Aurélien Dumont n’en finit pas d’essayer de faire converger les disciplines artistiques, pour s’extraire notamment des formes attendues de la musique de concert. Ce goût pour le tissage et le dialogue a aussi son reflet dans les musiques qui le constituent, et qu’il tente de mettre en tension. Sa pièce “Zero Syd Barrett and Two Girls Playing Saxophone”, véritable hommage au chanteur et guitariste des Pink Floyd, nous montre que la culture rock du compositeur ne demande qu’à resurgir pour venir se mêler à son langage propre.
Anne Montaron : Aurélien, ta suite de pièces «Zero Syd Barrett and Two Girls Playing Saxophone» est un hommage direct à une grande figure du rock progressif: Syd Barrett. C’est une pièce assez singulière dans ton corpus d’œuvres, mais qui n’est pas totalement isolée. Le rock t’intéresse depuis longtemps je crois? Tu as même joué de la basse!
Aurélien Dumont : En effet, j’ai un amour extrêmement profond pour Pink Floyd, et cela depuis longtemps, depuis que mon père m’a fait découvrir cette musique quand j’avais 14 ans. Je me souviens aussi que quand j’étais adolescent leur tout premier disque ne m’a jamais vraiment parlé; je le trouvais un peu spécial, j’avais du mal à entrer dedans. Alors que toute la période d’après, les disques parus de 1969 jusqu’à aujourd’hui – avec ces longs morceaux, ces beaux effets et une production sonore de grande qualité- ceux-là me faisaient voyager tout de suite! Mais le premier disque, celui où justement Syd Barrett était le leader, me résistait.
Il y a quelques années j’ai voulu comprendre pourquoi. J’ai alors beaucoup réécouté ce premier disque des Pink Floyd, ainsi que les disques solos de Syd Barrett, et je suis entré dans un univers que je trouve aujourd’hui beaucoup plus intéressant que celui qui a suivi. Il fallait ce temps, cette distance sans doute.
J’ai avec cette musique un rapport vraiment émotionnel, et aussi avec le personnage de Syd Barrett et son histoire, extrêmement tragique! Créateur des Pink Floyd, c’est Syd Barrett qui a imaginé le premier disque du groupe paru en 1967: «The Piper of the Gates of Dawn»: un univers poétique complètement fou, et drôle (si on compare avec la musique des Beatles à la même époque, c’est beaucoup plus fou!); un côté psychédélique porté à un niveau inconnu jusqu’alors. Les textes des chansons de Syd Barrett étaient incroyablement riches, bourrées de polysémie. On y devinait les influences mêlées des symbolistes français et de la poésie fantastique anglaise, avec ce côté qui touchait à l’absurde parfois.
On le sait, Syd Barrett, était un grand consommateur de LSD; il a fait une overdose. A un moment, il est devenu complètement ingérable sur scène: il était capable de jouer le même accord pendant deux heures. Ce n’était plus possible pour les autres membres des Pink Floyd.
En 1968, il a été débarqué du groupe. On peut lire cette anecdote – et beaucoup d’autres, tout aussi bouleversantes – dans la passionnante biographie que lui a consacrée un ami poète Jean-Michel Espitallier: «Syd Barrett – Le rock et autres trucs» (éditions Le Mot et le Reste): ce livre m’a beaucoup marqué!
Syd Barrett, c’est un personnage qui te touche vraiment ?
Oui parce qu’il est hors-cadre, hors-normes, inclassable. Jean-Michel Espitallier explique bien à quel point Syd Barrett, ne pouvait pas céder aux sirènes de l’industrie commerciale. De fait, il est resté fidèle à son univers déjanté, fait de poésie, de grâce. Jeune, il avait une telle grâce, il était très beau. Par la suite, il a eu de gros problèmes de santé. Son corps a beaucoup changé. On se souvient de cette anecdote: dans leur album de 1975, les Pink Floyd ont voulu rendre hommage à Syd Barrett. A un moment de l’enregistrement, il est venu en studio, sans prévenir. Il est apparu tel qu’il était alors, gros, chauve. Les autres sont tombés en larmes. C’est une histoire très touchante!
