C’est un hiver. Déjà loin. Transcrire aujourd’hui, en une autre saison, à l’écrit, un entretien. Souvent apparaissent ses mots – un mot et deux à la fois – dans la prononciation frontière d’Ayako. Savoureux à l’oreille, savoureux pour sa démultiplication sémantique. D’autre fois, la syllabe s’allonge, le mot devient un souffle, et la recherche de mots ajustés entre ces zones langagières. Sans avoir pu transcrire l’ensemble de l’oralité de l’entretien, j’en laisse traîner et dériver quelques rappels.
L’entretien a eu lieu un 17 janvier 2022, à Strasbourg, au studio d’HANATSUmiroir. L’entrevue et le portrait video d’Ayako Okubo est le premier d’une série de 12. Ayako Okubo est flûtiste et co-directrice de l’ensemble HANATSUmiroir. Les plans du film alternent entre portrait et défilement de rails de chemin de fer. Le film est une trajectoire, un déplacement où s’égrainent des notions de silence.
AYAKO OKUBO from CELINE PIERRE on Vimeo.
Merci
Céline Pierre : Au niveau de la vidéo, ce seront des séquences de 20 minutes. Je lèverais la main afin de te prévenir que l’on approche de la fin.
Ayako Okubo : Et si aussi, si tu n’as pas compris la façon dont je raconte quelque chose, tu n’hésites pas à me redire que je refasse du discours. Tu penses, on se dit combien de temps?
Moi j’ai prévu 2 heures pour être tranquille, mais si on a l’impression qu’on a fini avant, ou que c’est bien de s’arrêter, on s’arrête.
Je crois que deux heures ça va. Ça va vite.
Je voudrais te dire merci …
Merci à toi.
… Parce que, dans cet hiver un peu gris, c’est comme une lumière de pouvoir se déplacer vers quelqu’un. Pour commencer, j’avais envie que tu te présentes de façon très simple, en japonais. J’aime beaucoup cette notion de déplacement. J’aimerais qu’on l’entende.
Partir et prendre tout ces cultures avec moi
Dans mon parcours… c’est assez intéressant parce que j’ai vécu à différents endroits, à différents moments. J’ai grandi au Japon, et je suis partie aux Pays Bas à 18 ans. Pour moi, j’avais pas encore la notion de où j’habite, qu’est ce que je fais. Pour moi, ce que je fais c’est très important mais j’ai pas beaucoup questionné “où” je fais des choses. Après 18 ans, je n’habitais pas au Japon et j’ai eu du détachement de toutes ces cultures qui sont finalement quelque chose de très quotidien quand on a vécu au Japon. Toutes ces façons d’être. Toutes ces façons d’habiter les saisons par exemple… Toute ces cultures, très liées aux religions aussi. Tout s’est mélangé dans la vie quotidienne que moi je n’arrivais pas à distinguer. Distinguer que c’était quelque chose de très spécial. Quand j’ai vu tous ces côtés-là, une fois que j’étais détaché de la vie quotidienne japonaise, cela me paraissait… avoir beaucoup de valeur pour moi.
Je me suis dis, ok j’habite plus au Japon, je choisis de plutôt vivre en France, mais, ça m’empêche pas de prendre toutes ces cultures avec moi, toute cette beauté de mon pays natal. Ça fait partie de mon caractère. J’incarne ces cultures. C’est au moment où j’ai lâché toutes ces cultures que j’ai repris tout ce qui m’appartient, au fondement.
Il y a quelque chose dans la façon dont tu parlais tout à l’heure, deux mots qui se sont un peu mêlés. C’étaient parcours et par cœur. C’était assez beau parce qu’un morceau qu’on connaît “par cœur”, c’est aussi quelque chose, pour moi, qui est lié au quotidien. Un morceau qu’on connaît “par cœur” n’est pas forcément une récitation ou un morceau qu’on va apprendre pour le mémoriser parfaitement, c’est aussi qu’il a été imprégné dans le quotidien ou répété dans la suite des jours. Une berceuse qu’on a entendu par exemple. Et je me demandais si tu arrivais a identifier, dans ta musique, quelque chose de cet écart entre cette culture de l’enfance, de la première adolescence et celle où tu es arrivée à 18 ans, en France ? Est ce que tu as l’impression que dans ta musique, il y a quelque chose qui se joue en lien avec ça?
