Météo extérieure, météo auditive traduite en ondes sonores, voire météo des tréfonds de l’âme humaine, les Weather Pieces de Carol Robinson sont un voyage initiatique. Ces trois pièces explorent nos sensations et questionnent la force vitale du monde aussi bien que le danger et la mort inhérente. Elles font évoluer l’auditeur de l’univers de la contemplation, quasi-méditative, jusqu’au cœur du chaos.
Ce disque présente trois volets du cycle The Weather Pieces, dans lequel la compositrice s’intéresse à la traduction musicale de sa perception des phénomènes météorologiques. Ces œuvres engagent trois solistes, Carol Robinson elle-même dans Les si doux redoux, au cor de basset, la contrebassiste Charlotte Testu dans Black on Green et le guitariste Serge Teyssot-Gay dans Nacarat. En live, ils jouent chacun avec un dispositif électroacoustique simple, différent pour chaque pièce, trois à quatre enceintes disposées spatialement derrière ou autour d’eux, que le disque ne peut pas restituer. Les sons générés par un patch Max/MSP se fondent avec leurs propres sons instrumentaux, dans un trouble perceptif entretenu. Carol Robinson y introduit les voix des musiciens, surgissant à la façon de « pensées intérieures », ainsi qu’une part d’aléatoire qui oblige à une interprétation toujours nouvelle à chaque reprise de l’œuvre.
L’expression française « le redoux » a inspiré à la compositrice la première pièce, toute de retenue et de subtilité, de variations, de demi-teintes, de climats fondus et d’entrelacements. Les si doux redoux sont évoqués par le passage de sons suraigus, trames délicates mais glaciales, vers des textures plus graves et chaleureuses. La transition se fait dans la lenteur, sans heurt. Cette musique peut évoquer l’Extrême-Orient en nous rappelant les oeuvres du Japonais Tōru Takemitsu (1930-1997), comme In an Automn Garden pour orchestre de gagaku (1973), qui propose elle aussi une contemplation amoureuse de la nature, sans emphase ni heurt. La fine broderie entre le cor de basset et les sons électroniques n’est d’ailleurs pas très éloignée des effets de l’orgue à bouche shō. La voix qui murmure par moment est à peine perceptible. La concentration extrême transcende l’écoute.
La même énergie se retrouve dans l’introduction de Black and Green, mais le jeu de Charlotte Testu s’intensifie et s’enrichit d’une myriade de techniques et de sonorités, loin des textures lisses cultivées dans la pièce précédente. Le morceau se révèle vite organique, exploitant dans un grand crescendo les sonorités râclées et gutturales de la contrebasse, comme ses feulements en harmoniques. Carol Robinson y évoque un souvenir d’enfance dans le Dakota du Sud, ce moment où le ciel devenait vert, parcouru de petits nuages noirs très rapides qui annonçaient la venue des tornades et le danger. Le sourd grondement de la trame électronique en évolution figure cette menace imminente. Le texte chuchoté en français décrit ce moment précis d’un entre-deux inquiétant, qui peut tout aussi bien être apparenté à un état psychologique.
Les textures bruitées qui achèvent Black and Green ouvrent aussi Nacarat, cette fois dans la fureur d’une guitare saturée. Et pour cause : cette pièce propose la traversée d’un cyclone ! Une structure en arche, débutée dans la violence, évolue jusqu’au « calme absolu de l’œil du cyclone », puis revient à l’agitation initiale, poussée dans les extrêmes. La maîtrise des timbres de Serge Teyssot-Gay fait merveille dans ce grand voyage d’une demi-heure, traversé de nombreuses couleurs, elles-mêmes énumérées dans le texte clamé tour à tour avec agitation, inquiétude et fascination : « …zinzolin, parme, rouge vif, turquoise, blé, prune, absinthe, saphir, turquoise, jaune, mauve… », sans oublier le « nacarat », « une nuance tirant à la fois sur le rose et l’orange, irisée, pas vraiment fixe », comme la décrit Carol Robinson dans le livret.
Solidement construite, la narration de cet album est parfaitement menée par trois interprètes au jeu virtuose, d’une grande précision. Ayant eu récemment l’occasion de voir sur scène au festival Musique action deux de ces œuvres jouées par d’autres interprètes, le contrebassiste Louis-Michel-Marion et la guitariste Christelle Séry (il y avait également Le fond de l’air II pour saxophone soprano, avec Violaine Gestalder, et Blanc de neige pour trio), je constate que la richesse de ces partitions permet des versions renouvelées à chaque interprétation et que le disque offre la possibilité d’une écoute analytique fort intéressante : cela n’est pas toujours évident. Ce centrage sur les phénomènes météorologiques ne peut que résonner avec la mise en lumière du concept de l’anthropocène et la prise de conscience de la catastrophe écologique générée et entretenue par l’humanité. Ainsi, l’album de Carol Robinson invite tout autant à contempler les beautés fascinantes et terribles du monde qu’à nous interroger sur leur évolution, et peut-être même à imaginer la continuité d’un monde sans nous.
Guillaume Kosmicki
The Weather Pieces, Mode records, Juillet 2023
Photo © Sabine Mirlesse
Photo @ Sebastiano d’Ayala Valva