Nuria Gimenez Comas est une compositrice prolifique qui vit en France et travaille des deux côtés de la frontière franco-espagnole. Née à Gérone, en Catalogne, Nuria Gimenez Comas s’est formée à l’étude du piano et de la composition écrite et électroacoustique en France, au Conservatoire de Bordeaux, et à Genève, à la Haute Ecole de Musique. Elle s’est initiée aux mathématiques et aux nouvelles technologies à l’Ircam à Paris et au ZKM à Karlsruhe en Allemagne.
C’est depuis Lyon, où elle vit, qu’elle nous raconte ses goûts pour les ressorts de l’électronique, la poésie et la littérature, l’écriture pour le théâtre et l’espace sonore …
Tu es totalement investie dans l’univers des logiciels et de l’œuvre mixte qui croise l’écriture instrumentale et les ressorts de l’électronique. Tu parles également d’un rapport très fort avec le dessin dans tes partitions.
Tout ce qui est visuel m’intéresse beaucoup. J’ai fait un peu de peinture dans ma jeunesse et j’ai gardé cette relation entre le monde sonore et l’aspect graphique des choses. J’essaie de projeter sur le papier le geste sonore et son déploiement dans l’espace pour en cerner la forme et la dramaturgie. J’ai aussi travaillé avec la vidéo, lors d’un projet avec Arte. La pièce Abraxas M a été écrite dans le cadre de l’Académie de Manifeste de l’Ircam en 2013.
En 2017, tu rencontres Kaija Saariaho à Torronto où tu participes à un atelier consacré aux pièces mixtes. Quelle est ta relation avec le courant spectral ?
Ma musique est en phase avec l’esprit spectral. J’aime travailler dans le son et élaborer des textures complexes. Ce qui m’a conduit à découvrir le courant de la saturation. J’ai été très impressionnée par la musique de Franck Bedrossian dont j’ai beaucoup écouté la musique lorsque j’étais étudiante à la Haute Ecole de Genève. Je l’ai ensuite rencontré à l’Ircam durant le Cursus où il a donné des masterclass.
Tu as déjà réalisé une quinzaine d’œuvres mixtes, ce qui est impressionnant sachant que l’écriture avec l’électronique exige un temps de conception beaucoup plus long.
C’est un domaine où je me sens à l’aise. Je maîtrise les outils et suis entraînée à la programmation. Je suis devenue autonome et de ce fait, je peux aller beaucoup plus vite dans mon travail. Pour autant, mes orientations tendent à se diversifier depuis deux ans. J’ai des projets de pièces acousmatiques – un projet lié au théâtre notamment – et d’installations sonores qui ne réclament que l’électronique. J’écris également davantage de pièces instrumentales pures.
Tu as également réalisé plusieurs projets avec le texte.
Je me sens très proche de la littérature et de la poésie avec lesquels je travaille de plus en plus. En 2017, Notre besoin de consolation, sur le texte de Stig Dagerman, est une commande de la Geneva Camerata et fait appel à Lambert Wilson en récitant. En 2018, je compose Back into Nothingness, un monodrame pour comédienne-chanteuse, chœur mixte et électronique de quarante minutes Je fais appel à la collaboration de Laure Gauthier qui écrit le texte pour le projet. Le sujet revient sur le cas troublant de l’orphelin Kasper Hauser qui a défrayé la chronique dans l’Europe du XIXème siècle et qui a beaucoup inspiré les écrivains, de Verlaine à Handke. J’ai réalisé la partie électronique au Grame et l’œuvre a été créée dans le cadre de la Biennale Musique en scène de Lyon.
Comment conçois-tu le rapport texte-musique ?
Quand je travaille en collaboration avec une auteure, je cherche à rendre le texte compréhensible, du moins dans ses grandes lignes ; mais je peux parfois prendre plus de distance avec le sens ; Comme dans Notre besoin de consolation, j’utilise le parlé-rythmé pour faire passer le récit et je ménage une partie centrale chantée en allemand par la soliste. J’avoue avoir beaucoup de mal à faire chanter la langue française ! Pour le chœur a cappella j’utilise une palette sonore beaucoup plus large.
Laure Gauthier parle d’une dimension de l’oralité dans son travail ?
Elle défend en effet l’idée d’une poésie faite pour être entendue. Elle a proposé cette année aux étudiants du Cursus de l’Ircam un cours où elle a fait venir des poètes, en invitant les étudiants à travailler sur leurs textes qui passent par leur voix.
Je crois qu’un autre projet est en cours avec elle…
Avec Laure Gauthier toujours et l’ensemble Meitar de Tel Aviv dirigé par Pierre-André Valade. C’est une commande du CIRM à Nice pour 2021 qui inclut bien sûr une partie électronique. Laure Gauthier m’a proposé le thème de la frontière, celle qui se dessine entre les deux Catalognes à Port Bou : c’est là que se trouvent les tombes de Walter Benjamin et celle du poète Antonio Machado… un terreau particulièrement riche de pensée et d’histoire. Il serait question d’enregistrer la voix de Laure Gauthier in situ ! Elle m’a suggéré, pour changer un peu, de faire appel à une voix de baryton pour laquelle je n’ai encore jamais écrit.
Quels sont la nature et le rôle de l’électronique dont on n’a pas encore parlé ?