J’aime beaucoup que le son traverse les paysages, même de façon assez pittoresque et imagé, d’une colline à l’autre. On entend qu’il se déplace. Qu’il appelle. J’ai noté une phrase de Toru Takemitsu: “Je me suis rendu compte que composer voulait dire, donner sens au fleuve des sons qui traversent notre monde. Le rationalisme occidental a une tendance au morcellement et les compositeurs ont perdu l’essence de la musique en travaillant sur l’alchimie du nombre”. C’est l’histoire de l’occident, de séparer les choses, de les dissocier pour les analyser. Aujourd’hui, on aurait comme besoin que les choses se réunifient et aient un sens plus large. Qu’on puisse revenir dans ce mouvement du fleuve, du fleuve des sons.
Revenons encore à Toru Takemitsu. Il aime beaucoup l’eau, qu’il identifie souvent au travail de la musique, et il dit: “La musique est comme la rivière ou la mer. Et de la même manière que de nombreux courants marins de différents caractères agitent l’océan, la musique enrichie notre vie et nous fait découvrir de nouveaux horizons. Je ne sais pas bien l’expliquer, mais je trouve que le son et l’eau se ressemblent. On perçoit l’eau, qui est à la base inorganique comme quelque chose d’organique ou de vivant. Nous ne connaissons l’eau qui circule indéfiniment dans l’univers que sous une forme passagère“. Il me semble que ça rejoint ce que tu exprimais au tout début sur le lâcher prise, en fait l’eau coule et continue.
Oui c’est tout à fait ça. Tu lâches l’eau et ça revient pas de la même manière. Ca va peut-être tomber par les pluies. L’eau sera dans l’air comme la vapeur. C’est ça qui est intéressant. Au début, c’est le même matériau, mais après ça se transforme et ça revient, et je reprends, et je refais autre chose.
Jojo Yuasa et Toru Takemitsu
Jojo Yuasa, que j’ai cité tout à l’heure, est un compositeur qui formait un groupe avec Toru Takemitsu et d’autres artistes, dans les années 1950/1960. Je l’ai connu, il est encore vivant, il a quatre-vingt dix ans passés. Je l’ai rencontré pour fêter son anniversaire de quatre-vingt ans, j’ai interprété sa pièce. C’est un monsieur incroyable. Il avait des tas de curiosités et ça m’a beaucoup marqué. On a beaucoup discuté de cette notion de comment on transpose, ou comment on ramène tout ce qu’on a depuis la naissance. Il a basé son travail sur tout ce qui lui est culturel, sur sa culture. Mais en même temps, il fait partie de ces générations qui ont été d’un coup explosées par les cultures et les savoir-faire occidentaux de la musique. Pour lui, cela s’est précipité, il s’est précipité dans cela. Après il est revenu à sa culture d’origine.
En effet, Takemitsu parle beaucoup de cette époque d’après-guerre où au Japon, il n’y avait, comme il le dit, pas de musique contemporaine. La musique contemporaine était occidentale. Il a plongé dans cette musique et à un moment donné, s’est posé la question de ce qu’il y avait dans son pays.
Oui. J’ai rencontré Jojo Yuasa et sa musique, à peu près au moment où moi-même j’ai rencontré cette problématique. Je suis japonaise, mais j’ai raté ces moments d’apprentissages du code adulte. Je n’étais pas au Japon. J’en suis partie à dix huit ans. J’ai grandi, comme adulte, avec un code plutôt occidental. C’était à ce moment-là où j’étais un peu perdue au niveau, comment dire, “identité”.
Lui a pris tous ses backgrounds (japonais et occidentaux) et il a créé à sa manière ni complètement occidentale ni complètement traditionnelle. Cela a été un soulagement d’entendre qu’on peut rester japonaise sans être obligée de faire comme les autres japonaises. C’était une rencontre professionnelle et personnelle. Cela m’a beaucoup marquée, cette époque.
Takemitsu énonce que l’un des moteurs de la vie, c’est d’essayer de faire se rencontrer les antagonismes. Ce ne sont pas forcément des antagonismes, des choses contraires, mais des choses très différentes qu’on peut avoir vécues comme des antagonismes. Qu’est-ce qui t’a motivée, qu’est-ce qui fait que tu as quitté à dix huit ans le Japon? Avais-tu quelque chose à fuir? Sentais-tu le besoin d’aller chercher quelque chose ailleurs?
