Entre Red et Black Halls du luxueux Forum international de Musique (NFM), le MEN de Wroclaw dirigé par Pierre Jodlowski met à l’affiche la création polonaise lors d’une soirée dédiée à l’Union des Compositeurs polonais, invite sur scène le Studio Dan venu de Vienne et rend un hommage appuyé à l’immense compositrice Elzbieta Sikora.
Saxophonie
Avec la sortie polonaise d’un livre d’entretiens et un CD Anaklasis affichant trois concertos, 2023 est une année anniversaire pour la compositrice Elzbieta Sikora née à Lwow et installée en France depuis une quarantaine d’années. Elle a dirigé durant près de dix ans le MEN qui l’accueille aujourd’hui au Black Hall pour un concert monographique autour du/des saxophones et de l’électronique. Rappelons que la compositrice s’est formée très tôt dans les studios du Groupe de Recherches Musicales à Paris ainsi qu’auprès des plus grands maîtres polonais de la musique instrumentale, tels que Tadeusz Baird et Zbigniew Rudzinski. « La musique est partout, nous dit-elle, « dans le souffle du vent, dans les gouttes de la pluie sur le rebord des fenêtres, dans le bruit des roues sur les rails […] ». Commande du GRM en 1998, Lisboa, tramway 28, hommage à Fernando Pessoa est donnée en première partie de concert, accompagnée d’un dispositif lumineux aussi discret qu’opérationnel. Lisboa, tramway 28 est une œuvre mixte pour saxophone et sons fixés, emblématique du travail de la compositrice et chef d’œuvre du genre. On s’embarque avec elle dans le célèbre bus jaune qui passe dans les principaux quartiers de la capitale portugaise : grincement de la machine, sonnette, voix des passagers, freinage et accélération passent par les haut-parleurs tandis que la ligne de saxophone, légèrement amplifiée et spatialisée, traverse cet environnement du vivant, avec un rien de nostalgie et beaucoup de poésie. On est sous le charme de la sonorité chaude et enveloppante de Władysław Kosendiak aux saxophones soprano et alto.
Quinze jeunes saxophonistes (du soprano au baryton) sont en arc de cercle autour de leur chef, Władysław Kosendiak pour l’exécution de Happy Valenciennes. La pièce de 2012, d’une cinquantaine de minutes, est une commande de Art Zoyd pour le professeur de saxophone Michel Supera et les élèves du Conservatoire de Mons et de Valenciennes. Ce sont ce soir des jeunes musiciens issus de deux écoles de musique, Ryszard Bukowski et Karol Szymanowski, de Wroclaw, superbement préparés par Władysław Kosendiak et Agnieszka Jutkiewicz. La pièce pour l’apprentissage est de différents niveaux de difficulté, faisant appel aux ressorts de l’électronique (sons fixés et transformation live). Des séquences collectives alternent avec trois longs solos, trois pages impressionnantes dédiées aux plus chevronnés d’entre eux où techniques de jeu, exploration des registres et palette de sonorités sont à l’œuvre, magnifiés par les traitements de l’électronique (spatialisation, réverbération et démultiplication de la ligne). Władysław Kosendiak rejoint les rangs de ses élèves pour faire le troisième solo avant d’engager avec eux une improvisation collective dûment arbitré, sorte de soundpainting rafraichissant qui met une dernière touche énergétique à cette fresque monumentale signée Elzbieta Sikora.
La dominante rouge du Studio Dan
Ils sont une dizaine d’instrumentistes sur le plateau et ont envisagé leur concert comme un spectacle audiovisuel, dans un flux sonore quasi continu et un environnement laser lumineux modifiant les couleurs et les perspectives scéniques à chaque nouvelle pièce. Le Studio Dan est un ensemble viennois non dirigé, fondé en 2005. Il s’engage dans les projets interdisciplinaires, cherchant le croisement des styles (rock, jazz et écriture contemporaine) et l’hybridation des sons via la source électronique.
