence du réalisateur en informatique musicale Augustin Muller.
Laure, comment s’est faite ta rencontre avec le compositeur colombien Pedro Garcia-Velasquez ?
En 2018, il est venu écouter le monodrame Back into Nothingness que j’ai écrit pour la compositrice Nuria Giménez Comas au festival Archipel à Genève. Quelle bienveillance, de sa part ! On est entrés en dialogue spontanément.
Il commençait ses Études de théâtre acoustique avec Benjamin Lazar. C’est important pour moi de voir ce que déplace le fait de travailler avec quelqu’un qui ne vient pas du théâtre, ni dans la voix, ni dans l’intention ! Lui n’avait jamais travaillé avec quelqu’un venant de la poésie et la pièce de Nuria lui a donné des idées de collaboration. On a commencé à partir de ses Études.
La question était : “est-ce que tu m’invites là-dedans, quitte à ce que je mette le bazar” ? De mon côté aussi, le fait de faire connaissance sur quelque chose qui a commencé avant moi, en acceptant que ce soit une forme provisoire et expérimentale, induit de la souplesse. On a pris le temps d’expérimenter, en confiance.
C’est d’ailleurs l’un de mes principes de travail : arriver à contrer l’époque, et à avoir du temps long, ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas dans l’instantané (mes improvisations avec Olivier Mellano). Dans toutes mes collaborations il n’y a jamais : poésie, puis musique. On prend le temps de construire ensemble, c’est un grand dialogue.
Vous tissez ensemble finalement ?
Oui, j’aime dire qu’on couve ensemble l’espace et le temps de l’œuvre. Dans le temps, insensiblement, on s’irrigue l’un l’autre. On a une écoute et une lecture mutuelles.
Les choses ont commencé de cette façon. Il a gardé quelques passages avec la voix de Benjamin Lazar, et on a eu cette idée des lieux perdus, car on cherchait une idée sur laquelle on pouvait se retrouver, et le lieu perdu est quelque chose qui nous réunit, de même que l’idée de poétique du lieu perdu. On avait aussi cette impression commune d’une dérive du son 3D; qu’il pouvait y avoir une forme d’illusion dans cette perfection à capter le son.
J’ai suggéré à Pedro qu’on revienne sur l’idée trop répandue et dévoyée de poétique de l’espace, à un moment justement où l’on flingue la poésie, où on expurge les poètes de la société, de la cité.
Comme si la langue voulait compenser par cet abus la mauvaise conscience qu’elle a ! On a donc travaillé ensemble à cet endroit, en toute conscience de nos déplacements respectifs : de mon côté un prisme avec l’Allemagne dans mon parcours, de son côté à lui, la Colombie, son pays natal. On est tous les deux comme déplacés ! On a commencé à entendre ces espaces ensemble, et j’ai commencé “dans la langue de l’autre”, c’est à dire en allemand. On est allés ensemble au ZKM de Karlsruhe pour les présenter une première fois, puis ça s’est enrichi. Il a développé des robots, des automates.
La première installation c’était vraiment le son 3D, ma voix en allemand – sur deux textes : kaspar de pierre, et quelques extraits de je neige,entre les mots de Villon – et l’aléatoire (donc le texte comme arraché), et on a gardé la voix de Benjamin Lazar. On a ensuite retravaillé cette matière pour Césaré (Centre National de Création Musical-Reims), dans une version en français, avec davantage d’adresse vers le public, pour que des non initiés au son entrent dedans.
J’ai proposé un voyage plus resserré en poésie.
À ce moment, je me suis souvenue que quand j’ai écrit la deuxième section des corps caverneux, j’entendais une musique des cavernes, j’essayais de la composer. Cette musique, c’est un peu mon lieu perdu à moi. Donc j’ai proposé à Pedro de refaire le découpage des Études de théâtre acoustique à travers une musique des cavernes. On a revu le montage de l’installation, loin de l’aléatoire de la première. On a réfléchi à un montage temporel, à une forme, avec des connexions entre mon texte et ses sons, sans que ce soit illustratif. On entendait tous les deux la même chose, on voulait commencer le voyage avec l’eau et le refermer dans la forêt amazonienne.
