Farnaz Modarresifar, une « femme persane » pas comme les autres

Interviews 14.11.2023

De ses magnifiques yeux noirs, elle vous regarde, et d’emblée vous vous sentez gagnée par son charme, sa joie communicative, son rire sonore… et ce n’est qu’une entrée en matière ! Si vous l’écoutez jouer du santûr, la cithare sur table à cordes frappées de la musique persane, c’en est fini de vous ! Vous n’avez plus qu’une seule envie : courir à tous les concerts où Farnaz Modarresifar improvise, joue le répertoire traditionnel persan ou sa propre musique, car elle est aussi compositrice. Alors courez, courez… car la musicienne est partout en ce mois de novembre !

Farnaz Modarresifar participe au spectacle de Bartabas, nouvelle déclinaison du Cabaret de l’Exil du théâtre Zingaro, consacrée cette fois aux Femmes Persanes. Elle est aussi cette saison compositrice en résidence de l’Ensemble Sillages et de la Maison des Cultures du Monde avec l’Ensemble Zellig, après avoir été lauréate de deux académies de composition : l’une avec l’Orchestre de Paris, l’autre sous l’impulsion de l’ensemble l’Instant Donné et du compositeur Georges Aperghis. La restitution de cet atelier – le mot atelier convient davantage – aura lieu en public le 26 novembre à la Marbrerie de Montreuil.

La musique raffinée de Farnaz Modarresifar n’est pas réservée au public des salles de concert : elle a voyagé l’an passé dans toute la France et gagné de jeunes oreilles, puisque la compositrice a été lauréate du 24ème Grand Prix Lycéen des Compositeurs, grâce à ses Balades oniriques, imaginées pour les programmes de France Musique. 
Le secret d’un tel succès ? Sa sincérité sans faille, son exigence artistique, et son immense talent, bien entendu !

Farnaz Modarresifar a grandi en Iran dans une famille de mélomanes, où l’on écoutait aussi bien la musique classique persane que la musique classique occidentale, musique vers laquelle la petite Farnaz s’est tout de suite sentie très attirée : le piano était alors son instrument préféré. Il se trouve que le père de Farnaz jouait du santûr en amateur… la suite de l’histoire se devine aisément ! Farnaz Modarresifar aime dire qu’elle a choisi la musique, mais que c’est le santûr qui l’a choisie : magnifique cithare dotée de nombreux chevalets et d’une myriade de cordes, frappées par de fines baguettes aux douces terminaisons de coton (la musicienne en possède des centaines, qu’elles peaufine quotidiennement pour les adapter à ses mains).

En Iran, elle joue dans les deux styles: le style dit classique et le style contemporain. Dans la musique persane classique, qui s’est transmise de façon orale, l’improvisation joue un grand rôle, car les premières partitions ne sont apparues qu’il y a un demi-siècle. En Iran, Farnaz Modarresifar crée son propre groupe et compose. La poésie persane a une empreinte très forte sur sa pensée musicale, quel que soit le contexte, qu’elle improvise au santûr ou qu’elle compose.
La rencontre de Farnaz Modarresifar avec la musique contemporaine occidentale se fait grâce au DAAD, au détour d’un voyage académique en Allemagne, offert à quelques étudiants de l’Université de Téhéran. A la Philharmonie de Cologne, elle entend pour la première fois Atmosphères de György Ligeti. Fascinée par cette découverte, elle décide d’ouvrir une nouvelle voie dans son parcours de musicienne déjà riche. Elle se met à étudier la composition, d’abord en Iran puis à Paris, où elle arrive à 22 ans. 
Aujourd’hui bien installée en France, Farnaz Modarresifar partage son temps entre la composition et son activité de santûriste : elle est à ce jour l’unique musicienne à explorer la musique contemporaine avec cet instrument traditionnel. Ses recherches lui ont permis d’acquérir une grande diversité de timbres, grâce à de nouvelles techniques de jeu. 

Pour entrer dans l’univers de cette musicienne passionnante, l’automne parisien est riche ! Il suffit de se rendre à Aubervilliers, au théâtre Zingaro. On y trouve une Farnaz en costume traditionnel iranien, assise sous le chapiteau aux côtés de trois autres musiciennes iraniennes. Elle nous parle du processus de travail avec Bartabas.
Ma rencontre avec Bartabas s’est faite grâce à Maryam Karroubi,  responsable de programmation et de diffusion à la Maison des Cultures du Monde, qui lui a parlé de moi quand Bartabas cherchait des musiciennes pour ce nouveau Cabaret de l’exil. Il a écouté ma musique, et j’ai pu ensuite le rencontrer et lui proposer d’autres artistes. On a eu une résidence de trois jours au théâtre Zingaro pour enregistrer plusieurs pièces du répertoire de la musique classique persane, ainsi que des improvisations. Ensuite, Bartabas a construit son spectacle à partir de cette matière. Il est revenu vers nous avec quantité de propositions; pour quelques scènes, il nous a demandé de composer des musiques sur mesure.