Duo vibrante Altera Nudos vacantes pour guitare basse électrique et ensemble du Mexicain Juan Pablo Trad Hasbun met à jardin un thérémine, instrument monodique dont le son très fluctuant est produit à partir d’un signal électrique engendré par un oscillateur à tubes électroniques. L’instrument se joue avec les mains sans contact avec la structure. La basse électrique soliste apporte, quant à elle, ses résonances graves et une profondeur de champ où s’inscrivent les timbres de l’ensemble (le violon-guitare est joué sous le bras!) au sein d’un espace de plus en plus foisonnant. Mais on s’interroge sur la nature véritable du projet, surtout lorsqu’intervient cette séquence de sons pulsés et itératifs rappelant la manière d’un Steve Reich.
Une partie électronique et une batterie musclée s’ajoutent à l’ensemble des dix musiciens dans Just a little Beat du Polonais Pawel Hendrich, commande du festival donnée en création mondiale. Entre écriture contemporaine et énergie du rock, le compositeur façonne une matière mouvante traversée de souffle où les séquences à haute tension alternent avec des plages plus suspensives. Sans action directe sur la qualité des timbres, l’électronique apporte sa touche rock et ses émanations bruitées que le compositeur laisse “trainer” dans les dernières secondes de la pièce.
La compositrice biélorusse Oxana Omelchuk nous fait davantage voyager avec Wow and Flutter (2016), convoquant sur le devant de la scène deux trombones ténors solistes. Wow et Flutter sont des termes intraduisibles pour évoquer la distorsion du son dans l’aigu et le grave des registres, des fluctuations/déformations que vont rechercher nos deux solistes aguerris, Daniel Riegler et Matthias Muche sur leurs cuivres doux d’une richesse infinie, sourdines aidant bien entendu! La compositrice a choisi le pastiche, voire l’anamorphose, de différentes époques et styles de jazz où la batterie est centrale. Ainsi passe-t-on de la fanfare sur-vitaminée aux couleurs groovy des années 30 avec la même agilité et une bonne dose d’humour en sus. La dernière séquence intrigue, donnant l’illusion d’un chant diphonique sortant des deux pavillons avant que la voix sensuelle d’une Bessie Smith ne termine cette rétrospective dans le plus cool des balancements.
L’éloge des cuivres
Pas de création lumière ni autre scénographie dans ce concert passionnant du Black Hall réunissant six compositeurs.trices polonais·es, celleux des divisions Wroclaw et Posńam de l’Union des compositeurs polonais. La plateforme accueille majoritairement les compositeurs·trices (toutes générations et esthétiques confondues) mais aussi les musicologues et théoriciens.nes de la musique, avec l’amour du son en partage.
Six pièces mixtes (instrument et électronique) d’une dizaine de minutes chacune sont à l’affiche, dont cinq en création mondiale, toutes dédiées au même duo trompette et trombone, Piotr Nowak et Wojciech Jeliṅski, réunis (1 et 6) ou jouant en alternance : un défi pour les lèvres de ces deux merveilleux instrumentistes en scène pour une heure de musique! Tous présents, les compositeurs·trices sont aux manettes de la console pour la diffusion de leur pièce.
Chamber Music V pour trompette, trombone et électronique de Michał Janocha débute par le souffle, ce principe énergétique universel (le ch’i!) qui amorce le son et restera actif durant toute la pièce. Les trois sources convergent dans une conception très fine des étagements sonores modifiant sans cesse les perspectives spectrales. Dans Frottage pour trombone et électronique de Katarzina Taborowska, l’instrument semble aimanté par l’environnement électronique qui le fait voyager, changer de registres et d’émission sonore via les sourdines et autres modes de jeu, jusqu’à ce que les deux sources s’interpénètrent et texturent l’espace. La trompette bouchée aguicheuse dialogue avec son alter ego modifié (sons de synthèse) dans Hybrida de Rafał Zapała mêlant l’humour et le jeu de scène. Les notes graves du trombone au-dessus desquelles se déploie le spectre sonore, au début de Dualabilis de Paweł Hendrich, évoquent celles de Partiels de Gérard Grisey. L’électronique foisonnante vient iriser les sonorités du trombone éminemment virtuose jusqu’à saturation de l’espace de résonance. La transformation du son de la trompette est live dans Alchemia (2019) de Mateusz Ryczek donnant à entendre un nouvel instrument au spectre large et d’une puissance accrue ainsi que des nappes de bruit blanc issues du souffle de l’instrumentiste. S’instaure avec la partie électronique une dimension polyphonique de l’écriture appelant des développements prometteurs mais qui coupe hélas un peu court.
