L’un des seuls festivals à avoir maintenu sa programmation l’année dernière, Futura 2021, dédié à la création sonore, garde son cap et continue de préparer l’avenir dans la richesse et la diversité de ses propositions.
Un appel d’œuvres a été lancé pour cette 29ème édition du festival des musiques électroacoustiques que son directeur Vincent Laubeuf a envisagée sous l’angle de la légèreté : « entre insouciance et agilité, entre inattention et grâce, frivolité et imprudence, désinvolture et allégresse... », note-t-il en amont de la programmation. Le thème est un rien provocateur en ces temps pesants et troublés, de quoi booster l’imaginaire des compositeurs voire renouveler leur manière de faire. Certains s’y sont tenus, d’autres ont pris la tangente.
Au final, rien moins que trente compositeur.trice.s ont répondu à l’appel, trente créations entendues sur l’acousmonium Motus (l’orchestre de haut-parleurs) et réparties sur les trois jours de festival – pas de « nuit blanche » encore cette année mais elle reviendra à l’affiche – brassant jeunes talents et artistes confirmés, œuvres du répertoire et pratique novatrice.
Telle cette initiative suffisamment rare pour que l’on s’y arrête de huit jeunes acousmates (quatre filles et quatre garçons) réunis au sein du collectif Acousmaki – un mot valise attestant de la diversité des provenances de chacun – en vue d’un travail commun dont on entend la première réalisation, Suite. La démarche est risquée – l’expérience historique du concert collectif au GRM en 1962 n’a jamais eu de lendemain! –, chacun pouvant s’emparer du matériau du copain pour le retravailler à sa guise : un gage de fluidité et d’unité, même si la pièce de seize minutes interprétée par Nathanaëlle Raboisson traverse autant de paysages sonores que de personnalités. Ils ont tous fréquenté le stage d’interprétation que Futura organise chaque année avant le festival et maîtrisent en virtuose les potentiomètres de la console. En témoignent les brillantes prestations des deux lauréates (niveau excellence), Ophélie Dorgans (voir l’interview) et Julia Cauley, invitées à projeter les musiques de Michel Chion (Credo Mambo) et Christine Groult (L’heure alors s’incline). Le collectif plus soudé que jamais est déjà sur un nouveau projet…
Michèle Tosi : Ophélie, tu es à l’initiative du collectif Acousmaki. Peux-tu nous parler plus en détail de ce projet ?
Ophélie Dorgans : Nous nous sommes rencontrés au stage d’interprétation qu’organise Futura juste avant le festival puis revus les années suivantes puisque la formation court sur deux voire trois ans et nous sommes devenus amis. L’idée de former un groupe s’est peu à peu dessinée, D’une manière générale, je recherche le travail collaboratif, celui qui génère des échanges et un partage. Je sais qu’il est parfois difficile pour certains d’accepter de mettre leurs idées voire leurs sons en commun. Mais j’aime braver les difficultés ! Je voudrais d’ailleurs aborder le sujet plus en profondeur avec le groupe lors de notre prochaine résidence en Ariège.
MT : Quatre garçons et quatre filles : la stricte parité ! Statistiquement, les compositrices sont plus nombreuses dans le domaine des arts sonores que dans celui de la musique écrite. Quel est ton sentiment là-dessus ?
OD: En effet, je me rends compte que beaucoup de femmes viennent des arts performatifs où elles se mettent en scène et appréhendent la matière sonore comme une sculpture. J’ai fait moi-même beaucoup d’installations sonores où je peux travailler mes textures et la dimension de l’espace qui me fascine. On se sent libre de mener son projet et de laisser courir son imagination. C’est sans doute cet aspect des choses qui nous détermine dans cette voie.
Autre collaboration, à deux têtes cette fois et toujours en création, La lumière était tombée malade de Paul Ramage et Alvise Sinivia est une pièce immersive au temps long et lisse qui explore l’espace et ses profondeurs abyssales. Côté création toujours, Tombeau d’un Physicien Nucléaire (alias Henrico Ferni) du jeune Lucien Basdevant (encore en formation) est une pièce superbement conduite et finement articulée jouant sur le dialogue/passage entre sons instrumentaux enregistrés et abstraction du matériau électroacoustique.
