La pluralité du son The Sheer Frost Orchestra de Marina Rosenfeld

Chroniques 25.05.2023

The Sheer Frost Orchestra, la performance musicale que l’artiste américaine Marina Rosenfeld créa en 1993 au California Institute of the Arts fête ses trente ans cette année. Retour sur une œuvre emblématique de l’art sonore des années 1990 et sur les interprétations contradictoires que l’œuvre de l’artiste a suscitées. Entre textualisme et matérialisme, faut-il choisir ? Non s’il existe une autre voie, plus fidèle à la richesse de cette performance et à la diversité des pratiques de l’art sonore.

Un des traits qui distingue l’art sonore de la musique serait son attention aux conditions. Alors que la musique a tendance à les tenir pour acquises, autrement dit à les naturaliser – on ne se rend pas à un concert de l’Orchestre de Paris pour questionner les conditions sociales, architecturales ou historiques de l’évènement, on y va pour entendre une symphonie et si possible elle seule – l’art sonore les rendrait sensibles et explicites. De Max Neuhaus à Maryanne Amacher et d’Alvin Lucier à Christina Kubisch, les artistes sonores n’ont cessé de mettre les sons en situation et de s’en servir pour orienter autrement notre attention ou faire entendre ce qui était jusque-là considéré comme inaudible.

Conditions

Adopter une telle perspective à propos du concert de musique écrite, une perspective que l’on pourrait qualifier dans un premier temps de critique ou de généalogique, supposerait de faire entendre, en plus des sons que l’orchestre produit, ce que le concert fait tout pour effacer : le lieu (l’acoustique de la salle de concert, le bruit de fond que seuls les moments de silence révèlent, le comportement ritualisé du public, etc.), les instruments (leur matérialité et les normes de leur manufacture, mais aussi les conventions d’interprétation et l’effort physique insensible que suppose la production d’un « beau » son), l’orchestre lui-même (en tant que corps politique, social, économique et genré), l’ordre tempéré et métré (qui, malgré son caractère historiquement situé, est pour nous la grille « naturelle » de perception de la musique), etc. Alors que le concert est une machine à orienter l’attention en direction de la musique et elle seule, l’art sonore nous rend attentif à ce qui n’est immédiatement ni visible ni audible, les conditions qui font et ont fait qu’un tel événement existe et perdure. Autrement dit, l’art sonore révèlerait le caractère artificiel, socialement et historiquement construit, de la naturalité musicale. Ces conditions ne sont cependant pas toutes de même nature. Certaines relèvent des conventions propres à la musique (le tempérament égal, le fonctionnement de l’orchestre, le silence du public, le choix du la, etc.), d’autres de la matérialité des corps, des instruments et des lieux, autrement dit des bruits que la musique élide au nom de l’idéalité du son musical. Les premières sont internes à la musique, elles sont contingentes à son fonctionnement, à son texte si l’on entend ce mot en un sens suffisamment large. Le statut des secondes est plus ambivalent. Nous pourrions dire qu’elles sont ce que la musique rejette à l’extérieur de son cadre normatif et, qu’en un sens, elle les constitue comme «bruits». Mais nous pourrions également dire que ces « bruits » lui préexistent et que leur extériorisation est le résultat d’un long et coûteux processus d’élision. La naissance du concept d’œuvre musicale est contemporaine de la phase de normalisation du concert public : au travail que suppose la composition d’une œuvre que l’on peut écouter pour elle-même correspond celui qui consiste à permettre à cette œuvre d’être entendue avec le moins d’interférences possibles. D’un côté, la musique serait un texte à décrypter, ce que ferait précisément l’art sonore en déconstruisant son ordre. De l’autre, elle serait cette idéalité cherchant par tous les moyens à dissimuler son origine dans le flux sonore matériel qui l’a précédée et dans lequel elle prélève la matière qu’elle constitue comme note ou « beau son ». Ces deux démarches sous-tendent deux philosophies du son et de l’art sonore presque opposées : une théorie non-cochléaire* ou textualiste et une théorie matérialiste. J’y reviendrai.