Pianiste, compositeur, interprète et maître de conférence, Cezary Duchnowski, dont la pièce clôt brillamment le concert, a participé à la fondation du Studio de Composition électronique de l’Académie de Musique de Wroclaw. Il a formé avec la compositrice et vocaliste Agata Zubel (native de Wroclaw) le duo ElettroVoce au sein duquel ils ont longtemps pratiqué en binôme l’improvisation. cRossFAdE pour trombone, trompette et électronique appartient à une série de duos d’instruments divers incluant l’électronique. Les transformations en direct s’effectuent avec les pédales qu’actionnent les deux instrumentistes et que Duchnowski veut donner à voir et à entendre : bruits exagérés des pieds, mouvements des pavillons, pluie de slaps, sons en rafales, dialogue amusant des deux instruments mis en boucle par les logiciels. La performance est alerte autant que musclée et l’ambiguité toujours entretenue entre le vrai et le faux temps réel : jusqu’à ces échanges tragico-comiques (la voix est broyée par les logiciels) des deux solistes dans l’embouchure de leur instrument. Interprètes tout terrain, dont l’abattage virtuose et scénique impressionne, Piotr Nowak et Wojciech Jeliṅsky nous dévoilent ce soir la palette immense de leurs talents.
Michèle Tosi
Festival Musica Electronica Nova, Wroclaw le 14-05-23
18h : Red Hall : Elzbieta Sikora (née en 1943) : Lisboa, tramway 28, Hommage à Fernando Pessõa, pour saxophone et électronique ; Happy Valenciennes, pour sept saxophones, sons fixés et live électronique. Władysław Kosendiak, saxophone solo ; Élèves saxophonistes des classes de l’école de musique Ryszard Bukowski et Karol Szymanowski de Wroclaw ; Maciej Michaluk, électronique ; direction Władysław Kosendiak ;
20h : Red Hall : Juan Pablo Trad Hasbun (né en 1978) : Duo vibrante Altera Nudos vacantes pour guitare basse électrique et ensemble ; Oxana Omelchuk (née en 1975) : Wow and Flutter, pour deux trombones et ensemble ; Paweł Hendrich : Just a little Beat pour 10 musiciens et électronique Studio Dan ; Réalisateur en informatique musicale, Werner Angerer ; diffusion du son, Alexander Forstner.
Festival Musica Electronica Nova, Wroclaw le 15-05-23
Black Hall : Cesary Duchnowski (né en 1971) : cRossFAdE pour trombone, trompette et électronique ; Pawel Hendrich, Dualabilis III pour trombone et ordinateur ; Mateusz Ryczek (né en 1986), Alchemia pour trompette et électronique ; Michal Janocha (né en 1983), Chamber Music V pour trombone, trompette et électronique ; Rafal Zapała (né en 1975), Hybryda pour trompette et électronique ; Katarzyna Taborowska (née en 1974), Frottage pour trombone et électronique ; Piotr Nowak, trompette ; Wojciech Jelinski, trombone ; Cesary Duchnowski, Paweł Hendrich, Mateusz Ryczek, Michał Janocha, Rafał Zapała, Katarzyna Taborowska : électronique.
Photos © Slawek Przerwa – NFM
Photos © Joanna Stoga – NFM