Le thème de ce Cabaret de l’Exil, Les Femmes Persanes, résonne évidemment avec la situation dramatique des femmes en Iran aujourd’hui. Comment vis-tu ce coup de projecteur artistique sur une problématique sociale partagée par quantité de femmes de ta famille ou amies proches, restées en Iran ?
La situation des femmes en Iran a toujours été préoccupante, elle a toujours été au cœur de ma vie, parce que je suis née après la révolution. Pour ma génération, et davantage encore pour celle de ma mère, le problème a toujours existé ! A chaque fois que je retourne en Iran, je suis confrontée à cela. Ce qui change aujourd’hui, c’est que les femmes ne sont plus seules; certains hommes les soutiennent. 
Pour une Iranienne, cette création du théâtre Zingaro est forcément accompagnée de sentiments ambivalents: les chevaux et les écuyères évoluent dans l’eau, eau qui symbolise le bain de sang, c’est en tout cas comme ça que je le vois. 
Évoluer si librement sur des chevaux sous un chapiteau, les femmes iraniennes en rêvent, mais elles ne le peuvent pas  ! Jouer de la musique et danser sur scène aussi ! Je ne peux pas ne pas y penser. 
Quant à nous, les quatre musiciennes iraniennes de ce spectacle, nous sommes vêtues du costume traditionnel et nous jouons la musique du répertoire classique persan, sur les poésies de deux poètes contemporains : tout cela nous met dans un état paradoxal très particulier. Je n’ai jamais vécu une telle chose!
La chanteuse Firoozeh Raeesdanaee, qui chante à mes côtés et qui est mon amie depuis plus de 17 ans, puisqu’on était ensemble au Conservatoire National de Téhéran, n’a jamais chanté en public en Iran. Dès que j’entends sa voix dans le spectacle, j’ai des frissons… Je pense à toutes les occasions manquées, tout ce qu’elle n’a pas pu vivre sur scène chez nous. C’est un sentiment très fort.

Dans tous les spectacles du théâtre Zingaro, en dehors de la grande poésie qui se dégage immédiatement, il y a un aspect très contrôlé, à cause des numéros qui s’enchaînent et qui sont mémorisés par les chevaux. Les moments musicaux correspondent aux évolutions des chevaux et des écuyères, donc tout est réglé “comme du papier à musique”…
En effet, d’ailleurs, pendant notre résidence de trois jours à Zingaro, au moment où l’on enregistrait la matière sonore du spectacle, les chevaux ont été dressés sur les enregistrements de notre musique, plusieurs heures par jour. Il fallait qu’ils puissent se familiariser avec nos improvisations, pour finalement connaître par cœur cette musique et ce langage, tout nouveau pour eux. Au mois de septembre, quand les répétitions ont commencé, il a fallu beaucoup de temps avant que les chevaux s’habituent à notre présence et à celle des instruments. Au début, pour ne pas les troubler, on jouait dans le même tempo et sur les mêmes durées que ce qu’on avait improvisé pendant la phase préliminaire – même si c’était difficile à reproduire. Petit à petit, les chevaux nous ont offert un peu plus de liberté, on a pu assouplir les choses.

Il y a de ta part une forme de militantisme, ou disons d’engagement fort, à faire venir une musicienne de Téhéran, Firoozeh Raeesdanaee, chanteuse mais aussi joueuse de kamantcheh, pour ce spectacle, qui, s’il n’est pas militant – car ce n’est sans doute pas son objectif – a le mérite de porter les regards sur la situation dramatique des femmes en Iran ?
En effet, c’est pour ça que j’ai tout de suite accepté de participer à ce Cabaret de l’Exil, sans réfléchir aux éventuelles conséquences pour la musicienne que je suis et qui retourne régulièrement en Iran. Ce que j’admire dans ce spectacle, c’est de pouvoir partager avec le public la situation dramatique des femmes en Iran depuis tant d’années, et qui s’est aggravée depuis septembre dernier. Grâce à Bartabas, il y a 600 – 700 personnes qui viennent tous les soirs au théâtre Zingaro, et qui en sortant du spectacle cherchent à comprendre les choses, à en savoir davantage sur la situation. Grâce à ça, et aussi grâce aux interviews accordées par Bartabas, on peut en apprendre davantage sur les conditions de vie des femmes en Iran. J’ai beaucoup de reconnaissance pour cela !

