François Sarhan, professeur mal enchaîné La chronique de l'écoute

Chroniques 20.04.2021

L’ensemble berlinois Mosaik vient de mettre en ligne un site dédié à L’Encyclopédie du professeur Glaçon de François Sarhan. Cette somme colossale et polymorphe, surréaliste et kafkaïenne, à laquelle il travaille depuis 2007 et qui irrigue nombre de ses oeuvres musicales, est aussi pour son auteur une manière de « désesthétiser » et de « désinhiber » sa pratique de « compositeur contemporain ».

« La spécialisation, c’est plus une maladie qu’une solution. » On n’a jamais oublié ces paroles du compositeur François Sarhan, au détour d’un entretien réalisé en 2018 pour le numéro que la revue Alternatives théâtrales consacrait aux rapports entre théâtre et musique (1). Le parcours de ce musicien né en 1972 et aujourd’hui installé à Berlin, après quelques années passées à Prague, s’est attaché, depuis sa sortie du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, à mettre ce credo en application, secouant les us et coutumes du milieu de la « musique contemporaine ». L’écriture, le dessin, le collage, le film, la mise en scène et la performance sont autant de médiums qu’il a entrepris de pratiquer et d’explorer – on garde entre autres un vif souvenir de son très beau court métrage Corps aveugle/Blind Body, tourné en 2013 au cimetière d’Olšany à Prague (2) :

Des médiums dont L’Encyclopédie du professeur Glaçon constitue, depuis 2007, la matrice et le réceptacle. C’est en travaillant avec le plasticien sud-africain William Kentridge qu’est née l’envie, dit-il aujourd’hui, de « [s]e lancer », bien qu’il n’ait pas la moindre légitimité en tant qu’écrivain ou plasticien. A travers ce projet démiurgique et dérisoire, prométhéen et propédeutique, François Sarhan et son avatar (le professeur Henry Jacques Glaçon) se plaisent, avec poésie et humour – qui rappellent un Luc Ferrari détournant les codes des biographies et notes de programmes de la « musique contemporaine » – à « pervertir un peu les conventions de la transmission du savoir : l’historicisme, la vérifiablilté… » 
Un projet qui agence maints registres d’image et de textes – entre micro-fictions, vies imaginaires et descriptions de compositeurs chimériques et autres objets parfaitement inexistants, et que l’artiste présentait en ces termes, il y a dix ans : 

Francois Sarhan : “Ce qu’il faut savoir sur l’Encyclopédie du Prof. Glaçon” from CM Culture on Vimeo.

Un projet qui a donné lieu à de nombreuses performances ou excroissances (expositions, livres « d’artiste »), et qui a surtout irrigué, depuis, nombre de ses oeuvres musicales – on pense par exemple au happening Ephémère glacé, « étape de travail » de son projet Ephémère enchaîné, présenté en octobre 2015 au Collège des Bernardins à Paris avec l’ensemble L’Instant Donné et la Muse en circuit.

Si l’on en parle aujourd’hui, c’est que l’ensemble berlinois Mosaik – avec lequel François Sarhan entretient un compagnonnage qui a donné lieu à des pièces pour ensemble, quatre courts métrage et, prochainement, un projet scénique – vient de lancer une version online reprenant en mode hypertexte une partie de cette somme. Somme à la fois kafkaïenne et surréaliste que cette « encyclopédie de la musique imaginaire » qui part du postulat que « la véritable connaissance, en particulier musicale, n’existe que dans l’imagination de chaque individu, qu’il appartient à chaque individu de la construire », et dans laquelle on prend un vif plaisir à se perdre :

http://ensemble-mosaik.de/encyclopaedia/

De la somme en question, le site ne présente toutefois qu’une petite partie (3), impliquant plus particulièrement les musiciens de l’ensemble. La plupart des vidéos qui y figurent sont autant de fragments d’un moyen (ou long) métrage à venir, intitulé Aberwasistabermusik, qui devrait, aux dires de son auteur, « imbriquer ces séquences dans une intrigue ». A la question « Qu’est-ce que la musique ? » – cette question qui sous-tend finalement l’ensemble de son projet encyclopédique -, François Sarhan entend ici répondre « en montrant ce que sont les musiciens, ce qui se passe avant qu’ils jouent et après qu’ils aient joué ». On pourra y découvrir l’existence de Mario Bossi, « le compositeur qui a écrit la musique contemporaine avant tout le monde » (sorte de transposition musicale du merveilleux Voyage d’hiver de Georges Perec) ; y voir un pianiste « déjouer » les Kinderszenen de Schumann avec des chaussures accrochées à son cou ; y voir encore une musicienne tirer de drôles de sons du corps inerte de son partenaire avant que de perdre connaissance à son tour, comme si elle lui avait transmis (et abandonné) la vie à travers la musique ; ou encore y assister à cette très spectrale pièce de musique :

Si l’on en parle aujourd’hui, c’est aussi que les questions que soulève, au plan esthétique comme au plan éthique, ce projet d’encyclopédie nous semblent à la fois saines et éminemment actuelles. Se référant au cinéaste surréaliste tchèque Jan Švankmajer (auquel il a consacré plusieurs films) et à son idée d’« auto-thérapie », François Sarhan parle aujourd’hui de ce projet comme d’une forme d’« exercices spirituels », de l’ordre « de l’écriture automatique, du collage, de la musicologie automatique, de la composition automatique (donc de l’improvisation) ». Des exercices au sens où « ça ne se donne pas : c’est extrêmement difficile de trouver cette fibre, ce type de concentration, cette manière d’écrire qui soit détachée de toute ambition littéraire ou de tout souci de qualité, de se concentrer uniquement sur des sensations, des émotions, des bribes de rêve… Je pense que dans le surréalisme du début, et dans l’écriture automatique en général, il y a une ascèse – et je pense que c’est d’ailleurs une grande méprise au sujet du surréalisme : quand Breton et les surréalistes parlaient de liberté, il ne s’agissait de faire n’importe quoi, mais plutôt de savoir où trouver cette liberté intérieure. »

Il poursuit : « Arriver à se libérer des complexes et des réflexes littéraires, cela demande du travail. Ces exercices, que je pratique tout le temps, me font beaucoup de bien car c’est toujours à recommencer – car on n’est jamais libéré d’une ambition littéraire. Cela a surtout fait beaucoup évoluer ma manière d’envisager la composition, car en musique, le poids de la tradition, de l’institution, de la technique, la nécessité de cocher un certain nombre de cases par rapport au milieu dans lequel on est (d’être jouable, d’être stylistiquement dans les clous) sont encore plus lourds que dans la littérature. »

On hasarde le verbe « désapprendre ». Il approuve, parle encore de « désesthétiser », de « désinhiber ». Qu’importe le savoir, pourvu qu’on ait la sagesse ?

David Sanson

1.Entretien à lire dans Alternatives théatrales n° 136, « Théâtre. Musique – Variations contemporaines », Bruxelles, novembre 2018
2. Le site Internet du compositeur, de même que sa chaîne Youtube, est prodigue en « contenus »
3. On complètera utilement sa navigation en se rendant sur Wikiglaçon consacré par François Sarhan à l’Encyclopédie
Voir aussi, la vignette de France culture qui lui est consacrée.

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