Dans le même concert, les créations de deux membres du collectif Acousmaki, Filiation d’Anne Foucher et L’inattendu de Geoffroy Montel retiennent également toute notre attention. Sans oublier les fidèles du festival qui enrichissent chaque année le répertoire électroacoustique d’une œuvre nouvelle : celles de Frédéric Kahn, au titre ouvertement rebelle, Métastable dialogue sur la gravité, de Philippe Leguerinel, Mariposa, qui fait danser les couleurs et virevolter la matière (avec légèreté), de Tomonari Higaki (Prélude acousmatique) et Eric Broitmann, Used, une pièce qui joue sur la notion d’écart et charrie un matériau hétérogène issu des « rusches » (prises de sons mis au rebut) du compositeur.
Nos modèles féminins
Elles appartiennent à une génération qui a le plus souvent dû braver la tendance machiste des dernières décennies pour imposer leur travail et réaliser leur projet. Plus nombreuses que dans le domaine de la musique écrite, ces compositrices en électroacoustique, souvent pédagogues, font figure de modèles pour les jeunes créateur.trice.s d’aujourd’hui.
Contretemps d’Agnès Poisson est une composition autobiographique relatant une expérience sonore inédite, celle des sons entendus sous anesthésie par la compositrice après une intervention chirurgicale particulièrement douloureuse. Ils constituent le matériau de base de cette nouvelle œuvre aussi attachante que pleine d’inattendus. De Laurence Bouckaert, A man in his world est une commande de la compagnie Motus avec le soutien de la SACEM, une œuvre phare de cette édition qui aura marqué les oreilles autant que les esprits par l’envergure de son projet (certes loin de la légèreté) et le soin de sa réalisation, à travers la richesse des textures élaborées et la profondeur du récit. Le texte entendu, extrait de « Machines nécrologiques » de Philippe Baudoin, s’inscrit par intermittence sur le flux sonore superbement conduit. À l’affiche également, l’Argentine Elsa Justel (Déjà vu), Emilie Mousset (Ritournelle #1 La légèreté) et Marcelle Deschenes (Le Bruit des ailes), pionnière de l’école canadienne.
Portraits de compositeurs
Ils donnent lieu à deux concerts monographiques en soirée : celui de Jean-Baptiste Favory (1967) d’abord, compositeur, claviériste et improvisateur dont Futura fête les trente ans de création. Cette rétrospective se décline en onze titres (dont certains entendus en création comme Waving Lights, Solipsism, Ciels) abordant les divers territoires du son explorés par Favory, entre musique concrète (Bruit mauve ), pièces radiophoniques (Zona del silencio), allégeance à la Pop et aux musiques expérimentales, dans une mouvance esthétique qui se veut la plus libre et la plus ouverte possible. Plusieurs pièces renvoient à la riche discographie du compositeur. Ainsi db, Les 7 vies de david bowie (CD ACEL Le passager), enchaînant sept séquences qui correspondent aux sept décennies de la star du glam rock : un hommage sensible, utilisant la seule voix de Bowie, qui nous fait pénétrer dans la sphère intime du chanteur. Olivier Lamarche est aux manettes pour donner à cette musique souvent immersive sa vibration singulière et son envergure spatiale.
Le festival s’achève en beauté avec Érosphère (le titre est emprunté à Max Ernst), un chef d’œuvre visionnaire (version intégrale de 1980) de François Bayle (1932), l’un des pionniers de l’art acousmatique. Jonathan Prager est à la console de l’acoumonium Motus, avouant, en dépit de sa longue pratique d’interprète, n’avoir jamais joué l’œuvre en entier : une heure quarante de musique qui réunit trois pièces souvent données séparément, La Fin du bruit, Tremblement de terre très doux et Toupie dans le ciel, précédées de trois préludes, Éros bleu, Éros rouge et Éros noir : « décollage imminent pour le septième ciel acousmatique », prévient l’interprète lors de la présentation de cette œuvre-monde embrassant le total sonore. À la console de projection, Jonathan Prager sculpte le son sous ses doigts toujours mobiles pour lui donner sa chair et son volume, ses reliefs et sa volubilité dans l’air : une écoute en 3D – Toupie dans le ciel nous fait littéralement planer – et une des plus belles expériences sonores de cette édition.
Vincent Laubeuf et toute l’équipe de Futura se mobilisent déjà pour les 30 ans du festival (brochure d’anniversaire, installations, cartes blanches, figures de proue de la musique sur support, etc.), une manifestation qui devrait prendre en 2022 une tournure festive particulièrement éclatante : le rendez-vous est pris!
Michèle Tosi