Voilà comment ça s’est construit.
Au fur et à mesure du processus, on s’est aperçus que la question centrale de notre dialogue c’était l’image sans l’image. Quand Pedro va capter les sons dans des lieux où l‘on n’a pas vraiment accès (gares, prisons…), ça développe forcément un imaginaire ! De mon côté, il y a ces lieux que je traverse (par exemple mes cavernes), où l’on ne va pas forcément, avec tout ce que cela libère !
Puis on a décidé de faire un site internet avec des questions posées aux internautes, car on se demandait ce que les gens pouvaient se représenter. De fait, on propose des installations sans images (à part l’image réelle des automates), donc on n’impose pas une image. On était curieux des réactions. Qu’est-ce que les gens vont relier ? Qu’est-ce qu’ils vont en faire ? Quelles images cette traversée va déclencher en eux ? Beaucoup ont répondu sur le site – surtout des gens baignés de musique et de son. On espère qu’avec des gens moins traversés, comme peut-être le public de la Maison de la poésie, les ressentis seront différents.
Pourquoi ce titre Remember the future ?
C’est encore une histoire de dialogue entre Pedro et moi, et entre nos deux imaginaires. Au cœur de ces installations, il y a le temps. La poétisation de l’espace a aussi un lien fort avec le temps. Il y a le temps de la spatialisation, le temps présent de l’écoute apporté par les automates, le temps de la voix off, et les images du passé qui sont dialectiques, comme chez Walter Benjamin. Il y a l’idée que des graines d’avenir se retrouvent si l’on regarde le passé.
Donc, c’était cette idée que le souvenir a une dimension “futurative”, transgressive. Il y a donc un aspect politique – dans le sens de la polis, de la cité – car si on dégage l’imaginaire, si on libère des images, ces images touchent à la temporalité de chacun, au souvenir. Et si l’on arrive à ne pas ensevelir les gens, mais à les désensevelir, il y a quand même une dimension transgressive, en tout cas il y a un germe d’avenir !
Je suis intriguée par le fonctionnement rhizomatique de tes écrits qu’on retrouve dans différentes collaborations avec des musiciens.
C’est très instinctif ; je pense en forme de creuset toujours, ou de Saturne et d’anneaux de saturne… Déjà, j’entends de la musique avant le livre, de la musique qui est comme en suspension, qui me pose des questions, et qui amène des bouts de films. Et à un moment, ça s’écrit. Ou bien c’est de la musique que j’invente, que je “compose” entre guillemets, qui s’élève en moi, qui traverse, se sédimente sous la forme d’un livre, qui est une forme nécessaire, et à laquelle je tiens énormément.
Le son apparaît avant le mot ?
Oui, souvent ! Quelque chose s’élève en moi qui est de l’ordre du son. Il m’arrive même de danser mes textes, avant mes textes. J’entends quelque chose, et les images s’agrègent. Puis ça devient des petits bouts de film qui s’écrivent. Ensuite, il y a tout un jeu de réflexions dans d’autres cahiers, et à un moment, les choses se rencontrent, et ça devient un livre, ou un projet de livre, un horizon.
Le livre est une résolution, un choix, une possibilité.
Et plutôt que de sur-produire, je retiens l’écriture, et je me déplace dans le texte avec d’autres. J’interroge mes textes, en dialoguant avec d’autres, j’ouvre ma poésie à d’autres. Je me laisse déplacer dans des rencontres qui viennent tout naturellement. J’aime cette idée qu’il y a comme des nuages au-dessus d’une œuvre, et des questions posées, que je ne peux pas résoudre seule.
Donc il y a toujours cette idée de singularité et de collectif – comme avec les peintures des cavernes, qui se faisaient à plusieurs.
J’aime penser que je jette une pierre dans le jardin des compositeurs.
Par exemple, sur les corps caverneux, j’ai été en dialogue avec plusieurs compositeurs : Thierry de Mey, Nuria Giménez Comas, François Paris, Pedro Garcia Velasquez, Olivier Mellano. Il y a eu aussi un kaspar de sept minutes avec Sofia Avramidou. Elle voulait travailler sur la violence, et elle m’a demandé une miniature de kaspar, donc j’ai retraversé mon texte, et j’ai pris trois moments. Il est dit/chanté en anglais. A chaque fois, ce sont des déplacements !