Le 9 novembre Farnaz, tu étais le midi au Théâtre du Châtelet (Déjeuner-Concert) pour assister à la création par l’Orchestre de Paris de ton oeuvre “Les aiguilles de l’horloge sursautèrent”, dirigée par la jeune cheffe Anna Sulkowska-Migon, et le soir tu filais jouer sous le chapiteau du théâtre Zingaro… Riche emploi du temps ! Est ce qu’on peut évoquer la source poétique de cette pièce écrite dans le cadre de l’Académie internationale des jeunes compositrices de l’orchestre, qui s’est déroulée sur deux ans ? 
Dans le cadre de cette académie, j’ai écrit d’abord une pièce pour 13 musiciens, qui a été créée sous la direction de Lars Vogt. Il se trouve que dès la première année de l’académie, avant même de rencontrer Lars Vogt,  j’ai vu une vidéo diffusée par France Musique, une interview dans laquelle il annonçait sa maladie, le cancer qui l’a emporté par la suite. Je me souviens parfaitement de ses propos, de son ton joyeux, de ses yeux rieurs, envers et contre tout. A un moment, il a eu ces mots magnifiquement sincères :  “comme je ne sais pas de quoi sera fait le lendemain, chaque lever de soleil devient un miracle”. C’est resté dans ma mémoire; ça m’a vraiment bouleversée, parce que j’ai moi-même été plusieurs fois confrontée à cette grave maladie dans ma famille. L’idée m’est venue alors de baser ma première pièce pour 13 musiciens sur un poème de Forough Farrokhzad, qui parle de la nécessité de vivre intensément l’instant présent dans la relation amoureuse. On peut tout à fait étendre cette maxime à la vie dans son ensemble, et l’interpréter plus personnellement. J’ai donc emprunté à la poétesse ce vers “Les Aiguilles de l’horloge sursautèrent”, et j’ai composé ma première pièce, dirigée par Lars Vogt, à partir de cette idée. Après sa disparition, quand il s’est agi d’écrire pour l’orchestre (43 musiciens cette fois), j’ai voulu bien entendu lui rendre hommage en revenant au même texte, d’autant que je savais – on en avait parlé ensemble – qu’il avait été sensible à l’esprit de ce poème.

Farnaz, on avait évoqué au moment de l’enregistrement des Balades oniriques par France Musique, l’esprit de ces pages inspirées par tes rêves, et notamment ton attirance pour le thème de la mort. Est-ce que cette fascination fait partie intégrante de la sensibilité iranienne, ou bien cela t’est personnel ? 
Je peux dire que c’est toujours présent chez moi, sans doute pour des raisons personnelles ou sociales. Mais je crois que la mort est présente en filigrane dans la littérature et la sensibilité des Iraniens, et si l’on peut considérer que vivre avec cette pensée de la mort, n’est pas tout à fait normal, je trouve pour ma part que ça rend la vie plus belle. Car finalement, cette conscience d’une fin possible donne de l’importance à tout ce que l’on voit et ce que l’on vit; ça permet de goûter pleinement tous les moments de l’existence.

Je crois savoir que tu as beaucoup apprécié ta collaboration avec la jeune cheffe d’orchestre polonaise Anna Sulkowska-Migon  ?
En effet, elle a une grande connaissance du répertoire classique et une vraie passion pour la création. J’avais quelques craintes au début, parce que je ne la connaissais pas, et qu’on n’avait qu’un demi-service de répétition (soit 1h30), ce qui n’est pas très confortable pour une création. Dans ma partition il y a beaucoup de points culminants, beaucoup de temps libres, de parties ad libitum qu’on doit vraiment gérer musicalement, pour obtenir la dramaturgie qui convient à la pièce. Quand la répétition a commencé, elle est arrivée avec la partition, et j’ai pu voir qu’elle l’avait étudiée très précisément. Tout s’est magnifiquement passé: quelle chance pour moi !

Je crois savoir qu’elle envisage de continuer à travailler avec toi ?
En effet, et je m’en réjouis vivement !

La Brèche Festival – Farnaz Modaressifar from 8 streaming on Vimeo.

Est ce que tu as pu échanger avec les trois autres jeunes compositrices de l’Académie de l’Orchestre de Paris sur la situation des compositrices en France ? Est ce que tu as l’impression que les femmes sont encore trop minoritaires dans l’univers de la composition?
Certainement, et je dois dire que je suis toujours étonnée quand j’entends des femmes, compositrices ou instrumentistes, dire qu’on met trop l’accent sur la parité, qu’on ne devrait pas distinguer les genres. Bien sûr que la musique devrait se situer dans l’absolu au-delà des genres : je respecte vraiment cette vision des choses ! Bien sûr que ce qui importe c’est la personnalité de l’artiste, son histoire, son parcours ! Mais si l’on regarde les chiffres, les pourcentages des commandes passées, on s’aperçoit que, malgré tout ce qu’on assène, les femmes qui composent restent vraiment minoritaires; on en compte moins de 8 %. Et ça, j’estime que c’est inacceptable dans un pays comme la France, qui a toujours été pionnier, il me semble, en matière de féminisme. Même ici en France, l’égalité homme-femme reste un problème qu’il faut prendre à bras le corps !

Propos recueillis par Anne Montaron

Cabaret de l’Exil – Femmes persanes, Bartabas, Théâtre équestre ZIngaro au Fort d’Aubervilliers, jusqu’au 31 décembre 2023

Photos © Farid Modarresifar
Photos © Gary Gagosian
Photos © Festival Norouz – Fondation Calouste Gulbekian
Photos © Alfons Alt
Photos © Hugo Marty

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