Quand tu écris «Zero Syd Barrett, and Two Girls Playing Saxophone» pour l’ensemble Linea et les Créations mondiales de France Musique, le point de départ de la composition est une anecdote précise racontée par Jean-Michel Espitallier…
Oui, le titre de cette suite de miniatures fait référence à une phrase prononcée par Syd Barrett, après son éviction du groupe. Il s’accrochait, il voulait rester dans le groupe. Les autres ont dû lui dire quelque chose comme: «Ok, tu continues à écrire des morceaux pour le groupe, mais tu ne viens plus sur scène». A ce moment, il a fait cette proposition un peu étrange – sorte de tentative désespérée : de le remplacer par deux filles qui jouent du saxophone.
C’est l’origine de ma pièce et de son dispositif pour deux saxophones, guitares électrique et acoustique, accordéon, percussion, contrebasse..
Avec mon ami le guitariste Giani Caserotto, on a fait toute une analyse du jeu de Syd Barrett. La dernière partie de la pièce se concluant par une métaphore de la mort de Syd Barrett, je souhaitais que la guitare travaille sur un delay spectral tourné en boucle, en référence au jeu du successeur de Syd Barrett au sein du groupe, David Gilmour. Je voulais des sonorités proches des Pink Floyd, de la période de «Dark Side on the Moon»… Je voulais ce clin d’œil, cette transition, une forme de disparition de la folie de Syd Barrett. On entre dans quelque chose de beaucoup plus «space»!
Dans cette suite de pièces, tu reprends des éléments constitutifs du langage et de l’esprit de Syd Barrett. Tu les utilises comme des objets trouvés, comme souvent dans tes œuvres, et ils deviennent ce que tu appelles des «objets esthétiquement modifiés»?
Complètement! Si je prends des matériaux de la patte de Syd Barrett, c’est évidemment pour les retravailler, et pour que, vidés de leur substance première, ils acquièrent un sens nouveau.
C’est une constante de ton écriture?
Oui. Cela me permet de faire le lien avec ce que je suis, les influences, les grands noms de la musique (pas forcément les «grands» d’ailleurs), les choses qui me touchent, et celles qui ne me touchent pas!
Quelle est la place de cet hommage à Syd Barrett dans ton œuvre ?
C’est la première fois que j’aborde cette musique aussi directement, sans filtre autre que l’anecdote. Pourtant, ces préoccupations liées au rock transparaissaient dans certaines de mes œuvres antérieures, et notamment dans mon opéra Chantier Woyzeck, où l’on retrouve la guitare électrique. J’ai même écrit une chanson!
On a imaginé cet opéra comme une métaphore de la transcription du Woyzeck de Büchner. Dans notre relecture du livret, Woyzeck rêvait de devenir une Rock Star ! Il y a cette scène où juste après qu’il tue Marie, il se met à chanter torse nu (gros solo de guitare électrique). A ce moment-là, pour la partie électronique de Chantier Woyzeck, j’ai utilisé des samples élaborés par Steven Wilson, le fondateur du groupe Porcupine Tree, pour qui j’ai aussi une grande admiration.
Steven Wilson se situe pour moi vraiment dans la tradition des Pink Floyd. Il est ingénieur de son, il a remixé la musique de beaucoup de groupes. Les premiers albums de Porcupine Tree, c’est un mélange de musiques électroniques, avec un côté très rock, mais de rock planant. Il se trouve que Steven Wilson avait mis dans un logiciel un disque dur avec tous les sons, tous les samples qu’il utilisait (des simulations de mellotrons, de vieux claviers…). Ce sont ces samples que j’ai utilisés pour composer une partie de l’électronique de Chantier Woyzeck.
Ceci étant, la pièce n’est pas un hommage direct au rock. Le sujet n’était pas là.
Ce sont, malgré tout, des musiques que tu écoutes toujours, qui t’accompagnent encore?
Oui, sans doute parce qu’il y a un côté rassurant aussi. C’est un univers que je connais bien, même si j’arrive encore à être surpris, notamment par ce groupe Porcupine Tree.
