Décembre et janvier sont les mois où les mélomanes de tous bords et les discopathes font leur top 10 de leurs disques préférés de l’année écoulée. On fait de jolies photos, on annonce haut et fort qu’on va le faire et durant plusieurs jours voire des semaines nos fils d’actualités – sur tous les réseaux – sont envahis de goûts subjectifs bien assumés. Parfois argumentés et parfois non. Cette manie de s’improviser prescripteur esthétique permet néanmoins de découvrir de belles et rares musiques qui seraient certainement passées sous nos radar. Alors vive les tops !

Aimer la musique est sûrement la seule façon (et la plus belle) d’assumer la solitude. Écouter de la musique nous renvoie à la subjectivité la plus profonde : qui écrit un top veut sortir de cet esseulement, tendre la main à son prochain. Communiquer ses goûts musicaux permet aussi de se distinguer, de s’imposer dans un milieu social – et plus les découvertes sont pointues mieux on sera perçu ! On connaît tous quelqu’un qui est obsédé par les listes : il classe sérieusement ses artistes préférés, ses films vus dans le mois et calcule le nombre de livres lus dans l’année. Cette collectionnite de la liste rate malheureusement bien souvent son objectif : plutôt que d’intéresser, elle repousse car l’exhaustivité classée est épuisante.

Mais, janvier est aussi le mois des résolutions non tenues. Voici donc le top 10 des vinyles qu’il fallait écouter en 2022 et qu’on aimerait que vous mettiez sur vos platines en 2023, pas pour en parler sur Facebook mais juste pour le plaisir de l’écoute. Pour cette cinquième chronique, exceptionnellement les règles changent : plus de disques donc et moins d’exégèse. Dans un ordre totalement aléatoire et non hiérarchisé.

Maxime Denuc – Nachthorn – Vlek
Quand une hybridation musicale intelligente rencontre un compositeur à l’oreille fine et clubbeuse cela donne cet enregistrement ovni mais tellement addictif. Le compositeur belge Maxime Denuc contrôle en MIDI* le Grand orgue de l’Église St. Antonius de Düsseldorf. Grâce à ce système, l’orgue est contrôlé intégralement via un ordinateur,  terrain de jeu d’un compositeur de musique électronique plus familier de l’informatique que des orgues d’église. Cela produit une musique minimale aux sons baroques envoûtants proche de la transe.

Clarice Jensen – Esthesis – 130701 Records
Une œuvre splendide et très originale de la compositrice et violoncelliste  américaine Clarice Jensen. Elle met à l’honneur cette sensation qu’on appelle la chromesthésie – où l’oreille associe involontairement des couleurs à des sons. Accompagnée du pianiste délicat Timo Andres et des voix douces d’Emma Broughton, Francesca Federico et Laura Lutzke, ce disque nous plonge dans un bain sonore coloré entre musique post-classique et ambient pour une émotion musicale pure.

Djivan Gasparyan – I Will Not Be Sad In This World – All Saints
Il était temps que que cet album culte du légendaire joueur de duduk Djivan Gasparyan ressorte. Presque quarante ans après sa première sortie chez Melodya, ce disque au titre magnifique et qui a fait beaucoup pour la reconnaissance de cet instrument arménien est enfin re-pressé dans sa belle pochette originale après une réédition en 1989 grâce à Brian Eno et son label Opal. « Sans doute l’un des enregistrements les plus beaux et les plus émouvants que j’aie jamais entendus. » disait Eno. On le croit.

Toshi Ichiyanagi, Michael Ranta, Takehisa Kosugi – Improvisation Sep. 1975– Metaphon
Cet enregistrement adulé est enfin revenu dans les bacs, masterisé et soigneusement restauré. Initialement censée être une séance de soundcheck, cette longue improvisation à Tokyo des trois musiciens est devenue un disque et une œuvre à part entière. Un chef-d’œuvre de l’avant-garde underground qui rend hommage à Ichiyanagi, ce compositeur majeur japonais disparu en octobre 2022

J D Emmanuel– Electronic Minimal Music, (1979 – 1983) – Black Sweat Records
Voici un triple album, réédité une nouvelle fois en 2022, où l’on découvre un compositeur de musique électronique discret dans ses jeunes années expérimentales où l’influence des nappes sonores (et des fumées illicites) d’un Terry Riley donne des fruits extraordinaires. Cette compilation de pistes inédites du compositeur américain texan et toujours actif, connu pour son magnifique album Rain Forest music, doit encore attirer notre attention.

