Belle affluence à la Maison de Radio lors du week-end du festival Présences qui mettait cette année à l’honneur le compositeur Tristan Murail, figure majeure du mouvement spectral né dans les années 1970 en réaction à l’école sérielle. Sept concerts sont à l’affiche, du récital soliste aux déploiements orchestraux les plus impressionnants.
Le concert du samedi soir, à l’Auditorium, restera dans les mémoires, réunissant sous la baguette du charismatique Alexandre Bloch l’Orchestre National de France, le chœur mixte et la Maîtrise de Radio France positionnés dans les étages, l’orgue et les solistes. C’est le défi lancé par Sébastien Gaxie dans sa Cosmic Dance, une conception sonore inter-mondialiste en mode ludique autant que lyrique, croisant la culture occidentale et celle de l’Inde du Sud. Passionné par le langage rythmique hindou qu’il découvre via les réseaux sociaux, Gaxie bâtit son édifice sonore sur quelques formules de Konnakol, cet art de la récitation rythmique d’Inde du Sud dont Alexandre Bloch nous donne un aperçu dans ses sympathiques clés d’écoute. Gaxie a convoqué pour ce faire B.C. Manjunath et son tambour mridangam. Le maître est assis en tailleur devant l’orchestre, son fils (ou disciple) à ses côtés. Il est le garant de la formule rythmique retenue et galvanise tout son monde, y compris l’orchestre, durant les quinze minutes de cette « célébration ». Une ode en l’honneur de Shiva mêlant les langues indienne, française et anglaise nous parvient du balcon tandis que la maîtrise chante avec l’orgue les strophes des Harmonies poétiques de Lamartine. L’orchestre double, surligne, colore les voix au sein d’un maelström rythmico-mélodique plutôt jouissif qu’Alexandre Bloch supervise de son geste ferme autant qu’efficace.
La maîtrise est sur la scène, avec sa cheffe Sofi Jeannin, dans la seconde création du concert, celle de la compositrice Diana Soh Tu es magique. Les sept séquences de la pièce sont comme les pages qu’on tourne d’un livre d’images, renouvelant le paysage sonore et les mots du texte écrit par la compositrice elle-même : bruits de pas, de bouche, murmure, claquements de doigts, etc. sont autant d’évocations bruitistes sollicitant la voix, le geste et le corps des jeunes chanteuses à qui la partition laisse un espace de liberté dans l’interprétation. Tu es magique est un message d’amour et une ode à la vie pleine de fraîcheur et d’invention.
À l’opposé de l’orchestre pléthorique d’Années-lumière (1993) d’Allain Gaussin jouant sur les déferlements spectaculaires de la matière sonore, Analogies de Samir Amarouch ne sollicite que treize instruments disposés symétriquement par rapport au chef. Le compositeur s’intéresse au passage entre sons naturels et sons numérisés à travers le ressort des techniques de jeu étendues mises à l’œuvre pour imiter les sons électroniques.
Dans Le partage des eaux (1997) de Tristan Murail qui couronne la soirée, les sons analysés par l’outil numérique proviennent de phénomènes naturels tels que la vague qui se brise sur la grève et le ressac. Le phénomène sonore est familier à ce natif du Havre pour qui le bruit de la mer était quotidien. Comme dans toutes les œuvres de cette même période, les sonorités d’un synthétiseur s’ajoutent aux instruments de l’orchestre et fusionnent avec eux. Les images sonores sont luxuriantes, puissantes et envoûtantes sous le geste expressif du chef et l’implication exemplaire du « National ».
De l’électricité dans l’air
Il est 22h30 et le studio du 104 est quasiment plein pour le quatrième concert de la journée, recevant le guitariste Giani Caserotto (interprète, compositeur et improvisateur ainsi que membre fondateur du Cabaret contemporain) dans un programme associant les pièces de Fausto Romitelli, Tristan Murail et sa propre composition donnée en création mondiale.
On est surpris par la retenue du geste de l’interprète dans Trash TV Trance (2002) du regretté Fausto Romitelli dont les effets sonores et les modes de jeu inhabituels semblent appeler la performance visuelle. Jouant avec les parasites du son, Romitelli associe guitare et saturation, bruitage et distorsion, impacts et répétition dans une « rock attitude » sans concession. L’instrument électrique n’a pas échappé au jeune Tristan Murail désireux de produire du son électrique en direct. Vampyr! est écrit pour Claude Pavy, dans l’énergie du rock et le modèle « du son saturé des amplis à lampes », nous dit le compositeur. L’écriture explore le spectre sonore, des basses profondes de la guitare aux stridences électrisantes des aigus. Comme la guitare électrique, les ondes Martenot ont fasciné Tristan Murail qui les a jouées au début de sa carrière de compositeur. Les nuages de Magellan (1973) – deux petites galaxies proches de la nôtre, précise Murail – convoquent deux ondes Martenot (souvent associées aux évocations célestes), une guitare électrique et la percussion. La pièce est interprétée ce soir avec beaucoup de finesse et de concentration par Augustin Viard et Cécile Lartigau (deux anciens élèves de la classe du CNSM de Paris animée par Nathalie Forget) partageant la scène avec Giani Caserotto et le percussionniste Julien Loutelier.
