Ictus
Au bord du vertige

Interviews 04.03.2021

Einstein on the Beach s’est vite affirmée comme une œuvre incontournable de la musique contemporaine. Elle est entrée rapidement au répertoire, a été plusieurs fois montée au fil des décennies dans la version mise en scène par Bob Wilson, et trois fois enregistrée (disques de 1979 et 1993, DVD capté en 2014 au Théâtre du Châtelet).

Jean-Luc Plouvier, pianiste et directeur artistique d’Ictus nous raconte …

Qu’est-ce qui a poussé Ictus à s’attaquer à un tel monument en 2018, plus de quarante ans après sa création?

Le disque est sorti en 1979, c’est exact, et j’avais 16 ans — est-ce que cela répond à la question ?

Comment s’est opéré pour votre version le choix des collaborations, qui ne semblent pas couler de source au premier abord : Suzanne Vega en interprète principale des textes (une chanteuse identifiée pop/folk), le Collegium Vocale Gent (un chœur initialement spécialisé dans les musiques anciennes) et l’artiste visuelle Germaine Kruip (plutôt identifiée comme plasticienne que comme metteuse-en-scène) ?

C’était un soir d’après-spectacle au Kaaitheater de Bruxelles. Le directeur du lieu, Guy Gypens — qui avait été directeur de Rosas et nous a toujours soutenus —, le manager du Collegium, Bert Schreurs, et moi-même avons fait le serment des braves : OK, on le fera, à n’importe quel prix ! Nous avions 16 ans à la même époque, évidemment… Le Collegium ? Tu serais peut-être étonné de découvrir ce qu’est aujourd’hui un choriste du Collegium. Pas un seul des 14 chanteurs qui se sont portés volontaires pour l’aventure n’est étranger à la musique pop. Une bonne partie possède son petit home studio et chipote avec son ordinateur. Ainsi va le monde. 

Quant à Suzanne Vega — l’idée vient de Bert — elle répond par contre aux critères du vrai tempérament littéraire et de la diction impeccable.  Elle possède en outre un authentique accent new-yorkais très doux, d’une étrangeté familière et sans emphase — un instrument dont nous ne voulions pas nous passer. Le type de modernisme qui se déploie ici trouve sa source chez Gertrude Stein ; il s’agit de passer en toute élégance au travers d’un livret très monté, très haché, tout en répétitions et parataxes, et polyphonique dans sa texture : nous avons confié à Suzanne tous les textes, toutes les voix. Sur cette vidéo, tu la verras rendant hommage à l’écrivaine Carson McCullers, chaussée de petites lunettes, si peu pop-star, lors d’un marathon de poésie. Nous sommes tombés dessus et notre décision était prise ! 

L’« installation visuelle » provient d’une quête plus difficile à cerner, d’une utopie toujours au travail. Sans doute s’agit-il de prendre acte d’une légère fausseté dans la présentation des musiques contemporaines, lorsqu’elles prétendent se mouler un peu trop bien dans le dispositif du concert classique — et je ne m’en prends ici à personne, j’inclus Ictus dans le symptôme général. Il en exsude à l’occasion une sorte d’insincérité, une indéfinissable impression de lâcheté artistique ou d’avion sans pilote. Par contre, se contenter de flanquer le concert d’une projection vidéo — eh bien, c’est tricher. 

Nous avions une certaine expérience du concert très long, trop long, qui se présente comme un flux inarrêtable suscitant différentes écoutes, différents réglages de l’attention ou de la distraction par l’auditeur. Il n’est pas inintéressant d’inclure l’errance de l’écoute dans le dispositif d’écoute lui-même. Je ne suis pas certain que nous persévérons dans cette voie « je propose, tu disposes », mais elle a produit pour un temps une euphorie certaine, des deux côtés du bord de scène. 

La première demande que nous avons faite à Germaine Kruip était précisément de flouter un peu ce bord, de suggérer un effacement de l’espace frontal et de le rendre circulaire. 