C’est un jeu de prisme ?
Oui, et j’entends déjà ça dans le livre d’après, mélusine reloaded.
Je ne peux plus dire quand commencent les choses. Chaque projet par lui-même développe des faisceaux de questions. Les collaborateurs arrivent avec une torche dans ma caverne, et d’autres aspérités apparaissent, mais c’est quand même une salle de la caverne. Sur certains textes, je suis toute seule. Sur d’autres, le texte appelle un musicien. J’y vais sans le savoir, à l’instinct !
Tu parles souvent de son et de musique en lien à l’écriture, mais quelle est ta relation directe à la musique ? Tu as eu une pratique musicale ?
Peu, j’ai pianoté, j’ai fait un peu de solfège, de guitare, mais avec un manque d’aisance tel ! Il y avait aussi quelque chose de pétrifié en moi, par exemple une difficulté à poser ma voix.
Enfant, je ne chantais jamais. Il y avait aussi dans le corps quelque chose en moi qui dansait, mais qui n’osait pas. J’étais comme à côté de moi, et j’étais comme incapable d’aller dans l’interprétation, mais il y avait la nécessité de raconter, d’observer ma vie, et de la dire (en mode travelling permanent). Et très vite, l’écriture est arrivée : à sept ans, j’ai fait mon premier livre !
l y avait dès le début le son, et le mouvement; un son qui me met en mouvement, jusqu’au tracé de l’écriture, comme si j’étais mon auto-librettiste. Il y a un truc qui n’a pas fonctionné, et qui s’est socialisé ailleurs, mais à un endroit de refus, de sauvagerie, de mutisme, que j’ai contourné. Donc je vais à la musique en handicapée, dans un grand sentiment de fragilité, et je rencontre mes amis compositeurs comme si je sortais d’une caverne ou en haillons : j’y vais en sauvage en fait, et ceux qui m’acceptent, m’acceptent comme ça.
Je ne veux pas me socialiser !
“kaspar de pierre”de / lu par Laure Gauthier from Thierry De Mey on Vimeo.
A partir de quel moment as-tu découvert la musique contemporaine, les musiques de de création ?
Au lycée, grâce à la radio, aux émissions, en fin de classe de seconde. C’était l’ensemble des musiques, tout est venu en vrac !
Je me suis aussi toujours intéressée à la musique baroque (mon sujet de thèse).
J’ai commencé à écouter de la musique contemporaine grâce à la radio. J’ai tiré un fil, et me suis rendu compte que derrière ces musiques, il y avait des choses fascinantes, étranges, qui pouvaient correspondre à des trucs que j’entendais. Mes premiers concerts de musique contemporaine, c’était pendant mes études à l’université, et de plus en plus, avec des questions posées au contemporain et une assez grande insatisfaction sur la voix. Je crois qu’à cet endroit les poètes d’aujourd’hui peuvent beaucoup apporter, c’est pour cela que je vais vers les compositeurs.
Cela vient sûrement du fait que le texte chez moi devient vite voix. J’écris depuis ma voix, je vocalise intérieurement, et j’entends la voix, des voix, avant même de l’écrire.
J’ose dire que “je donne mon sang” pour essayer que quelque chose bouge dans la relation au texte, vers plus d’agrément. J’entends parfois le texte comme collé de façon artificielle. Par rapport à la voix aussi, je trouve souvent qu’on pourrait avoir plus de plaisir, comme on en a dans la pop ou le rock. Car le public n’est pas idiot !
Dans ce que font ces artistes, il y a peut-être quelque chose d’essentiel, qui nous dit quelque chose du monde où l’on est. Ils sont dans l’instant, de même qu’on est dans l’instant quand on écoute Un Survivant de Varsovie de Schönberg ! On a besoin de musiques de l’instant (improvisation) et de musiques écrites, élaborées sur un temps long.
Je cherche de plus en plus des musiciens qui sont dans cet entre-deux. Souvent, quand un compositeur choisit un texte, il ne pense pas à la rencontre avec un auteur vivant. Ce sont souvent les mêmes auteurs du passé qui reviennent, à partir desquels les musiciens travaillent.
