Les étincelles de solitudes de Franck Bedrossian

La Fabrique 17.11.2022

Créé sur France Musique en septembre 2022, le cycle Départs de feu de Franck Bedrossian est né de la rencontre avec un timbre de mezzo-soprano, celui de Laura Muller. Un opus pour voix soliste où la poésie et l’audace jouent un rôle central.

Des poèmes. Courts, percutants, nerveux, vibrants. Ce sont cinq miniatures, cinq poèmes de Céline Minard aux allures de haïku qui ont inspiré le nouveau cycle de Franck Bedrossian, Départs de feu, le premier opus pour voix seule du compositeur.

Une plume, une voix

« Je lis de plus en plus de poésie, confie Franck Bedrossian. Pris dans flot et flux de l’information, j’aime la forme courte, l’instant suspendu qu’offre la poésie ». Grand lecteur d’Emilie Dickinson et de Rimbaud, Bedrossian signe ici sa première collaboration avec une poétesse contemporaine. Il croise Céline Minard à Rome, Villa Médicis, en 2007. « Je lui avais donné une esquisse d’un quatuor de saxophones sur lequel je travaillais. Je me souviens que le graphisme de la partition lui avait plu. Puis, j’ai découvert ses romans ». La rencontre avec une plume et, quelques années plus tard, la rencontre avec une voix. Sous les voûtes cisterciennes de l’abbaye de Royaumont, un jour de septembre 2019, Franck Bedrossian est frappé par le timbre de la mezzo-soprano Laura Muller. Le besoin d’écrire pour voix seule était déjà présent. « Je crois qu’un compositeur qui n’est pas capable d’écrire une pièce pour voix seule n’est pas complet. C’est par là que tout commence. Tout l’instrumentarium symphonique est, il me semble, une extrapolation de la source vocale. » Mais qu’est-ce qui nous touche, dans la singularité d’une voix ? Mystère… « Que ce soit dans le domaine baroque, classique ou contemporain, j’ai rarement été touché par des voix. J’ai davantage été ému par la dimension crépusculaire des chants byzantins, par certaines voix rock aussi ».

Laboratoire vocal

2020, confinement. « Après l’écriture de mon concerto pour piano, en pleine pandémie, j’ai rappelé Laura Muller. En cette période de crise, j’ai sans doute voulu revenir à la source de la musique de manière radicale ». Et l’idée fait son chemin… Au printemps 2021, les deux artistes commencent à travailler ensemble. Vu de l’extérieur, leurs séances d’expérimentation ressemblent à de l’improvisation. « Sauf que je donnais tellement de contraintes à l’interprète qu’elle n’avait guère le choix ! Je lui ai demandé de produire une large palette de sons et d’effets – cris, râles, vocalises diverses, trémolos, vibrations, chuchotements, textures sonores sur des consonnes très rapides, bégaiements… – à des tempi parfois extrêmes ». Avec une précision quasi scientifique, Bedrossian enregistre, échantillonne, classe et écoute, encore et encore, toutes ces actions sonores, matériau brut pour tisser sa future pièce. « Par exemple, pour trouver le juste bégaiement, je lui demandais de répéter le plus vite possible telle phrase en butant sur toutes les consonnes. Et un jour j’ai dit : « ça y est, j’ai trouvé le son ! ».

Vient le texte, les cinq poèmes inédits de Céline Minard : « Précipitation », « Circulation », « Départs de feu », « Roulement » et un « Final » qui se conclut par ces mots « Et nous qui s’enfuit ». Le thème ? L’écologie et l’écoanxiété provoqué par l’amenuisement des ressources et l’avenir de la planète. Voilà qui aurait pu être inhibant… « Ce qui m’a sauvé, c’est l’ambiguïté du texte, sa dimension poétique, explique Franck Bedrossian. La poésie de Céline a quelque-chose d’incantatoire, à la limite de la chanson, de la comptine. Certaines phrases se prêtent comme dans une chanson à des interprétations différentes ». C’était la première fois que le compositeur mettait en musique un texte écrit sur mesure et en français.

