La mutation des supports et des technologies a toujours conditionné notre manière d’écouter et de créer la musique. Dans quelle mesure la « numérimorphose » (la métamorphose numérique) de celle-ci et l’avènement du streaming et des playlists sont-ils compatibles avec les musiques de création ? Bribes de réflexion en mode random.
On le sait, depuis que la musique enregistrée existe, l’évolution technologique des supports et des formats a déterminé non seulement la manière d’écouter la musique, mais aussi de la créer. C’est ainsi que l’album (Long Play ou LP) est devenu dans le domaine des musiques populaires, durant la deuxième moitié du XXe siècle, l’équivalent de l’opus pour les musiques occidentales de tradition écrite : dans le cas d’un musicien pop ou jazz, faire oeuvre, c’était composer (et publier) un album (qui pouvait à l’occasion être double, voire, très exceptionnellement, triple).
Ainsi l’avènement du CD, qui permettait de stocker jusqu’à 80 minutes de musique (contre une quarantaine pour le LP), a-t-il conduit dans les premiers temps à accroître jusqu’à l’excès la durée desdites oeuvres : nombre des albums publiés directement en CD dans les années 1990 était réellement très, voire trop longs, inutilement bavards, équivalant à un double-album vinyle – banalisant de fait un format qui, à l’ère analogique, demeurait une exception, que la critique considérait avec une attention particulière ; publier un double album, c’était alors avoir quelque chose de spécialement important à dire.
Puis on en est revenu à des proportions plus habituelles, et à des CD qui pouvaient ne compter qu’une quarantaine de minutes (un disque trop long, c’est toujours pire qu’un disque trop court ; la frustration sera toujours préférable à la lassitude). Pour la musique de répertoire et les musiques expérimentales cependant, le CD a représenté une aubaine, non seulement en termes de qualité sonore, mais aussi parce qu’il permettait de proposer des programmes plus long, et surtout d’écouter enfin sans interruption des pièces – je pense par exemple à certaines compositions d’Eliane Radigue – dont la longueur excédait largement la durée d’une, et même de deux faces de LP.
Notons que, globalement, cette évolution des supports est longtemps allée dans le sens d’une amélioration constante de la qualité sonore, jusqu’au CD qui peut, à cet égard, être considéré comme un apogée. Depuis, l’hégémonie du numérique et la généralisation de la musique dématérialisée, marquée par l’écoute de fichiers de plus en plus compressés (mp3 de qualité souvent médiocre) sur des appareils de moins en moins adaptés (téléphone ou ordinateur portables, casques de piètre qualité ou enceintes Bluetooth) a amorcé un indéniable déclin qualitatif.
Les nouveaux critères semblent désormais se situer ailleurs : outre la quantité (infinie ou quasi), ce qui semble aujourd’hui importer lorsque l’on considère la musique, ce sont sa portabilité et sa dimension « instrumentale », au sens d’« utilitaire » – ce que la sociologue de la musique américaine Tia DeNora appelle la « spécificité scénique »(1), à savoir la capacité d’une musique à accompagner telle humeur (zen ou énervée), telle situation (un dîner aux chandelles, une soirée festive) ou tel moment de la journée (la sortie du travail, un trajet sur la route). Soit, en d’autres termes, le triomphe de la playlist.
La playlist n’est certes pas un phénomène nouveau : dès le siècle dernier, l’apparition de la cassette a permis à tout un chacun de réaliser ses propres playlists en copiant et juxtaposant des morceaux provenant de disques différents. On appelait alors cela des compilations, et celles-ci n’étaient pas simplement l’apanage des « auditeurs-experts » d’antan, puisqu’elles existaient également sous forme discographique. A défaut de trouver trace sur YouTube des fabuleuses compilations du label anglais E.G., je pense par exemple à celle-là, publiée en 1986 par le label bruxellois Les Disques du Crépuscule, qui n’a pas grand-chose à leur envier en termes d’éclectisme puisque l’on y trouve aussi bien des compositeurs plus ou moins affiliés au minimalisme tels que Michael Nyman, Gavin Bryars ou Harold Budd que des groupes de la scène post-punk The Durutti Column, A Certain Ratio… :
Le format album n’a donc pas attendu l’hégémonie du streaming et de la playlist pour être atomisé, réduit en pièces – sans perdre pour autant sa dimension canonique. L’avènement du numérique aurait même l’avantage de démultiplier le champ des possibilités en matière de formats : permettre de proposer en téléchargement des albums de très longue durée, ou incluant des images, des vidéos, etc. Il n’empêche : en 2016, une étude réalisée par la société LOOP (Lots of Online People) auprès de 3 014 auditeurs américains sur leurs habitudes d’écoute de la musique révélait que l’écoute des playlists avait désormais dépassé celles des albums – les premières représentant 31 % du temps d’écoute, contre 22% pour les seconds.
Autre pratique « ancestrale », tout au moins antérieure à l’ère numérique : la musique « d’ambiance ». La « spécificité scénique » de la musique ne date pas d’aujourd’hui, et nombre de mélomanes – dont votre serviteur – n’ont pas attendu le triomphe des playlists transportables pour faire un usage intensif de la musique comme fond sonore. En 2017, les « branchés » s’étaient beaucoup gaussés, sur les réseaux sociaux, d’un article paru dans Elle faisant l’usage du « slow listening » – en d’autres termes : le fait d’écouter de la musique ou un album sans rien faire d’autre.
Ce recyclage façon « bien-être » d’une pratique répandue chez nombre d’amateurs de musique pouvait certes prêter à sourire. Il n’empêche : même s’il y autant de régimes d’écoute que d’individus, certaines musiques se prêtent bien peu à une écoute distraites, et les musiques « de créations », qu’elles soient écrites ou non, moins que les autres. En raison, principalement, de leurs fortes variations dynamiques, qui oblige à corriger sans cesse le niveau sonore, contrastant avec l’uniformité en termes de sonie du tout venant de la production musicale mainstream. Ajoutons à cela que les plateformes de streaming comme Spotify ou Deezer sont tout à fait inadaptées aux musiques classique et contemporaine, qui n’accordent aucune importance aux interprètes et vouent à l’échec toute tentative de recherche d’une interprétation particulière d’une oeuvre.
Cela n’a pourtant pas empêché qu’une étude publiée l’an dernier par Chartmetric au sujet des pratiques musicales durant la crise sanitaire, sous le titre COVID-19’s Effect on the Global Music Business, Part 1: Genre, conclut que trois catégories musicales avaient gagné en popularité pendant la période de confinement : la musique pour enfants, la musique classique (englobant la musique contemporaine et l’opéra) et ce qu’elle désigne comme les musiques ambient, de relaxation et expérimentale. Résultat qui doit certainement être tempéré en rappelant que des compositeurs de musique pour piano au kilomètre, tels que l’Italien Ludovico Einaudi (« l’homme au deux milliards d’écoute ») ou l’Américain Max Richter, sont considérés comme des « compositeurs contemporains ». Mais c’est un autre sujet, et la matière, peut-être, pour une autre chronique.
Truisme conclusif : à maints égards, ce que Fabien Granjon et Clément Combes ont appelé la « numérimorphose » de la musique(2) a bouleversé de fond en comble les habitudes d’écoute, a fortiori parmi les génération des digiborigènes (ou digital natives). Car à la dématérialisation des formats est venue s’ajouter la montée en puissance des algorithmes, qui désormais ordonnent et orientent l’écoute de l’immense majorité des auditeurs. Quel est leur impact sur les musiques de création ? Dans quelle mesure laissent-ils de la place à l’inattendu, à l’inentendu ? La suite au prochain numéro.
David Sanson