Je suis persuadée qu’on peut faire autrement. La preuve, au début de l’histoire de l’opéra, les auteurs et compositeurs se rencontraient, idem au début de La Nouvelle Vague, c’étaient des jeunes qui se rencontraient. Je crois vraiment à la rencontre, et à l’idée de travailler ensemble ! C’est une écoute.
On est contemporains, quand tous les domaines s’entendent et font ensemble.
C’est justement le point de départ du livre sorti aux éditions Musica Falsa : D’un lyrisme l’autre. Tu as interrogé les deux versants : des poètes, des compositeurs.
Ce livre, c’est 1914-2014.
Je me suis dit qu’il y avait eu autour de la première guerre mondiale un grand nombre de questions : un faisceau très riche de dialogues sur le langage, l’être, l’inconscient, ce qu’est la musique, ce qu’est la poésie. Un siècle plus tard, on a un réel besoin il me semble de retravailler ensemble, et en explorant, je me suis aperçue que dans les faits il y a des auteurs et des compositeurs qui travaillent ensemble, mais qu’il y aussi une extrême réaction. Il y a un danger totalitaire et réactionnaire aujourd’hui, et j’ai fait ce livre pour ça.
Je pense qu’on est aujourd’hui dans une haine de l’intellectualisme – aussi fort qu’on a été dans l’excès d’intellectualisme dans les années 1970-80, peut-être qu’on a voulu trop d’expérimentation, trop d’intellectualisation, de déconstruction – et le danger, c’est qu’on veuille aujourd’hui aller à un endroit où il y aurait une nostalgie et une absence totale de pensée critique. On arrive parfois dans le rapport entre texte et musique à des collages artificiels et simplistes, des formes déjà éprouvées.
Et je me dis qu’à toute réaction artistique il y a un danger de réaction politique : on va tomber dans quoi ? Sans parler de la volonté de revenir à une extrême narration, dans toute sa naïveté…
C’est complexe : il faudrait à la fois ne pas oublier le 20ème, la pensée critique et tout l’apport du 20ème siècle, tout en souhaitant inventer une voix qui puisse aussi être belle et agréable, en inventant une vocalité, ce qu’a su faire la pop et le rock. Je crois qu’il ne faut pas oublier ça. Ce n’est pas possible, à mon sens, qu’une voix ne soit qu’une éructation de phonèmes; ça a été nécessaire à un moment mais on ne peut pas faire école de ça, il faut dévier ! A des moments, c’est vrai, il faut des coups de pieds dans la fourmilière, mais à un moment il faut dévier, et je pense qu’autrefois les Dadaïstes ont dévié en conscience.
J’ai partagé ces réflexions avec des poètes et compositeurs qui ont cette même conscience, et j’ai voulu qu’ensemble on ouvre une porte, malgré nos différences esthétiques, et même si l’on se sépare après. Dans ce livre, je ne propose pas un lyrisme : c’est “d’un lyrisme l’autre” (ou les autres), et mon idée c’est qu’on a besoin d’être ensemble, si l’on veut ouvrir quelque chose, sans retomber dans la réaction, sans “resservir les plats”. Cet ouvrage ouvre des pistes, grâce aux propositions des uns et des autres : 24 poètes et compositeurs, compositrices venues d’horizons les plus divers.
On a parlé de tes collaborations avec des compositeurs qui naviguent dans les eaux de ce qu’on appelle la musique écrite contemporaine, j’aimerais qu’on évoque ton tandem avec un musicien qui est aussi improvisateur et poète, le guitariste Olivier Mellano. Comment s’est faite la rencontre ?
C’est assez rare que j’aille vers les musiciens spontanément, souvent j’attends qu’ils croisent ma route. Mais là c’est moi qui l’ai contacté. C’était pendant le confinement. J’avais entendu son travail avec des écrivains, c’était différent de ce que l’on entend souvent : trop souvent la parole et la musique sont seulement juxtaposées sans interaction ou sans écoute véritable. Or, dans les collaborations entre Olivier et des écrivain.e.s comme André Markowicz, Laure Limongi ou Hélène Frappat, il y a une vraie écoute mutuelle, voire une écriture à deux.