Einstein, ça tourne, ça n’arrête pas de tourner

L’autre demande, plus décisive, était qu’elle nous aide par la scénographie (somme toute assez simple, mais il fallait trouver) à faire du travail musicien lui-même le propos théâtral central. C’est une apologie du pur concert, ce spectacle ! Il s’agissait de bien dégager les nervures,  les différentes lignes de force diagonales capturées dans cette machinerie répétitive et polyrythmique où chacun écoute chacun au bord du vertige. Pas de chef au centre, par exemple, mais un rythmicien à jardin qui donne le pulse, et un autre à cour qui nous aide à compter les innombrables emboîtements de répétitions et de reprises. Puis des musiciens au centre qui repositionnent les éclairages ; d’autres qui se lèvent pour donner un signal à l’ingénieur son ou déclencher une bascule lumière, tourner la page d’un soliste, des choses comme ça. Il y avait un projet  très matérialiste,  inspiré par la danse contemporaine — et en particulier par nos amis de Rosas — de se passer des coulisses, de valoriser tous les gestes, les gracieux et les utilitaires, et de les traiter avec la même dignité.

Votre version est très singulière du point de vue musical, il est même certaines séquences où l’on peine à reconnaître la partition, notamment en raison des sons utilisés par les deux synthétiseurs. J’y ai entendu des passages quasiment techno, des moments où l’aspect pop est clairement assumé. Tu m’as dit que rien n’avait été changé dans la partition. Qu’est-ce qui vous fait donc sonner si différemment des versions originales?

Chaque partition engage son traitement… Pas seulement ce que disent les relations entre les notes, pas seulement les notations et les didascalies, mais aussi bien l’esprit qui souffle dans sa graphie, sa présentation et ses lacunes. Quitte à surprendre, je dois révéler ceci : il n’existe pas de partition unitaire, finie et soignée dans les détails, d’Einstein on the Beach. Tu ne trouveras par exemple nulle part un résumé de la nomenclature (des effectifs), ni le nombre de choristes idéal, tu ne sais pas si les chanteurs des parties solistes sont à choisir parmi les choristes ou doivent être engagés à part, tu ne comprends pas pourquoi il faut trois flûtes durant quelques minutes seulement, et pas tout du long, s’il faut un sax alto ou ténor, et ainsi de suite.

Tu comprends bien qu’il te faut deux orgues électriques (« organ1 », « organ2 », dit la partition), mais sans que soit donnée la moindre indication de registration. Il n’y a du reste aucune indication de tempo ni de dynamique. 

Bref : la partition ressemble d’une certaine manière à une partition du XVII siècle, joliment écrite à la main — le titre tapé à l’Olivetti laissant toutefois un indice quant à son époque. Les textes sont livrés à part dans un petit opuscule, mais la manière de raccorder texte et musique n’est que vaguement évoquée. Ainsi avons-nous dû nous livrer à un véritable travail de reconstruction à partir des pochettes de disques (deux versions), de programmes de salle disponibles en ligne, et bien entendu de l’écoute des enregistrements eux-mêmes. L’histoire du processus créatif de cet opéra n’est pas sans importance non plus. On en trouve le récit par fragments, et la partition que je décrivais en porte elle-même l’empreinte : travail collectif en ébullition, essais et ratages, émergence du sens et de la forme par montage et re-montage, signe de reprise griffonné ci ou là en dernière minute pour rendre les durées conformes aux besoins scéniques, etc. Tout cela s’avère peut-être un peu décourageant dans la première phase du travail, mais se transforme en un défi très enthousiasmant par la suite. Tu comprends que le travail collectif doit continuer, en somme, qu’il reste ouvert, et tu te promets de ne pas te satisfaire d’une sorte d’archéologie musicologique. L’œuvre te détourne de cette approche, elle est encore vibrante de potentiels à explorer. 

