Moondog (1916-1999) est un personnage fascinant de l’histoire de la musique, résolument en dehors des cadres, aussi bien par ses compositions que par sa personnalité atypique. Ce compositeur, qui s’est imprégné des musiques du passé, nourrissant une passion pour Jean-Sébastien Bach et pour la polyphonie, a mêlés ces influences à la musique amérindienne et au jazz, inaugurant avant tout le monde ce courant qu’on appelle aujourd’hui les « musiques minimalistes ».
Fils d’un pasteur épiscopalien, Louis Thomas Hardin Jr., de son vrai nom, va rencontrer pendant son enfance de nombreux indiens dans une réserve Apaho où prêche son père et se familiariser avec leur musique, notamment leur utilisation très particulière du tambour et du chant. Il se nourrit également des ragtimes et des marches militaires de la discothèque paternelle et est familiarisé au clavier par sa mère, professeure d’orgue. La famille déménage beaucoup au gré des affectations du père. A seize ans, un accident avec un bâton de dynamite oublié le long d’une voie ferrée prive Louis Hardin de la vue, et également de la foi. Après une période de désespoir, il se plonge dans la musique et bénéficie de cours approfondis dans une école pour aveugles : violon, alto, piano, orgue, chant choral, harmonie. Il décide de devenir le plus grand compositeur vivant.
Moondog s’installe à New York en 1943, avec très peu d’argent en poche, choisissant une vie volontairement modeste, voire spartiate. C’est là qu’il adopte son nom d’artiste, en 1947, en hommage aux hurlements à la lune de son chien d’enfance Lindy. Il y fréquente assidûment les répétitions et les concerts de l’Orchestre philharmonique au Carnegie Hall, dirigé par Artur Rodziński, dont il devient ami, de même qu’avec Leonard Bernstein, son assistant, et les musiciens de l’orchestre, qui joueront régulièrement ses œuvres. Il rencontre aussi l’avant-garde du jazz, Dizzy Gillespie, Charles Mingus ou Charlie Parker, avec lequel il devait enregistrer un album. Il composera en hommage à ce dernier, après sa mort en 1955, le très fameux « Bird’s Lament », devenu son morceau le plus célèbre, écrit en 1957 et sorti sur Columbia en 1969, puis repris et remixé à outrance.
Entre-temps, précurseur des beatniks, Moondog est reparti sur les routes entre 1948 et 1949, notamment à la rencontre des Indiens Navajos. De retour à New York, il décide de vivre dans la rue pour se rapprocher au plus près de la vie nomade des Indiens des plaines. Ce choix de vie durera 25 ans, avec quelques séjours dans des appartements où on l’héberge. Il adopte progressivement un curieux accoutrement de Viking, avec un casque à cornes et une lance, s’imaginant des racines nordiques et surtout lassé qu’on pointe sans cesse sa figure christique. C’est dans ce contexte qu’il écrit ses poèmes et ses très nombreuses œuvres, appuyées sur un rythme constant de percussion, reposant souvent sur des rythmiques à 5 ou à 7 temps et cultivant un art raffiné du canon.
Pendant près de trois décennies, Moondog devient une icône de New York. Le « Viking de la 6e avenue » est fréquenté par de nombreuses personnalités, comme John Cage, Benny Goodman, William Burroughs, Allen Ginsberg, Lenny Bruce, Bob Dylan, Ravi Shankar et tant d’autres. En 1968, Philip Glass l’héberge pendant un temps, enregistrant même avec lui et avec Steve Reich. Moondog fabrique ses propres instruments, comme la trimba, et sa célébrité croissante l’amène à enregistrer deux disques pour Columbia en 1969 et 1971.
Moondog se lasse de la vie à New York et de la rue. Il part en tournée aux Etats-Unis en 1971. Il rêve d’Europe et profite d’un voyage de son ami organiste Paul Jordan à Francfort en 1974 pour s’installer en Allemagne, définitivement. Il reprend une vie de vagabond, sans connaître la langue, mais sera épaulé par la jeune étudiante en géologie Ilona Goebel, qui l’héberge et l’aide à relancer sa nouvelle carrière. Il enregistre trois excellents disques chez Kopf : In Europe, 1977, H’art Songs, 1978, New Sound of an old Instrument, 1979).
Les rencontres et les voyages se succèdent, comme celles du compositeur et chef d’orchestre Jean-Jacques Lemêtre en France en 1976 ; et du percussionniste suédois Stefan Lakatos en 1980. Moondog abandonne son casque à cornes après avoir appris en Suède lors d’une exposition qu’il s’agissait d’une reconstitution historique fantaisiste. En 1983, il effectue un séjour à Salzbourg, en Autriche, la ville de Mozart, où il compose trois symphonies à un rythme effréné. Après un passage aux TransMusicales de Rennes en 1988, Moondog retourne l’année suivante à New York à l’invitation de Philip Glass pour un concert triomphal avec le Brooklyn Philharmonic Chamber Orchestra. Il est sollicité par les artistes pop européens : Stephan Eicher en 1989, Andi Tomas du duo allemand Mouse on Mars en 1991 pour le disque Elpmas, puis Elvis Costello, qui l’invite en 1995 pour le Meltdown Festival, dont il est programmateur. Pendant la décennie, Moondog se rend quatre fois en Angleterre, où il enregistre en 1993 Sax Pax for a Sax avec le London Saxophonic (sorti en 1994).
De plus en plus malade du diabète, Moondog choisit de se produire uniquement accompagné de la pianiste Dominique Ponty, rencontrée en 1995. C’est à ses côtés qu’il donne son dernier concert à Arles, le 1er août 1999, en clôture du festival MIMI. Il meurt le 8 septembre dans une chambre d’hôpital à Münster.
Stefan Lakatos et Dominique Ponty, deux fidèles, jouant en duo dans les mêmes conditions que les derniers concerts de Moondog.
Moondog n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui. Sa redécouverte en France s’est faite notamment grâce au travail entrepris par Amaury Cornut, auteur d’un livre sur le compositeur paru en 2014 chez Le mot et le reste. Nous partons également à la rencontre de deux jeunes musiciens passionnés qui font vivre la musique de Moondog au travers de différents projets scéniques et discographiques : Stéphane Garin (ensemble 0) et François Mardirossian. Nous nous arrêtons tout particulièrement sur le projet Elpmas, qui fait le pari de faire jouer sur scène par des instrumentistes un disque entièrement conçu pour ordinateur, rééditant au passage ce très bel objet sous la forme d’un livre-disque somptueusement illustré.
Guillaume Kosmicki