Créé au GMEA Albi début 2020, puis donné au festival Archipel, à Genève, et à Paris, sur les planches de La Pop, à l’automne 2021, Un opéra modeste de la compositrice et performeuse belge Myriam Pruvot a saisi les spectateurs par sa grande poésie et un langage musical unique, entre improvisation, célébration de la tradition orale et écriture ciselée.
À l’origine était la berceuse. La voix, seule, mélodie ancestrale, non écrite, transmise de mères en mères, au coin du berceau, à l’oreille des enfants. À l’origine d’Un opéra modeste, il y la fascination de la compositrice pour cette forme musicale elle-même modeste, aux origines mystérieuses et au pouvoir sous-estimé.
Le pouvoir du chant
« J’ai été profondément marquée par la lecture du manifeste Berceuses et révolutions de la philosophe italienne Giulia Palladini, se souvient Myriam Pruvot. Elle y vante notamment la force de ces petites chansons, qui infusent pendant les heures de sommeil, et, parce qu’elles ont cette capacité à véhiculer et à ancrer des idées et des sentiments au plus profond de nous, ont une dimension terriblement politique ! » Grande lectrice, Myriam Pruvot est également inspirée par la lecture des Berceuses, d’après la fameuse conférence de 1928 de Gabriel Garcia Lorca. Le poète espagnol y considère la berceuse comme une école de la vie, à la lisière du rêve et de la réalité.
Un opéra modeste est né d’une résidence au GMEA d’Albi. La forme, d’emblée, a été pensée comme hybride. « C’est une création musicale en deux temps, explique Myriam Pruvot. Une pièce radiophonique enregistrée et une forme scénique. » Des berceuses, cet opéra de chambre unique en son genre conserve le parfum de merveilleux, le cousinage avec l’univers du conte, de la fable : sur scène, les interprètes chanteront le récit musical d’un monde plongé dans le noir, où seules subsistent les voix et les sons.
Un texte en trois langues
Artiste sonore, Myriam Pruvot a pourtant commencé par le texte. Elle a écrit les poèmes-chansons qui compose les cinq petits actes de la pièce en trois langues : l’italien, le français et l’anglais, avec l’aide à la traduction de deux des interprètes : Estelle Saignes Tilbury, qui est franco-américaine, et Ellen Giacone, d’origine italienne. « Je compose en autodidacte, avec un ordinateur en enregistrant des choses, en ajustant, de manière empirique, instinctive et, d’habitude, très solitaire. Je pense les séquences musicales en termes de collages : j’ai une manière hétéroclite, non orthodoxe, de mélanger les matériaux. » L’artiste a donc d’abord pensé et écrit son histoire, imaginé des espaces, avant d’entamer le travail avec les musiciens. « J’ai tout de suite vu ce que pourrait donner la spatialisation du son, explique-t-elle. Par exemple, j’imaginais certaines séquences se déroulant dans une carrière de sel, avec le son qui serait projeté, un petit peu comme sur les parois d’une caverne des temps anciens… »
Vers la pénombre
Au fil de l’opéra, les voix parlent, les voix chantent, mais elles ne sont pas seules. Au timbre des interprètes s’ajoutent le field recording de Myriam Pruvot, protagoniste à part entière, composé tantôt de bruissements qui évoquent une faune mystérieuse, tantôt d’inquiétants messages d’alerte aux allures de science-fiction, où la technologie semble à la limite de la saturation, le tout formant un univers aux multiples dimensions sono-temporelles. Les interprètes se retrouvent, assis en cercle autour d’un microphone : c’est une veillée radiophonique dans la pénombre. Public et interprètes participent à une même expérience des sens : la disparition du voir.
