Hae-Sun Kang et le désir d’aller plus loin

Interviews 10.02.2023

À l’occasion du festival Présences de Radio France qui se met à l’heure coréenne avec son invité d’honneur Unsuk Chin, nous avons rencontré la violoniste et soliste de l’Ensemble Intercontemporain (EIC) Hae-Sun Kang, artiste coréenne et amie de longue date de la compositrice. Très impliquée elle-aussi dans la manifestation, Hae-Sun Kang jouera à plusieurs reprises la musique de sa compatriote et sera au côté de la compositrice et chanteuse Héloïse Werner pour la création mondiale de close-ups commandée par Radio France.

Membre de l’EIC depuis 1994, Hae-Sun Kang est professeur de musique de chambre et professeur référent des étudiants d’Artist Diploma et de l’Ensemble Next au Conservatoire National Supérieur de Paris.

Hae-Sun, es-tu née dans une famille de musiciens?
Ma mère était pianiste professionnelle et ma sœur est pianiste et claveciniste, installée en Corée. Mon frère a fait du violoncelle, ce qui nous a permis de jouer en trio avec ma mère ; mais il a aujourd’hui pris d’autres directions professionnelles. Mon père, décédé depuis très longtemps, n’était pas musicien mais a beaucoup contribué à ce que ses enfants le deviennent, en m’achetant notamment le violon italien que je n’ai jamais quitté, un Balestrieri de 1764.

En quelle année arrives-tu en France et quelle formation as-tu en y arrivant?
Ma mère musicienne rêvait d’envoyer ses deux filles en France pour que nous y soyons formées dans la véritable tradition musicale occidentale. J’arrive donc à Paris avec ma sœur aînée (j’ai à peine quinze ans) et nous entrons toutes les deux au CNSMD rue de Madrid, elle dans la classe de Robert Veyron-Lacroix et moi chez Christian Ferras. J’ai obtenu mon Prix au bout de trois ans et j’ai fait, avec lui, un troisième cycle de deux ans, juste avant sa mort. Privée de mon professeur, j’ai ensuite beaucoup voyagé pour continuer à me former et j’ai passé de nombreux concours internationaux. Je citerai d’abord le Concours Menuhin à Paris où j’obtiens deux prix spéciaux, l’un pour Tzigane de Ravel et l’autre pour le mouvement lent de la troisième Sonate de Brahms, à ma grande fierté car on reprochait beaucoup, à l’époque, aux interprètes asiatiques leur manque d’expressivité dans le répertoire romantique. Mon Prix du Concours international de violon Rodolfo Lipizer, en Italie, m’a permis d’obtenir de nombreux concerts tout comme le Concours musical international de Montréal, l’équivalent du Reine Elisabeth de Bruxelles, qui m’a fait débuter ma carrière avec les grands concertos du répertoire et de longues tournées internationales.

Vient le moment où tu décides de te fixer à Paris…
En 1993, en effet, l’année où je passe le concours de violon solo à l’Orchestre de Paris, sans savoir vraiment à quoi je m’attendais. J’y suis reçue à l’unanimité mais je n’étais absolument pas préparée à assumer une position de super soliste dans un orchestre. C’est un rôle de leader auprès d’une communauté de musiciens qui attend de vous que vous fassiez le relais entre le chef (Semyon Bychkov à l’époque) et eux. L’Orchestre de Paris n’avait jamais encore confié ce rôle à une femme, qui plus est à une asiatique! Ce fut un douloureux échec, quelque chose qui m’a beaucoup affectée ; mais « à toute chose malheur est bon », dit-on en France ; Pierre Boulez, venu diriger l’orchestre de Paris, m’a sortie de cette situation fâcheuse en m’invitant à venir jouer à l’EIC en supplémentaire durant l’année 1994. Jacques Ghestem ayant eu la bonne idée de prendre sa retraite deux ans plus tôt que prévu, une place s’est libérée dans le rang des violonistes que je rejoins la même année après avoir remporté le concours d’entrée. 