Au départ, même dans la musique électroacoustique pure et mixte, j’ai eu envie d’explorer des gestes, des mélanges de nouveaux timbres avec cette qualité organique que je recherche. Le travail avec Luis Naon m’a aussi poussée vers le geste électronique et son prolongement dans l’espace. Á l’Ircam, ensuite, j’ai abordé le travail sur la synthèse (par modèles physiques et la resynthèse dans l’espace) en cherchant aussi une sorte de matière « naturelle » ou organique. Le travail avec la scène m’a amenée à considérer la dimension de l’espace dans son aspect formel et dans la dialectique temps-espace. Après une résidence de recherche sur des « sculptures sonores dans l’espace 3D », j’ai aussi abordé le format de l’installation et de l’écoute active du visiteur, selon sa trajectoire et ses possibilités d’explorer l’espace sonore.
Peux-tu aborder plus précisément la nature des outils électroniques et le processus de transformation dans Back into Nothingness?
Dans le projet Back into Nothingness, j’ai utilisé l’électronique pour établir une connexion entre le monde sonore et le monde poétique, en explorant des sonorités et images en rapport avec le texte; j’ai essayé aussi d’élargir la palette vocale, entre le murmuré, le balbutié, le parlé et le chanté, en allant vers la distorsion et le cri. Il y a aussi un effet d’accumulation des voix parlées pour simuler, avec des traitements en temps réel, la foule mais aussi les moments de « faits divers » également importants dans le texte. Vers la fin, on retrouve une sorte d’accumulation de matériaux granuleux et morcelés d’une grande densité, qui nous ramènent à notre époque, avec le foisonnement actuel de faits divers et d’informations complètement déconnectés et stériles.
As-tu déjà pensé à l’opéra ?
Je me suis posée la question dernièrement car je tenais un bon sujet avec une nouvelle de Roberto Bolaňo, célèbre poète chilien qui est mort à Barcelone ; mais je me heurte à un problème de droits. En réfléchissant aujourd’hui, je me demande s’il ne serait pas plus judicieux de partir du théâtre, du texte dit, pour échapper au formats traditionnels du genre ; la scène allemande semble plus ouverte aux propositions originales pour renouveler le genre. Il y a beaucoup de comédiens qui ont une double formation, d’acteur et de chanteur. Tout cela reste encore à l’état de questionnement pour moi.
Comment as-tu vécu ce second confinement. A-t-il eu une incidence sur ton travail ?
Le deuxième confinement a été moins contraignant, parce que, d’une part, les crèches étaient ouvertes et que, d’autre part, nous, compositrices, sommes habituées à travailler à la maison. J’ai ainsi pu m’organiser pour trouver un juste équilibre entre les heures de composition et les sorties nécessaires à l’extérieur (promenade, sport, etc.). Le fait que tout soit arrêté nous a permis d’une certaine façon d’avoir un peu plus de temps et de tranquillité, et, en somme, de réflexion.
Les concerts et spectacles prévus ont-ils pu voir le jour? Dans quelles conditions et dans quel état d’esprit ?
Pendant le premier confinement j’ai eu une création reportée. Lors du deuxième, ma nouvelle pièce d’orchestre a pu être donnée à Barcelone, ce fut presqu’un miracle. Le public était ravi d’être là avec les musiciens, les solistes et le chef anglais Duncan Ward, très enthousiastes. Tout le monde était très enthousiaste car c’est un des rares concerts pour orchestre à avoir lieu à ce moment-là. On a organisé des échanges avec des auditeurs et il y avait vraiment cette sensation d’un besoin de musique et de discussion en « live », même si tous les gestes barrière étaient respectés !
Sur quels projets travailles-tu aujourd’hui?
Je travaille sur Nostalgie 2175 d’Anja Hilling, un projet de Musique Fiction, commandé par l’Ircam, avec la metteuse en scène Anne Montfort. J’ai aussi en chantier un duo Next Coming pour le Duo canadien Airs (percussion et saxophones), commande de Le Vivier, qui doit être créé au mois de mai.
Définissent-ils de nouveaux enjeux dans ta composition?
L’enjeu de Nostalgie 2175 est de maintenir constamment la musique en lien avec le texte théâtral, au sein d’un genre qui oscille entre scène sonore (ou sound design) et représentation sonore de certaines sensations, émotions, atmosphères évoquées par le texte. Il s’agit, à travers la musique, de faire comprendre l’argument sans être didactique, en reprenant par exemple certains éléments qui font déjà partie du texte, en le complétant et par moments en le contredisant, pour pouvoir aller plus loin, avec la dimension de l’espace sonore. Il s’agit donc d’une dramaturgie sonore qui s’ajoute à une dramaturgie de l’espace avec les dialogues et la narration. La collaboration avec la metteuse en scène Anne Montfort est constante et étroite, et nous permet de creuser la dimension du texte : en le relisant, en l’écoutant, le coupant et l’expérimentant à travers la mise en espace ; cela nous permet de trouver de nouveaux sens cachés, de nouvelles possibilités dans ce texte si riche et profond.
Après ce travail, on continuera sur une version plateau de la pièce, avec le texte entier qui nous proposera encore de nouveaux enjeux pour une œuvre que l’on connaîtra déjà de l’intérieur…
Next Coming est inspirée des lectures faites pendant ces deux confinements et de la longue absence de culture partagée avec d’autres. Il s’agit de lectures d’ouvrages du philosophe Paul B. Preciado partant de l’idée d’une révolution future, d’une nouvelle réalité qui est sous la main de nous tous. L’utilisation de transducteurs va me permettre de travailler le son acoustique des instruments et d’aller plus loin dans les croisements timbriques sans l’utilisation d’une électronique ajoutée, en préservant la source acoustique des instruments qui font partie de la pièce et notamment des instruments de métal (tams, gongs). Je vais aussi travailler sur des petits espaces de « liberté » dans lesquels l’interprète pourra choisir son matériau ainsi qu’un espace d’improvisation guidée et assez dense.
Propos recueillis par Michèle Tosi