Les yeux grands fermés
« Il se trouve que l’œuvre a d’abord été présentée en version scénique mais la commande est, à l’origine, radiophonique, rappelle Myriam Pruvot. D’où cette réflexion, tout au long d’ Un opéra modeste, sur ce que l’on ne voit pas. La radio est un média fascinant et le lieu, pour la voix des femmes notamment, d’une réelle prise de pouvoir. C’est un espace de prise de risques, mais aussi un lieu sécurisant, je crois, pour les voix qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, à qui on ne laisse pas la possibilité de s’exprimer. Débarrassé du visuel, ne voit-on finalement pas… plus clair ? Le discours radiophonique a ce pouvoir d’évocation et d’émancipation absolument fascinant. »
Dans l’hypothèse où la lumière ait disparu
alors l’onde est le foyer
autour duquel la fiction, en chanson, encercle le réel
c’est depuis sa vibration que se répartissent spectres et fonctions
que se renseigne la proie aux aguets
et d’où germeront musique et langage
du feu vient le récit
de l’onde se prolonge la voix, pulsatile des choses et des bois
Un casting détonnant
« C’était la toute première fois que je collaborais avec des interprètes », confesse Myriam Pruvot. Ils sont quatre à ses côtés, dont trois femmes. « Ils ont tous des profils atypiques ! » Valérie Leclercq est compositrice-autrice-interprète connue sous le pseudo de Half Alseep, mais aussi… docteur en histoire de la médecine ! Estelle Saignes Tilbury est chanteuse, artiste visuelle et designer textile, Jean-Baptiste Veyret Logerias est chef de chœur, chorégraphe et danseur. Enfin, Ellen Giacone est, quant à elle, chanteuse lyrique et contrebassiste de jazz. « Je ne viens pas du classique, je n’ai pas les codes, je ne viens même pas de la musique… » s’excuse presque Myriam Pruvot. Par musique, entendez conservatoire ou, disons, parcours académique. Myriam Pruvot vient en effet des Beaux-arts et s’est formée à l’improvisation et à la création sonore, préférant les chemins de traverses à l’institution. Mais un spectacle, c’est aussi ceux qu’on ne voit pas : en tournée, l’équipe d’Un opéra modeste au complet compte aussi Christophe Hauser, à la diffusion sonore, et les lumières et le plateau ont été pensés en collaboration avec Gregory Edelein. Oriane Leclercq a quant à elle créé les costumes.
Un Opera Modeste Festival Propagation GMEM 2022 from myriampruvot on Vimeo.
Palimpseste temporel
« Je voulais montrer l’émergence d’un récit chanté, qui naît d’une berceuse, d’un fredonnement, de nouveaux agencements de langage. » Au fil des actes, interprètes et électronique entonnent un chant de consolation, dont on ignore s’il nous parvient des temps anciens, présents ou futurs. Côté influences, Myriam Pruvot convoque la new-yorkaise Meredith Monk, dont elle admire l’audace côté innovations vocales et traitement de la voix. Une autre figure influence aussi Un opéra modeste, c’est Guillaume de Machaut, maître de la polyphonie médiévale. « Le rapport au temps qui irrigue toute la poétique médiévale me fascine depuis des années. Quand on entend les polyphonies d’un Guillaume de Machaut, on reste quelques instants indécis, le temps est comme suspendu : est-ce une musique venue de temps très anciens ? Ou une page terriblement moderne, composée aujourd’hui ? J’aime ce flottement, cette ambiguïté. »
Voix d’enfants
Albi, Genève, Paris, Bruxelles, Marseille… « La pièce est toujours jouée in situ, insiste Myriam Pruvot. On repense l’espace scénique en fonction du lieu ; il y a une place importante faîte à l’improvisation. » Rien n’est gravé dans le marbre, ce qui est écrit doit demeurer vivant, souple. L’ADN même d’Un opéra modeste réside dans cet art de la métamorphose.
La preuve : l’œuvre connaît une nouvelle mue puisque Myriam Pruvot vient tout juste de finaliser une version podcast de sa pièce. « Cette version de l’opéra en podcast arrive après la version scénique, mais c’était en réalité le point de départ du projet ! » Pour coller à sa nouvelle forme, à ce nouveau support, 100% virtuel et radiophonique, Myriam Pruvot a opéré plusieurs remaniements et non des moindres : la pièce est désormais chantée par… des voix d’enfants ! « C’était en réalité ma première idée, explique-t-elle. C’est à des voix enfantines que je songeais, c’est à elles que se réfère l’adjectif « modeste ». » Les voix d’enfants s’enchevêtrent désormais à celles des adultes dans la version podcast. “L’adjectif modeste renvoie tant au modeste qu’au « mineur », comme mode et statut social des enfants.” précise Myriam Pruvot.
« La question de la durée, de la temporalité et de la narration se pose différemment dans une version podcast », explique la compositrice. Cet opéra aux allures de berceuses revient donc bientôt, mais chanté par des enfants… pour les adultes ? Un clin d’œil lointain mais réel, pour qui voudra bien le voir, à l’engagement ardent des adolescents et pré-adolescents, dans la crise climatique actuelle… Le podcast, qui sortira en janvier prochain sur le site de la RTBF puis sur les plateformes de podcast, et notamment celle de l’ACSR, Radiola, aura aussi un autre nom : Onda & Storia, titre qui signifie l’onde et le récit en référence à un ouvrage de philosophie, Le feu et le récit de Giorgio Agamben.
Suzanne Gervais
Prochainement dans l’actualité de Myriam Pruvot
~ Podcasts
De pierres en étoiles – Production Théatre National Bruxelles
Onda & Storia
Production FACR & ACSR – projet lauréat des Phonurgia Nova Awards
~ Film musical
Antenae, commande du GMEA et du Centre d’Art Le Lait, Al
Photo La jeune fille au micro © thomas jean henry
Photo © Myriam Pruvot