Tu réfléchis actuellement à une œuvre nouvelle qui s’intitulerait «Whatspop» (titre provisoire), inspirée par ta lecture de «l’Enquête infinie» de Pacôme Thiellement . De ce projet, tu m’as dit qu’il était d’une certaine manière dans le prolongement de ton hommage à Syd Barrett? Dans quel sens?
J’ai dévoré ce livre! L’auteur y pense la vie comme une enquête: «le problème de ce monde c’est qu’on y est entré comme dans une histoire, qu’on a attrapée en cours de route, une histoire dont on a raté le début. Et on passe notre vie à ramer comme des dingues, pour rattraper ne serait-ce que le synopsis des épisodes précédents...». Dans «L’Enquête infinie», il y a cette idée de penser la vie à la fois comme une enquête et comme une quête de sens. Et cela parle à tout le monde je crois!
Comme dans une enquête policière, l’auteur traite de différents sujets, de différentes personnalités et artistes, qu’il met en tension les uns avec les autres. Il évoque des grandes figures de peintres, d’écrivains (Edgar Poe, Baudelaire…), des faits divers, et des musiciens (Otis Redding et David Bowie)…
Après l’avoir lu, j’ai eu deux grands questionnements.
D’abord une grande frustration à l’endroit de la musique, car je n’y ai trouvé aucune allusion aux compositeurs de musique écrite (ni Debussy, ni Wagner…). J’ai eu envie de débattre de ça avec lui.
Par ailleurs, «L’Enquête infinie» accorde une grande place à la figure de Philippe K. Dick et à sa pensée, sa relation à la pensée gnostique. Thiellement et K. Dick soutiennent l’idée que la vraie divinité, la vérité, se situeraient dans ce qu’on appelle la culture populaire. Dans le livre, il y a cette phrase tirée de «L’Exégèse» de K. Dick: «La pacotille (le rock, la bande dessinée, le ciné, la SF), c’est de l’or, et l’or c’est de la pacotille», qui est une forme d’inversement des valeurs !
Pacôme Thiellement trace une ligne qui part du théâtre élisabéthain – forme de théâtre qui parlait à toutes les classes sociales – et qui traverse le fantastique de l’époque romantique, l’apparition du jazz, la pop culture, les BD, les romans de SF et les séries-télé.
Cette ligne n’est pas du tout la nôtre! J’ai envie de questionner ça dans «Whatspop»!
Je voudrais par ailleurs qu’on puisse questionner musicalement ce qui pourrait être une enquête.
Le point de départ serait par exemple les chansons de John Dowland (utilisées comme Objets Esthétiquement Modifiés), et leurs liens à la pop culture, puisque Sting les a reprises récemment, et de voir quel glissement – chronologique ou non – on peut dessiner.
Autre exemple: la première trace enregistrée de la pièce de Debussy inspirée par «La Chute de la Maison Usher» de Edgar Allan Poe – page d’orchestre pour un opéra inachevé, qui n’a jamais vu le jour – on la trouve sur un album de rock progressif de The Alan Parsons Project en 1976. On entend, à un moment, dix minutes de musique d’orchestre et l’on ne sait pas d’où ça vient.
Donc il y a des liens, et ça fait partie de l’enquête: comment se fait-il que la musique de Debussy se retrouve dans un groupe de rock progressif?
Je voudrais aussi questionner ce qu’est la musique populaire.
J’ai même envie qu’un débat soit inclus dans la pièce à un moment, avec cette idée qu’à chaque représentation, on invite un intellectuel qui répondrait aux questions de la chanteuse-androïde. La musique s’adapterait aux réponses de l’invité.
Tout cela naît de mon envie de plus en plus forte de sortir des formes musicales préétablies, et d’aller vers le débat d’idée. Mais c’est encore en gestation! J’y réfléchis depuis deux, trois mois seulement. Ce sera une suite lyrique d’environ trente minutes pour une voix et ensemble, qui devrait être créée en mars 2023 par l’ensemble Cairn.
L’idée va évoluer, bien entendu, j’ai encore un peu de temps devant moi!
Propos recueillis par Anne Montaron