En fait, je suis sortie du pays comme ça. L’occasion s’est présentée et j’ai dit, ok pourquoi pas! J’étais jeune et je n’avais pas peur. Je suis allée étudier aux Pays Bas parce que j’ai rencontré une professeure qui m’a beaucoup plu. Elle a dit, voilà, si tu veux venir, on peut travailler ensemble et deux mois après, j’avais fait deux valises, et j’étais aux Pays Bas à dix huit ans.
Puis, je suis rentrée au Japon mais je suis tout de suite retournée en Europe. C’était clair pour moi, que c’est ici que je dois vivre, que je veux vivre. Mais comment continuer à être moi-même en étant loin de mes origines ? Je ne vais pas nier mes origines, je ne vais pas me convertir à une culture européenne pour vivre en Europe… Il y a des choses qui m’ont coûté plus d’efforts que d’autres. Il y en a certaines que je ne comprends toujours pas!
J’ai l’impression qu’en t’écoutant, il y a aussi cette notion d’appel. Que le silence effectivement n’est pas découpé de façon arithmétique mais qu’il y a de la place pour une distance justement. Un déplacement qui appelle le mouvement et en se mettant à son écoute, cet appel nous enveloppe… quand tu dis par exemple: “j’entends quand le silence s’arrête”.
Quand tu joues certaines pièces ou quand tu improvises, est-ce que tu as l’impression d’appeler quelque chose, ou de recréer du lien, de lancer, de relier cette distance avec le Japon, avec ton île?
Je joue beaucoup, quand j’improvise, avec cette notion de silence. D’ailleurs, j’ai mis du temps pour improviser. Je me suis toujours dit que je ne suis pas improvisatrice. Je suis plutôt interprète. C’est là que je me suis formée en tant que musicienne. J’avais toujours un complexe de dire que je ne savais pas improviser. A un moment donné, grâce à des rencontres avec des artistes, en travaillant avec eux, je me suis dit, non en fait, j’ai mes propres idées et c’est ça que j’interprète. Et à ce moment là tout est venu beaucoup naturel.
Trouver quelque chose qui vibre à l’intérieur
Quel conseil aimerais-tu donner à une jeune femme qui s’implique dans les musiques de création?
C’est très important de tester différentes choses. Même dans le domaine de la musique contemporaine et des musiques de création. Il y a toute une échelle de différences esthétiques et de différences techniques et de façon de faire. Pour moi, c’est très important d’expérimenter toutes les différentes étapes et les différentes esthétiques, les différentes rencontres. Profiter au maximum des collaborations avec d’autres artistes pour être inspiré et trouver quelque chose qui vibre à l’intérieur de soi et qui nous montre vers où on veut aller. (Ca peut même changer par époque). J’ai moi-même été beaucoup inspirée par cette recherche d’identité donc j’ai beaucoup travaillé sur le répertoire de la musique contemporaine japonaise. Après je suis passée à autre chose. Maintenant je peux m’ouvrir un peu plus du côté de la “non écriture”. Je ne pouvais pas du tout imaginer faire ça, il y a quinze ans. Je ne me suis jamais dit que je pourrais jouer quelque chose qui n’était pas écrit. C’est surprenant d’être surprise par moi-même!
Qu’est-ce que je peux faire en tant qu’artiste?
Parmi les projets que tu mènes en ce moment, y en a-t-il un dont tu voudrais nous parler?
Dans le travail de médiation et de transmission que nous menons, je me suis beaucoup intéressée à comment intégrer les musiques contemporaines et de création dans ce domaine pédagogique. Je coordonne beaucoup de rencontres avec des enfants ou des associations sociales.
En ce moment, on est dans un processus de création avec une association qui a un groupe de paroles avec des femmes qui sont victimes de violences conjugales. Pour moi, ça fait un grand choc. Je me suis dit : qu’est ce que je peux faire en tant qu’artiste? Le fait de mettre en musique ces témoignages, qu’est-ce que ça change pour elles? Qu’est ce que ça peut changer pour une société ? Comment peut-on tendre les oreilles pour faire sortir des témoignages. Déjà, le fait que cette personne soit entendue, c’est déjà une grande étape.
Le spectacle tourne autour de cet isolement qui existe en société. C’est un grand challenge pour moi et notre ensemble de travailler sur ce sujet. La création aura lieu au mois de mars autour de la journée internationale du droit des femmes.
Propos recueillis par Céline Pierre un 17 janvier 2022 à Strasbourg.
Photos © Céline Pierre