The Sheer Frost Orchestra

L’art sonore n’a pas l’apanage de la critique. Depuis les années 1950, nombre de compositeurs ont tenté d’assouplir les règles de l’institution orchestrale, éparpillant ses membres dans l’espace, multipliant les chefs, l’obligeant à sortir des salles philharmoniques, etc. Certains allèrent jusqu’au fonder leurs propres orchestres, comme Cornelius Cardew en 1969 avec le Scratch Orchestra, ensemble d’improvisateurs ouverts à tous, autogéré et opérant hors du circuit des philharmonies. Cependant, même dans ce dernier cas, il s’agissait moins de remettre en cause l’institution elle-même que d’explorer ses limites. Sa fonction principale, faire de la musique, demeurait inchangée.
En 1993, Marina Rosenfeld, alors étudiante à California Institute of the Arts, à Los Angeles, créa The Sheer Frost Orchestra, une œuvre-performance toujours active et dont elle a fêté cette année les 30 ans d’existence. Le protocole n’a pas changé depuis 1993. L’orchestre est composé de dix-sept femmes (ou de personnes s’identifiant comme femmes), musiciennes ou non, performeuses ou non. Dans la mesure où il ne préexiste pas à l’œuvre, il faut à chaque fois le constituer en faisant appel à des volontaires recrutées sur place. La performance est précédée de répétitions collectives, au cours desquelles, accompagnées par l’artiste, elles se familiarisent avec la partition et les gestes qu’elle requiert, mais surtout apprennent à jouer ensemble, à faire orchestre. Ce moment préalable, par définition périphérique à l’œuvre proprement dite, s’en révèlera la partie la plus importante. Pour citer Marina Rosenfeld : « Le processus se transforme en une tentative de création d’un espace social où l’improvisation devient consciente d’elle-même. » Cette inversion du rapport de prééminence entre répétitions et concert se retrouve dans la relation à l’instrument : des guitares électriques qu’elles ne portent pas en bandoulière mais qui sont posées sur le sol devant elles, et dont elles doivent jouer avec un flacon de vernis à ongles. On pourrait y voir une version féminine du bottleneck** s’il ne venait empêcher ce que le bottleneck a au contraire vocation à libérer, la virtuosité de l’interprète. Une double destitution : physique de l’instrument, symbolique de sa masculinité.

Ce que fait Marina Rosenfeld dans The Sheer Frost Orchestra, et que les compositeurs qui ont mis à l’épreuve les limites de l’institution orchestrale ne firent pas, c’est de mettre au centre de l’œuvre tout ce qui est considéré comme extérieur à l’acte musical : le protocole de sélection des interprètes, les répétitions, les connotations symboliques des objets et des postures, etc. Les conditions, de périphériques, deviennent centrales. Sa perspective est précisément celle que je prenais en exemple au début de ce texte : en subvertissant le concert d’orchestre, elle nous rend attentif à ce qui demeure par définition invisible et inaudible – le genre, l’instrument, la manière de jouer, les lieux, le chef (accessoire), l’absence de hiérarchie, etc.
Il y aurait deux manières d’interpréter cette œuvre.
1/ On pourrait considérer qu’en déconstruisant la forme concert, et plus généralement la performance musicale, Marina Rosenfeld montre qu’il s’agit là d’une construction historiquement située et par conséquent arbitraire, que d’autres constructions sont possibles qui désamorceraient les relations de pouvoir et les dominations symboliques, que la musique est un texte qu’il faut désigner comme tel, un système de signes qu’il convient de resignifier en travaillant ses bords, en déplaçant son cadre, en déployant les connotations de ses objets et en renversant la hiérarchie implicite de son ordre.
2/ On pourrait aussi prendre The Sheer Frost Orchestra pour ce qu’elle est, une performance qui, bien que singulière, s’inscrivait dans un ensemble de pratiques alors en plein essor, de la musique noise à l’improvisation libre, qui déjouaient les règles du concert public, modifiaient le rapport à l’instrument, sortaient des lieux attendus et improvisaient collectivement sans plan ni grille. La guitare posée devant soi dont on joue avec les objets les plus divers, ou autour de laquelle on multiplie les pédales d’effets de manière à créer un dispositif de feedback au bord de la saturation, est depuis Fred Frith et la japanoise une manière possible sinon commune de se réapproprier l’instrument et d’en subvertir le jeu. Il s’agirait donc moins pour Marina Rosenfeld de déconstruire l’institution orchestrale et la performance musicale que de permettre à des femmes de jouer ensemble en dehors des contraintes que supposent l’apprentissage d’un instrument et le rituel social du concert public. En jouant librement d’une guitare délestée de toute autorité (la partition laissant une grande part à l’improvisation), elles rendent audible la matérialité bruyante et la richesse sonore de l’instrument, que des décennies de conventions de jeu ont progressivement effacé. Ce qu’on perçoit dans cette performance, avant les signes et les symboles, est une nuée de sons en évolution constante, où l’individualité des gestes importe moins que l’effet d’ensemble qui résulte de leur accumulation coordonnée : quelque chose comme un orchestre.

