Compositrice italienne, Caterina Barbieri est depuis moins de dix ans l’autrice d’une musique électronique singulière, chargée de vie, d’énergie et d’une grande puissance spirituelle. Light-Years, le label qu’elle vient de créer, publie son nouvel album Myuthafoo (2023), accompagné de la réédition du plus ancien, et tout aussi réussi, Ecstatic Computation (2019).
Lors de la dernière édition du festival Closer Music, Caterina Barbieri avait fait salle comble pour l’un de ses rares concerts à Paris. Sur une scène décorée d’une tenture plastifiée aux reflets irisés, elle apparaissait seule, le corps figé et le visage pâle, l’épaule et le bras droit recouverts d’une sorte d’armure cyborg, qui semblait comme prolonger la machinerie de son synthétiseur modulaire. À l’aide de gestes mesurés, elle délivrait à partir de son instrument, des sonorités amples et denses, aux timbres rugueux et aux puissantes résonances, alternant arpèges et saturations, moments de tensions et d’apesanteur, effets de torsion et de relâche, à l’image de son nouvel et bref album, Myuthafoo (2023).
Caterina Barbieri, aux commandes de son synthétiseur modulaire, en live au pied du Mont Etna.
Entièrement réalisée à l’aide du modulaire, cette collection de six titres, composés à l’époque de l’album Ecstatic Computation (2019) tout en étant inspirée de l’énergie de ses récentes tournées, est emblématique de l’œuvre électronique de cette jeune compositrice italienne, basée à Berlin, dont la carrière a débuté en 2014 avant de connaître une première consécration internationale trois ans plus tard avec la sortie de Patterns of Consciousness, un album qui revisitait avec brio et modernité, des motifs associés au minimalisme et à la musique dite « cosmique » des années 1970.
Née en 1990, fille d’un saxophoniste passé par la no wave et petite-fille d’une chanteuse formée à l’opéra, Barbieri débute son apprentissage de la musique à travers la guitare classique, notamment au Conservatoire de Bologne, tout en s’intéressant au cours de l’adolescence à des genres musicaux plus radicaux, comme le noise, le metal et le doom, dont elle apprécie la dimension physique et immersive. En 2013, lors d’un séjour d’étude en Suède au prestigieux Elektronmusikstudion, elle se découvre une passion pour les synthétiseurs modulaires (en particulier le Buchla 200), un instrument qui la libère et l’incite à débuter une carrière de compositrice. Elle signe un an plus tard son premier album, le minimaliste et austère, Vertical, rapidement suivi par une série de quatre autres disques, de Patterns of Consciousness (2017) à Spirit Exit (2022), qui l’imposent parmi les artistes les plus prometteuses de sa génération.
Aux côtés de toute une série de compositrices, pour la plupart trentenaires, qui mêlent volontiers l’électronique et l’acoustique, parmi lesquelles Kali Malone (avec qui elle collabore), Aimée Portioli (Grand River), Sarah Davachi, Christina Vantzou ou Kara-Lis Coverdale, Caterina Barbieri semble mettre le formalisme à distance, témoignant d’une approche à la fois perceptuelle et spirituelle, rappelant des compositrices pionnières comme Éliane Radigue, Pauline Oliveros ou Laurie Spiegel. Dans les rares interviews qu’elle accorde, elle affirme en effet se passionner pour la manière dont le son affecte notre corps et altère notre conscience, entre extase, transe et contemplation. Le rapport qu’elle entretient avec ses machines, affirmait-elle en 2018 à nos confrères de Fact, relève d’une dimension spirituelle. Elle évoque la manière dont ses instruments lui donnent la sensation d’exprimer, de donner corps, de toucher même ses propres sentiments. Le synthétiseur modulaire lui donnerait le pouvoir à la fois de contempler les sons, comme des objets, tout en faisant corps avec eux-mêmes, « comme si les sons étaient à l’extérieur et à l’intérieur de soi, comme si je prenais la forme du son et que celui-ci parvenait à épouser mon corps et mes affects ».
Peut-on ainsi considérer son nouvel album comme une forme d’autoportrait, comme le miroir sonore et fragmenté de son autrice ? Son titre, Myuthafoo, qui se révèle un anagramme du titre de l’un de ses morceaux « Math of You », pourrait le laisser penser. Mais, plutôt que de se perdre en conjectures, sans doute suffit-il de souligner ici que les six titres de cet album d’une grande maîtrise possèdent, par exemple à l’image d’Aphex Twin, une puissante force vitale, comme si la musique obéissait à des principes de vie artificielle, qui la libèrent des carcans du formalisme et des structures parfois bien rigides de la musique électronique actuelle.
Jean-Yves Leloup
Caterina Barbieri, Myuthafoo (Light-Years/!K7 Music)
Réédition de l’album Ecstatic Computation (Light-Years/!K7 Music), accompagné d’un titre inédit, « Perennial Fantas » à découvrir le 7 juillet.
Photo © Caterina Barbieri Fan Club