Comment qualifierais-tu ta propre expérience au côté de Pierre Boulez?
C’est une chance inouïe de l’avoir rencontré ; un véritable sauvetage à l’époque la plus difficile de ma vie de musicienne. Je n’ai même pas eu besoin de le mettre au courant de ce qui se passait avec l’Orchestre de Paris. Tout le milieu musical en parlait ! Je peux dire que Pierre Boulez m’a « sauvé la vie ». Il m’a donné ma chance comme il l’a fait pour tant d’autres. La première année à l’EIC a été terrible pour moi car j’étais seule au pupitre des violons ; Jeanne-Marie Conquer était en congé de maternité et Maryvonne Le Dizès avait pris une année sabbatique. Je devais apprendre tout le répertoire, y compris les grandes pièces de Boulez, Répons, …explosante-fixe…, etc. Je n’ai jamais autant travaillé de ma vie mais j’avais pour cela les capacités et je me sentais, cette fois, bien à ma place.

Tu vas, dis-tu, une fois par an en Corée pour donner des concerts…
J’y suis allée quelque fois en effet pour jouer en soliste les concertos du répertoire avec les différents orchestres de Séoul avant que Unsuk Chin ne collabore avec Myung-Whun Chung au sein du festival de Séoul ; j’ai pu y jouer les concertos de Dusapin, de Ligeti, de Berg. Elle a beaucoup contribué à importer la musique contemporaine dans la programmation et s’est faite une place dans son pays, au côté du maître Chung et grâce à ce festival qui a fonctionné durant quelque huit années. Elle dirige aujourd’hui le festival de Tongyeong, ville de naissance de Isang Yun.

 Es-tu reconnue dans ton pays avec la même notoriété que celle que tu as acquise en France?
Je n’ai pas d’avis là-dessus, trop éloignée aujourd’hui de mon pays, même si ma mère s’est beaucoup investie pour que je puisse jouer en Corée. C’est grâce à Unsuk Chin, qui m’a invitée tous les ans, que j’ai pu découvrir la scène coréenne.

Comment la musique contemporaine est-elle reçue par le public coréen?
Le public est, comme en France, friand de musique du grand répertoire. Mais il sait reconnaître, grâce à des personnalités comme  Myung-Whun Chung et Unsuk Chin, la qualité et l’intérêt de ce qu’on leur propose.

Où et quand rencontres-tu Unsuk Chin?
C’est par l’intermédiaire de l’EIC qui l’a jouée lorsque David Robertson avait la direction de l’Ensemble ; elle est revenue une deuxième fois, en 2006, et a décidé d’écrire une pièce pour moi, le fameux double Bind ? (Double sens ?) pour violon et électronique que l’on entendra durant le festival Présences. C’est une pièce un peu théâtrale qu’elle m’a demandé, en plaisantant, de jouer avec une tenue plutôt légère et très décolletée… D’un tempérament plutôt explosif, Unsuk voulait que je quitte mon attitude un peu retenue, due à mon éducation très stricte, et que j’aille chercher au fond de moi la femme coréenne libérée que je ne montre pas… À la fin de la pièce, je dois faire semblant de casser mon violon!  Elle aurait aimé que ce soit moi qui joue double Bind sur le plateau du studio 104 mais j’ai préféré confier l’œuvre à l’une de mes élèves car il s’agit d’un concert d’étudiants en partenariat avec le CNSMD de Paris. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de jouer son premier concerto pour violon, plusieurs fois en Europe et aussi en Corée.

Avez-vous pu parler ensemble de ses années passées à Hambourg auprès de György Ligeti, une époque qu’elle n’aime plus vraiment aborder aujourd’hui?
Elle m’a souvent dit que ses rapports avec Ligeti avaient été difficiles. En même temps, avoir été l’élève de Ligeti est plutôt prestigieux! De la même manière que j’aime beaucoup parler de ma rencontre avec Pierre Boulez qui a été si important dans ma trajectoire de violoniste. Mais Unsuk Chin, comme Ligeti, est une forte personnalité et je veux bien croire que les affrontements n’ont pas dû être toujours très tendres.