Seth Kim-Cohen ou le textualisme

La première interprétation est celle que propose l’historien de l’art américain Seth Kim-Cohen dans In the Blink of an Ear: Towards a Non-Cochlear Sonic Art. « The Sheer Frost Orchestra, écrit-il, (…) s’engage dans l’effort conceptuel de pousser la musique loin du territoire “propre” de l’oreille vers le non-territoire “impropre” du cadre ; les confins de la situation sonore élargie ; les bords périphériques du texte, au-delà desquels il n’y a pas d’extérieur. » (1). La perspective de Seth Kim-Cohen, clairement textualiste, est qu’il ne saurait exister une matière sonore extérieure au discours, à la grille linguistique et à l’expérience signifiante. L’art sonore « non-cochléaire », dont The Sheer Frost Orchestra est selon lui exemplaire, est cet art qui reconnaît le caractère impur, « impropre », de tout phénomène sonore, le fait qu’il est toujours déjà signifié et signifiant, pris dans les rets du langage et des connotations symboliques. Il n’y aurait pas de nature sonore parce qu’il n’existe pas de son qui ne soit l’expression d’une sédimentation historique de significations. Tout son est un palimpseste à déplier.
Seth Kim-Cohen a tendance à faire de Marina Rosenfeld une artiste sonore conceptuelle, dans la lignée de Michael Ascher (dont elle fut l’étudiante à CalArts) et de Robert Morris. Et il faut bien reconnaître que l’art sonore vient en partie de là, de la sculpture postminimaliste et de son devenir conceptuel. Mais il vient aussi d’ailleurs, de la musique minimaliste, des étudiants de John Cage à la New York School, du mouvement Fluxus, d’interprètes dissidents de la musique écrite contemporaine, etc., bref autant de la musique et de l’expérimentation sonore que des arts visuels. Et si Michael Ascher joua un rôle important dans la formation de Marina Rosenfeld, ce fut aussi le cas, par exemple, des œuvres-performances de Christian Marclay et de Maryanne Amacher, dont on ne peut pas dire que la pratique soit particulièrement conceptuelle.

Christoph Cox ou le matérialisme

La seconde interprétation ouvre la voie à une tout autre approche, réaliste et matérialiste, de l’art sonore. L’un de ses principaux défenseurs, Christoph Cox, auteur de Sonic flux: Sound, Art, and Metaphysics (2018), n’a pas écrit sur The Sheer Frost Orchestra, mais sur une œuvre plus récente de Marina Rosenfeld, Music Stands, une installation sonore et visuelle qui fut exposée en 2019 à The Artists Institute, à New York. « Marina Rosenfeld, écrit-il en introduction de son texte, crée des systèmes sonores. (…) (Elle) veille avec la plus grande attention à la distribution et à la directionnalité des corps amplifiés dans l’espace, en considérant les relations de pouvoir que ces arrangements concrétisent et contestent. Renonçant au son en tant que transmission – qui déclare de manière autoritaire et unidirectionnelle – Rosenfeld explore le potentiel perturbateur et féministe de la propagation machinique. Elle programme des flux indisciplinés de matériaux sonores dans des circuits fermés ou des systèmes récursifs, sujets à la rétroaction, interrompant le silence du cube blanc par des éruptions momentanées de bruit et de vocalité. » (2). Christoph Cox pense le son comme un flux matériel asignifiant extérieur aux perceptions et aux pratiques humaines, dans lequel les artistes prélèvent formes et matières, qu’ils traitent, filtrent, transforment, modulent, instrumentent, composent, etc., qu’ils ne créent pas puisque cette matière était là avant eux et sera encore là après eux, mais à laquelle ils ajoutent leurs sons et leurs bruits. Ce flux n’est pas sans rappeler le « phylum » sonore dont parlent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, ce flux vital des sons qui traverse toutes les strates, des milieux aux territoires et des territoires au cosmos et que le musicien capture avec ses instruments et ses dispositifs, ses partitions et ses machines. Comme Deleuze et Guattari, Christoph Cox le pense comme un champ transcendantal immanent et intensif d’individuation et d’actualisation où s’originent entités et perceptions. Ce que fait l’art sonore, et que ne ferait pas (ou ferait moins) la musique, serait de mettre au jour les conditions ontologiques de son matériau : le champ différentiel de forces qui en conditionne l’existence. Ces forces ne sont évidemment pas propres au flux sonore, elles sont au cœur de toute réalité puisqu’elles en constituent la part irréductible de réel. L’extériorité ontologique de ce flux matériel ne signifie en effet pas que l’humain n’y prend pas part. Tous les sons qu’il produit, stocke et diffuse s’engrènent dans ce « phylum » qu’ils transforment et, de plus en plus massivement, anthropisent. En branchant des corps de femme sur des guitares devenues matière sonore, Marina Rosenfeld rendrait manifeste le jeu de forces qui est à l’œuvre dans les formes apparemment lisses du concert et de l’orchestre. The Sheer Frost Orchestra serait en ce sens un « système sonore », autrement dit un dispositif qui, à la fois révèle et amplifie les relations de pouvoir et d’autorité présentes au sein d’une forme ou d’un matériau, et produit des « flux indisciplinés » de sons qui inaugurent d’autres mondes sonores possibles.