Je savais qu’il avait un versant tourné vers la musique écrite et aussi cette capacité d’improviser, et je trouvais toujours – dans son écoute des poètes et sa façon de faire – un mélange de force et de délicatesse.
Il a lu très rapidement les corps caverneux. Immédiatement il m’a dit : “je vois où je peux venir, et où je peux emmener ta voix”, dans l’idée que je sois davantage moi, de me redonner cette fluidité, une façon d’être plus proche de mon écriture. C’est aussi la force que peut apporter la musique improvisée à un poète.
A partir de là, je suis allée à ses concerts, j’ai beaucoup écouté : entendre Eon, ses pièces vocales écrites, aussi ses collaborations dans le domaine pop et rock : The Gling (MellaNoisescape), How we tried ou encore avec Régis Boulard (Nord ), sa musique de scène comme dans le projet Rothko avec Claire Ingrid Cottenceau.
De son côté, il a lu tous mes livres- sauf le tout premier que je ne donne toujours pas ! – et il a traversé l’installation avec Pedro!
À nouveau, nous avons engagé une collaboration dans le temps : une fréquentation, une écoute incroyable, et on s’est rendus compte dans nos discussions sur la musique contemporaine et la voix qu’on est à un endroit très proche, qu’il faut le temps de la profondeur, de l’écriture, et l’énergie.
Il s’intéresse comme moi à toutes les musiques : à la musique modale, à la musique baroque. Sa musique est tonale et il ne s’en cache pas. Il m’a déplacée à un autre endroit, dans une véritable ré-énonciation des textes, avec des durées totalement bouleversées, beaucoup plus longues et développées à deux que toute seule.
On a improvisé, et on était étonnés de constater à quel point nous étions d’accord sur les moments précis du texte où nous ressentions la nécessité de la musique. On avait l’un l’autre l’impression animale, pendant le temps de l’improvisation, d’avoir énormément de chemins qui s’ouvraient, grâce à cette écoute mutuelle incroyable.
Dans mes collaborations avec des compositeurs de musique écrite, on se déplace ensemble vers une œuvre tierce. Avec Olivier, j’ai plutôt l’impression d’écrire en direct. C’est un peu comme dans je neige, entre les mots de Villon. J’ai entendu chez Villon l’endroit qui, chez moi, est juste avant que ça écrive : là où ça s’écrie (avec un e). J’ai l’impression qu’Olivier a fait avec moi ce que j’ai essayé de faire avec Villon, de libérer cette force transgressive de la langue.
Grâce à ce dialogue, je reviens à l’endroit qui n’est pas sédimenté, une écriture de l’instant, dans laquelle lui-même est dans un léger mouvement de retrait : il me tend les choses, et c’est très généreux. Il a une réactivité instantanée. C’est comme de l’écriture automatique, et à mon avis, Olivier va très loin à cet endroit ! Il invente avec les poètes une vocalité entre poésie et musique. D’une collaboration à l’autre, il a traversé avec sa guitare énormément de contrées musicales.Par ailleurs, pour un texte que je viens de déposer chez l’éditeur outrechanter, je lui ai demandé s’il voulait bien aussi apporter sa voix, car j’aime son statut de voix, la fragilité de ce qu’il dit. Je trouve que c’est une voix extrêmement intéressante; c’est la voix de quelqu’un qui écrit, c’est une voix de poésie. Il est dans le texte, sans ajouter aucune artificialité.
Il a entendu ce texte, et il m’a proposé de travailler avec moi sur un recueil de outrechanter, le terme des lamentations, qui jouera sur le lyrisme, et puis peut-être dans mélusine reloaded, le prochain livre. Je ne sais pas si on travaillera un jour en musique écrite avec lui, on verra!
A partir de quand, Laure, as-tu ressenti la nécessité de dire ta poésie en public ?
Je n’ai pas vraiment conscience de ça, mais de toute façon j’écris depuis une voix.
Ce n’est pas une vocalité textuelle (ou “la voix sous le texte”). J’écris depuis une voix réelle.