De Giani Caserotto, Les temps électriques, commande de Radio France, est une sorte de concerto pour guitare et huit instrumentistes, tous choisis pour leur capacité singulière à jouer et improviser sur leur instrument. Le courant passe entre la guitare soliste, bien présente mais sans ostentation, et les huit protagonistes, sorte de satellites au sein de la galaxie sonore, tout à la fois terrain d’échanges, espace de synergie et lieu de l’improvisation.
En solo
C’est à l’Auditorium que Marie Ythier fait son récital, un lieu inspirant, nous dit-elle, par la beauté de son cadre et le confort de son acoustique. Elle est à l’aise, très concentrée et dans la plénitude de ses moyens pour aborder un programme exigeant incluant deux pièces de Tristan Murail. Le long titre de la première, C’est un jardin secret, ma sœur, ma fiancée, une source scellée, une fontaine close … est une citation du Cantique des Cantiques ; la pièce est courte et de circonstance, écrite à l’origine pour l’alto : musique de l’intime, tendre et poétique, qui sollicite l’écoute aigüe. Tout comme la première, la seconde pièce de Murail, d’une toute autre envergure, est jouée par cœur par l’interprète. Pierre d’angle du répertoire de violoncelle du XXᵉ siècle, Attracteurs étranges (1992) est écrite pour les 70 ans de Iannis Xenakis. L’écriture relève de l’analyse spectrale d’un son fondamental sur lequel l’archet de la violoncelliste vient buter obstinément : l’élégance des lignes qui s’élèvent en spirale captivent l’écoute tout comme la somptuosité des couleurs obtenues à travers des techniques de jeu très diversifiées ; souveraine dans cette pièce hautement virtuose, Marie Ythier en dessine toutes les sinuosités avec une onctuosité du timbre et une flexibilité d’archet inégalées.
Parmi les autres œuvres du programme, on s’attardera d’abord sur Curve with plateaux, une partition du Britannique Jonathan Harvey explorant les capacités expressives de l’instrument. L’écriture balaie les trois registres du violoncelle, du grave à l’aigu, une zone où excelle la violoncelliste dévoilant la finesse de sons liminaux obtenus avec une précision et une délicatesse sidérantes. Une pince sur la 3ème corde du violoncelle fait résonner le sol comme un petit gong dans Riff, où le compositeur Bastien David prend un malin plaisir à détourner l’instrument de sa fonction ; la musique percute sous le geste véloce de la violoncelliste. La compositrice chinoise Shuhan Hu (ancien élève de Tristan Murail) s’inspire quant à elle des modes de jeu des instruments traditionnels de son pays, ornementations, fluctuations des hauteurs, instances bruitées. Ils exercent la flexibilité de l’archet voire du poignet de l’interprète dans Les fleurs de pêcher s’épanouissent à travers les fissures des os qui s’inscrit dans le champ de la musique spectrale et s’appuie sur la trame narrative d’un poème. Article 10 [prisme] de Rozalie Hirs est moins convaincant, plus didactique, même si la beauté plastique des « mélodies spectrales » opère sous le bel archet de Marie Ythier.
Beau geste de clôture
Une œuvre rare révélée au public parisien, trois créations mondiales et la présence sur le podium du chef américain Brad Lubman, c’est le luxe du concert de clôture du festival Présences sur la scène de l’Auditorium où s’est déployé un Orchestre Philharmonique en grande forme.
Deux chefs sont placés côte à côte (Brad Lubman et Edo Frenkel) dirigeant chacun une partie de l’orchestre dans Timepieces (montres ou horloges) de Jonathan Harvey, une pièce de 1988 donnée en création française. Une volonté de la part du compositeur de brouiller le temps et de troubler notre perception en faisant vivre en même temps plusieurs temporalités. L’expérience est menée de main de maître, l’orchestration ciselée et les situations sonores toujours renouvelées (il y a trois mouvements) dans une manière très alerte qui ne va pas sans humour.
Côté création, si Ensauvagement de Samir Amarouch ne nous convainc pas pleinement, le compositeur sait du moins happer notre écoute dans les dernières minutes particulièrement puissantes de sa pièce. Autre nature pour orchestre et dispositif électronique de Jean-Luc Hervé se scinde en deux parties. On s’ennuie quelque peu dans une première phase essentiellement acoustique qui peine à trouver son élan. Hervé nous surprend davantage dans la seconde partie où les sources d’écoute se démultiplient à la faveur de petits haut-parleurs disséminés dans les rangs du public. Ce phénomène de « germination sonore « n’est pas nouveau dans sa production mais force est de constater que la magie du dispositif (contrôlé par les forces du CIRM) et cette sensation agréable d’être entouré de bruits de nature opèrent toujours.
Le titre fait référence à Chopin mais la technique orchestrale regarde vers Liszt ; c’est ce que nous dit Tristan Murail au sujet de l’Œil du cyclone, son second concerto pour piano et création mondiale qu’il sous-titre fantaisie-impromptu. Remarquons d’abord qu’il ne fait pas appel à l’électronique mais transfère certaines de ses données dans l’écriture instrumentale. Le geste compositionnel est particulièrement libéré et l’inspiration foisonnante, dans la partie de piano fluide et volubile confiée à François-Frédéric Guy et le déploiement/scintillement de l’orchestre au sein duquel s’entendent de fréquents soli instrumentaux. Olivier Messiaen est également célébré dans cette séquence homophonique très surprenante qui prépare la cadence du pianiste. Associé aux crotales qui en irradient les sonorités, c’est le pianiste qui referme la partition, dans les aigus liminaux de son instrument.
Michèle Tosi