Je suppose que tu es à l’origine de la tournée de l’EIC en Corée en 2016 où tu as joué Mar’eh, le concerto de Matthias Pintscher…
C’est une fois encore grâce à Unsuk Chin qui a invité l’EIC et son chef ; je connaissais Matthias Pintscher avant qu’il n’entre à l’EIC car j’avais déjà joué avec lui son premier concerto pour violon à Bruxelles et Mar’eh à Berlin dans sa version pour grand orchestre ; je lui ai demandé à cette occasion de transcrire son concerto pour l’effectif de l’EIC ; ce qu’il a fait et c’est dans cette version qu’il est joué aujourd’hui sur la scène internationale.
Nous retournons en Corée cette année en avril durant une semaine pour des concerts de musique de chambre et des interventions au Seoul Art Center, à l’Ilshin Hall et à la National University. Cette fois-ci, c’est moi qui ai été contactée et qui mène le projet.

Aurais-tu quelques mots pour nous parler de la musique de Unsuk Chin, de son écriture, toi qui la ressens de l’intérieur puisque tu la joues?
Elle me parle beaucoup, musicalement d’abord, car ses partitions sont toujours superbement écrites, mais aussi émotionnellement ; même si je ne suis pas restée beaucoup en Corée, puisque ça fait quarante-cinq ans que suis en France, je ressens quelque chose de mes racines, de mes souvenirs d’enfance, des sources populaires de la Corée qu’elle s’autorise d’ailleurs aujourd’hui à intégrer dans sa musique : avec son concerto pour Sheng (orgue à bouche), par exemple, écrit en 2009 pour le virtuose Wu Wei, ou encore Gougalon, que l’on entendra à Présences ainsi que Alaraph, Ritus des Herzschlags, la pièce la plus coréenne qu’elle ait jamais écrite, prévient-elle, qui sera donnée en création mondiale.

Parlons maintenant du concert programmé au festival Présences où tu joues, en duo, deux pièces en création, celles de Unsuk Chin et d’Héloïse Werner,
C’est la première fois que Gran Cadenza, pour laquelle la violoniste allemande Anne-Sophie Mutter avait jusque-là l’exclusivité, sera entendue en France. C’est une pièce relativement récente pour deux violons (2018), redoutable, comme tout ce qu’écrit la compositrice, que je jouerai avec un de mes anciens élèves du DAI, David Petrlik. Quant à la nouvelle œuvre d’Héloïse Werner, Close-ups, elle nous fera changer totalement d’atmosphère. Un texte écrit par la sœur d’Héloïse est associé à la partie de violon. Il est dit et chanté par la compositrice qui manipule également quelques accessoires. Je suis, quant à moi, assise sur une chaise haute et prend part à des éléments de mise en scène. Nous sommes en train d’en régler les derniers détails.

Quels sont tes projets pour l’année 2023?
Je n’ai pas de création à proprement parler dans les mois à venir mais je participe à l’enregistrement de l’intégrale des Concertos de Ligeti avec l’EIC sous la direction de Pierre Bleuse. Je fais très peu d’enregistrements. Il y a eu Anthèmes II de Boulez chez Deutsche Grammophon en 2000 et je n’ai pour l’instant qu’un seul CD monographique (Electron libre chez Klarthe en 2021) que j’ai accepté de faire pour honorer et remercier les compositeurs qui m’avaient passé commande et qui m’ont dédié leur partition ; mais je me méfie du disque qui fixe une interprétation quand je sais pouvoir aller encore plus loin dans mon jeu. En même temps, j’ai déjà beaucoup joué le Concerto pour violon de Ligeti et je pense que le moment est venu de le graver. Je me réjouis de cette belle initiative que je partage avec mes deux collègues, le pianiste Dimitri Vassilakis et le violoncelliste Renaud Desjardins.

Propos recueillis par Michèle Tosi

Photo © Franck Ferville
Photos © Le regard de James

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