À un moment, je refais tout à l’oreille. Toute ma façon de sculpter le texte – ce que je retiens de la matière – se fait toujours en passant par le musical, systématiquement.
C’est lyrique, tout est lyrique – j’entends des voix !
Et entendant des voix, la seule question qui se posait était de dépasser la sauvagerie, et l’inhibition culturelle, et ça s’est fait rapidement, car c’est tellement sauvage que ça revient !
J’ai détruit mes textes pendant 20 ans, entre 17 ans et 27 ans. Donc je n’en n’étais pas à les porter à la voix : tout ça était recouvert d’une thèse, c’était joliment et socialement recouvert, donc là évidemment je ne disais rien ! J’ai fait un peu de théâtre pendant ces années en Allemagne; j’ai fondé une troupe à Hambourg qui s’appelait Les Infemmes, mais là je donnais ma voix en allemand – encore ce problème d’être trop proche de soi ! Dès que j’ai accepté de ne plus détruire mes textes, j’ai réécrit marie weiss rot, marie blanc rouge – c’était entre 2010 et 2012.
Dès que j’étais là, j’étais dans la voix, que j’entendais tellement criante, tellement présente. C’était tellement essentiel cette prolongation entre la voix d’avant, la voix dans le texte, et la voix d’après, que plus rien n’allait s’interposer; là c’était évident !
Donc j’ai commencé à lire marie weiss rot, marie blanc rouge, dans la langue d’à côté, pour ressentir cette fragilité, et j’ai commencé par retirer mes chaussures, car j’avais besoin du sol. Si je le pouvais, je trimballerais un peu de terre, un bout d’herbe sous mes pieds, pour ressentir les éléments, mais le problème c’est que je ne veux pas faire performance et qu’on en parle ! Je voudrais que ce soit invisibilisé, juste pour moi.
La première fois où j’ai dit ce texte, c’était dans la Salle de la Cité à Rennes, où j’étais invitée. J’avais demandé à une actrice allemande de lire le texte en français pour qu’il y ait cette fragilité, et moi je le lisais en allemand, dans la langue d’à côté. Et à partir de là, c’était une évidence de lire mes textes.
La voix après le texte, c’est tenter d’adresser le texte, dans la fragilité, face à l’autre, en temps réel, et c’est offrir tout simplement l’énergie du moment où je vais écrire. Et quand ça rate, c’est que malgré tout il va y avoir un truc qui va faire que je vais re-socialiser la voix, et pour moi là ça sonne faux, c’est trop pro, c’est raté, c’est foutu ! !
C’est là que l’autre intervient, et me sauve de l’écueil.
J’aime lire mes textes avec d’autres, pour ne pas retomber dans les chaussons de la langue. Il faut cette porosité, cette fragilité, pour échapper au danger des habitudes, du métier, car peu à peu on prend des plis. Je fais tout pour des-épinaliser la voix.
“Entre les mots de Villon” – Christophe Manon et Laure Gauthier from Maison de la Poésie Nantes on Vimeo.
C’est pour ça aussi que pour le prochain livre, je voudrais faire entrer les voix de John Greaves et d’Olivier Mellano, pour éviter cet écueil. Comme on ne va pas énormément répéter, on gardera ce au bord du vide, cette énergie : l’idée d’être dos au mur, ou comme un funambule, et là je pense à ces hauts plongeoirs et à cette sensation quand on est tout au bout et qu’on s’apprête à sauter dans le vide, mais c’est quand même un tremplin !
C’est pour vivre ça que je répète peu. Faire venir d’autres dans mes textes empêche que les textes se sédimentent; je sais qu’ils ne vont pas m’appartenir, que je ne vais pas devenir pro de mes textes.
Le ciment ne peut pas prendre, et c’est bien !
J’aimerais qu’on évoque pour clore cet entretien cet ouvrage singulier que forment tes transpoèmes, baptisé “éclectiques cités”. Comment un tel objet, sonore, graphique et poétique à la fois, a jailli de ton imagination ?
Au début, il n’y a pas eu d’idée formelle, c’était comme des copeaux de bois qu’on coupe, des restes. Qui venaient spontanément.