Ainsi l’épisode « pop » que tu évoquais, Building  est-il le plus ouvert de toute la partition. Formellement, il a valeur d’intermezzo. Une combinatoire complexe d’arpèges rythmiques pour les deux orgues, en diminution ou en augmentation (comme d’hab’, oserais-je dire) semble devoir être colorée par des harmonies d’instruments à vent et de voix, à qui le compositeur donne laconiquement le mode pentatonique à utiliser (et débrouillez-vous). Sur les deux disques disponibles, cette texture supporte en outre un solo de saxophone :  plutôt « free » dans la version de 79, et un épouvantable solo « jazz FM » dans la version de 93. 

Nous est alors venue l’idée de pré-enregistrer les parties d’orgues en MIDI dans l’esprit de la musique dance (séquencée, mécanique, très rapide, en filtrant les aigus, avec un bon gros résonateur dans les basses), et de confier le solo à notre flûtiste Michael Schmid. Il se lançait à l’époque dans l’étude de l’intégrale pour flûte de Sciarrino. Je lui ai fait une maquette en mixant les séquences de synthé avec la pièce Unity Capsule de Brian Ferneyhough noyée dans l’écho, il a tout de suite compris l’idée de l’impro à faire, c’était dans la boîte. Je ne veux pas accumuler les anecdotes, mais je tente de transmettre un peu de l’esprit qui régnait durant le travail préparatoire. Et je le dis encore : cet esprit, il n’est rien d’autre que le vent qui se lève lorsqu’on ouvre la partition. Nous n’étions animés par aucune idée de profanation, mais la fidélité artistique implique aussi, tous les interprètes le savent, de pouvoir traverser des moments transgressifs. Un spectateur furieux m’a pris à partie au sujet de Building, à l’issue d’un concert. Il se sentait floué ; il ne me croyait pas ; il n’admettait pas qu’il puisse y avoir fracture entre l’écriture et l’image sonore.

Il faut une grande endurance et une concentration extrême pour jouer cette œuvre, issue de la “période vache” de Philip Glass, comme vous l’annoncez sur le site d’Ictus. Tu es toi-même très longtemps au clavier sur scène. Dans quel état doit-on aborder cette performance en tant qu’interprète ? Comment en ressort-on ?

J’aime cette période vache, j’avoue. Les petites permutations sur cinq notes, les rythmes additifs et soustractifs imprévisibles, à grande vitesse, tout cela se donne sans honte aucune dans sa pure mécanicité, et pourtant ça tremble, ça n’arrête pas de trembler, la mémoire et la perception sont constamment mises en déroute. On entend alors des voix supplémentaires, les fameux psycho-acoustic sub-products of repetition théorisés par Steve Reich.

Ce tremblé de l’objet simple est la pulpe véritable du minimalisme.

Il appelle chez l’interprète un état de jeu très particulier, à la fois inflexible et doux, qui accueille l’accident (il y en a toujours) et le résout comme le couturier résout l’accroc au fil de la main. Non, ce n’est pas si épuisant à jouer. Je suis triste quand cela s’arrête après trois heures et demie, je n’ai pas envie d’aller au bar, je voudrais un bis. La tension interprétative, celle qui anime le plexus solaire, ne se dirige ici ni vers la force ni vers la grande phrase ni vers la prouesse, mais vers une sorte de folie de la modération. Ne rien ajouter, suivre ce collier de dizaines de milliers de perles, se faufiler dans les polyrythmes comme un lézard, et aller de la sorte (andante même quand ça va très vite) jusqu’au bout du tunnel.

Giorgio Agamben a de remarquables propos sur la puissance de la retenue. Il cite Dante : « Qui a l’usage de l’art a la main qui tremble ». Et il ajoute : « Qui manque de goût ne parvient jamais à s’abstenir de faire quelque chose, le manque de goût est toujours un ne-pas-pouvoir-ne-pas-faire ». Le Philip Glass plus tardif, je le perds. À mon sens, il s’arrête de trembler.

Propos recueillis par Guillaume Kosmicki

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