'Music Stands' at the Artist's Institute, 2019 from Marina Rosenfeld on Vimeo.

Pluralité

Ces deux perspectives, aussi apparemment antinomiques soient-elles, ne nous semblent cependant pas exclusives. Ce qu’elles disent de l’œuvre de Marina Rosenfeld est également juste. The Sheer Frost Orchestra est un métatexte dont il faut décrypter chaque signe mais c’est aussi une machine à produire des matières sonores indociles. Si nous voulons être fidèle à l’œuvre, il nous faut tenter de concilier ces deux approches. Ce qui suppose de lever leur antinomie principale : l’une affirme qu’il n’y pas d’être sonore en soi, autrement dit que le son n’est pas quelque chose d’extérieur à nos manières de le percevoir et d’en discourir ; l’autre que le son est un flux matériel asignifiant, c’est-à-dire qu’il existe en dehors du langage et de la perception humaine. Il est un point, cependant, sur lequel l’une et l’autre s’accorde : le son n’a pas d’essence. D’un côté il est pris dans les rets stratifiés de l’ordre symbolique, de l’autre dans les débordements acentrés de la matière-flux. Une réponse possible à cette antinomie consisterait à pluraliser l’être sonore, à lui reconnaître plusieurs modes d’existence : matériel (le son est une onde qui se propage dans un milieu élastique), évènementiel (le son est l’évènement qui perturbe ce milieu), perceptuel (le son est la sensation auditive de cet évènement), discursif (le son est l’ensemble des significations et des représentations qui sont attachés au mot et à son concept). Le son est pluriel. Ou plutôt, il est ce qui relie ces différents modes. En tant qu’il est la relation entre un évènement et un milieu, il existe indépendamment de la perception et du discours. Mais il ne saurait être exclusivement évènement ou matière dans la mesure où sa condition minimale d’existence suppose l’un et l’autre, la perturbation et le milieu. En tant qu’il est la relation entre une perception et un discours ou une représentation, il est doté de significations, devient un concept, une image, un objet de disputes et de controverses. En tant qu’il relie un évènement et une perception non-humaine, il s’enrichit d’un sens non symbolique mais qui peut être indiciel ou iconique (d’après les trois catégories de signe distinguées par le philosophe américain Charles Sanders Peirce).  Etc.

Il me semble que The Sheer Frost Orchestra travaille la pluralité de ces modes. On entend des matières et des évènements, on discerne des symboles, on relie des gestes à des codes, des postures à des conventions, on prend connaissance de protocoles, on lit une note de programme, on éprouve de l’empathie pour telle ou telle performeuse, de l’émotion quand l’orchestre prend corps, on juge, on parle, on applaudit, etc., bref on se relie à la performance en cours de toutes les manières possibles parce que c’est ainsi qu’elle s’offre, irréductiblement plurielle.

Bastien Gallet

1. In the Blink of an Ear: Towards a Non-Cochlear Sonic Art, Continuum, 2009, p. 255.
2. Le texte est disponible sur le site de Marina Rosenfeld : http://www.marinarosenfeld.com/music-stands

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