Jacqueline Nova – Creación de la Tierra: Ecos palpitantes (1964-1974) – Buh Records
Cette grande compositrice colombienne représentante de la musique d’avant-garde et électroacoustique de son pays, malheureusement disparue à quarante ans, commence lentement à sortir de son purgatoire. Buh Records fait un travail remarquable en ressortant sa grande œuvre, si fascinante, Creación de la Tierra. L’inintelligibilité des voix du peuple indigène U’wa, transfigurée électroniquement, jusqu’à ce que le chant devienne pleinement reconnaissable, fait de cette oeuvre phare du répertoire de musique concrète latino un objet musical bouleversant et parfois effrayant.

Jon Hopkins – Music For Psychedelic Therapy– Domino
On devrait se passer ce disque à chaque fin de journée, où terrassé par la fatigue du travail, englué dans les soucis quotidiens et assourdi par les bruits environnants, on ne souhaite qu’une chose, du silence ou de la musique facile. Ce disque est un juste milieu : il remplit le silence avec des sonorités splendides et sa facilité d’écoute cache un sérieux musical qui fait l’admiration. On débute par un triptyque somptueux capté dans la Cueva de los Tayos, sur le versant oriental de la Cordillère des Andes. Pour le plaisir de l’oreille et pour l’amour de la nature.

Pom Bouvier-b. –La fleur du bourdon – SILO Editions
C’est eux qui le disent. « Ni véritablement un label, ni vraiment une maison d’édition, pas tout à fait une résidence et encore moins un collectif d’artistes». Néanmoins, le Silo est un lieu magique, à la programmation rare et soignée. Cette ancienne cave coopérative contient un immense silo abandonné qui se trouve être désormais l’espace idéal pour enregistrer et performer des musiques expérimentales et sensibles. Cet album est une réussite pour Pom Bouvier-b., compositrice électroacoustique qui joue sur ses propres instruments – et ici, son Lamineur. « Comme une archéologue de la vibration, j’emmène avec moi une série de baguettes et d’objets que je peux faire vibrer ou utiliser pour taper, gratter, frotter, générer des sons et les saisir dans le retour de la résonance. C’est un jeu avec le lieu. L’instrument, le Lamineur, est comme une extension animale-ensemble, nous jouons à extraire cette fleur volatile. »

Christian Schoppik – Läuten der Seele – Hands In The Dark
Attention, ce disque est sûrement l’ovni le plus touchant de 2022. Cet assemblage merveilleux de sons, ambiances et musiques de films allemands des années 50 appelés Heimatfilm « film de terroir allemand »  : ces films où l’on voit des paysages ruraux, magnifiques avec de belles petites têtes blondes heureuses et où les histoires romantiques finissent toujours bien. Ce genre cinématographique avait bien évidemment des musiques “plan plan” que Schoppik s’amuse à transformer, boucler, exagérer. Idée splendide pour une musique pastorale-expérimentale.

Sarah Davachi – Two Sisters – Late Music
Avec Kali Malone et quelques autres (Lawrence English ou Claire M. Singer), Sarah Davachi s’impose de plus en plus dans le monde musical contemporain sur un instrument, l’orgue, que l’on croyait endormi dans Bach, Widor et Messiaen. Ce disque aux sonorités monumentales et graves ne fait que confirmer cette tendance. Entre les cloches du carillon qui ouvrent ce double album, les cordes somptueusement enregistrées et la voix de Dorothy Berry, on adhère à cette musique sans âge, minimaliste dans sa sincère pureté et si enveloppante.

François Mardirossian

* Le système MIDI est un circuit ou un module qui est spécialisé dans l’échange d’informations entre différentes sources. Le MIDI est chargé d’adapter les spécifications d’un appareil à un autre. Dès lors, tous les nouveaux synthétiseurs et autres pianos numériques vont pouvoir entrer en communication…