C’est sans doute la chose la plus induite de ma pratique, et que j’ai laissée dans son imperfection, comme petite forme; quelque chose que j’ai laissé vivre. C’est venu de ma façon de répéter; ce sont des litanies, des incantations, car j’incante les choses. Chez moi, il y a le chant dans tout, j’incante mes textes – parfois ils viennent, parfois ils ne viennent pas. Ils sont fragiles car la poésie est très fragile aujourd’hui : je souffre beaucoup qu’elle ne soit plus dans la cité, mais en marge. Donc j’ai commencé à dire mes textes vor mich hin – comme on dit en allemand (en français on pourrait dire à voix haute et pour moi), et de façon non performative, dans différents lieux, à l’époque où l’on travaillait avec Pedro sur ses lieux perdus. Je disais mes textes sur mon téléphone portable, et Pedro m’a conseillé d’utiliser un zoom.
Du coup, j’ai eu l’idée de passer de l’un à l’autre selon la situation, et je me suis mise à découper des bouts de textes et à les dire dans plein de contextes différents, de Paris à Porto, sans savoir où j’allais avec ça.
Il y avait aussi l’idée de tremper mes poèmes dans le monde…
D’habitude, j’évite la répétition, mais pour une fois, j’ai pris les mêmes textes, et je les dis plusieurs fois, dans des situations différentes, : en forêt de Fontainebleau, à Porto, à Pompéi, dans une exposition, dans un café … Je me cale sur les sons du vivant, sans jamais réfléchir à comment est ma voix, et tout cela sans volonté de faire des chapitres ou de construire quelque chose. Je me suis prise au jeu, j’ai continué. C’était un peu aléatoire, je perdais mes feuilles…
J’y allais tout le temps le cœur tremblant, faisant tout tomber, et espérant malgré tout que tout allait rester gravé.
J’ai accumulé ainsi 200, 300 fragments de textes.
Dans l’idée de mettre en friction ta poésie, ton verbe, ta voix avec le monde ?
Oui, dans cette idée qu’il y a des irisations et toujours cette fragilité. J’appelle ça le “langage-pilotis”. La poésie en est là objectivement aujourd’hui, elle est sur pilotis, c’est-à-dire qu’elle n’est presque rien. Je prends acte; on en est là.
Je trempe mes textes, et de même que je collabore avec des musiciens, je collabore avec le paysage, pour ne pas retomber dans les chaussons de la langue. Je suis complètement poreuse, je fais un.e avec le paysage ! Qu’est-ce que va déclencher le paysage ?
Ensuite, les textes ont fait surgir des questions. J’ai commencé à regrouper les textes par groupes de questions, et je me suis dit que je n’allais pas proposer cet objet à un éditeur traditionnel, j’avais envie que ça circule autrement.
Au moment du confinement, j’ai fait un travail par zoom avec un collectif de jeunes de vingt ans Acédie58 ; j’avais envie de travailler avec eux, et ils ont inventé une forme. Ils ont cherché, tâtonné, avec générosité.
Les transpoèmes ont dicté six textes, six réflexions, autour de six grosses questions. L’une d’elle tourne autour du “parti-pris de la voix”, en réponse à Ponge et à l’objectivisme.
J’ai essayé d’entendre les questions de ces transpoèmes. C’est nouveau chez moi.
Cet objet à plusieurs entrées est à la fois le livre et le livret d’écoute.
Les graphistes ont traversé mon texte selon ce qu’ils entendaient et l’ont parfois hachuré, parfois taché. Je me suis dit aussi qu’on pouvait écouter ça dans la foulée, voire même s’ennuyer, dans la mesure où ma voix n’est pas très performative. C’est ma voix quotidienne, sans montage, à même la vie.
J’ai dit à mes amis : “Endormez-vous, faites la vaisselle en l’écoutant…”.
Propos recueillis par Anne Montaron
Retrouver Laure Gauthier à la Maison de la Poésie, pour une soirée poésie et musique à 20h le 4 novembre en compagnie de David Christoffel, Pedro Garcia Velasquez, Sereine Berlottier (accompagnée de Jean-Yves Bernhard)
*D’un lyrisme à l’autre, au Editions MF
Photos @Pedro Garcia Velasquez, ZKM-Karlsruhe 2018