L’art de la métamorphose

Le français, justement. « J’ai été extrêmement regardant sur le fait que l’on puisse comprendre le texte, insiste-t-il. J’y ai incorporé beaucoup de parler. Lorsque, au contraire, je voulais avoir une liberté mélodique et pas de nécessité que l’on comprenne le texte, j’ai étiré, compressé les durées. Dans le troisième mouvement, la mélodie se forme et s’envole avec des syllabes non textuelles, qui sont ajoutées et tellement étirées dans la durée qu’on ne se rend pas compte qu’il s’agit de mots. » Les cinq mouvements de Départs de feu explorent les possibilités de la voix parlée en faisant varier tous ses paramètres : la hauteur (du très grave à l’aigu), le timbre (chuchoté, murmuré, parlé) et l’intensité : jusqu’au cri. Tout un panel de techniques vocales vient alimenter la texture bruitée : roulement de langue, consonnes mélangées et même baisers… Compositeur et interprète nous livrent, en somme, une musique où la mélodie est contenue dans la parole.

Illusions acoustiques

« Ce qui m’intéressait, c’est d’avoir une musique qui continue d’être polyphonique même avec une voix soliste ». Car le compositeur aime ce qui se transforme. Franck Bedrossian fabrique des illusions acoustiques : « J’avais ce fantasme de recréer ce qu’on a dans le répertoire pour violon de Bach, dans la Chaconne… Une voix unique qui devient multiple. On a besoin de polyphonie, même dans le cadre d’une pièce soliste. Je voulais donner l’illusion de différents plans sonores ». Grâce à la vitesse d’élocution, aux contrastes et aux dynamiques très rapides, on a en effet l’impression saisissante d’une voix qui se dédouble.

Cinq nuances de solitude

Parfois, le sens – ou l’un des sens possibles – d’une pièce apparaît au compositeur après coup. « En réécoutant la pièce une fois, deux fois, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une mise en scène de la solitude, dans différents contextes, confie Bedrossian. Pour se sentir moins seule la voix, l’interprète, est obligée de se dédoubler, et cela demande une très grande virtuosité ». A vouloir déjouer les limites de la perception, le compositeur a écrit une partition complexe et acrobatique. « La virtuosité est pour moi une conséquence enviable de l’écriture, pas un but en soi.  En revanche, une virtuosité qui joue en permanence avec les limites ne peut que m’intéresser ». Ainsi, dans le dernier mouvement, Laura Muller chante et siffle en même temps.

Au fil de ces poèmes courts, la voix seule, souvent haletante, dit l’urgence à dire. Départs de feu déploie une musique de l’urgence et de la vitesse. Preuve en est, le bégaiement final : « Cette voix est, à la fin, lâchée par les mots, explique Franck Bedrossian. Le bégaiement supplante le discours ». Mais cette fuite en avant, ce bégaiement, de handicap, devient mélodie, comme un embellissement. Franck Bedrossian cite ainsi Rimbaud, en écho au « Final » de ses Départs de feu : « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ».

Des ondes à la scène

Départs de feu est une commande de l’émission Création mondiale pilotée par Anne Montaron sur France Musique dont la version intégrale a été diffusée le dimanche 25 septembre.  Désormais, le compositeur a en tête la création scénique le 21 avril 2023, prévue dans le cadre de la 32e Biennale de musique contemporaine de Zagreb (Croatie), co-commanditaire de la pièce avec France Musique. Une expérience que Franck Bedrossian attend avec impatience. « J’ai hâte de voir ces cinq étapes de solitude, incarnées et projetées sur scène ». Une légère amplification, avec haut-parleurs, est prévue.
Et le compositeur de conclure : « C’est vraiment la pièce que j’avais envie d’écrire ».

Suzanne Gervais

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