À la veille de son 80e anniversaire, Meredith Monk est plus active que jamais. Une nouvelle création, un livre en français et une tournée en Europe sont venus ces six derniers mois étoffer encore un parcours qui force l’admiration. Et démontrer l’actualité de cette musique intemporelle, dont la force bienfaisante apparaît plus que jamais nécessaire.
Un hiver avec Meredith
J’ai passé l’hiver avec Meredith Monk. Chargé par l’Ircam (merci Philippe Langlois) de rédiger le « parcours de l’oeuvre » de cette extraordinaire artiste pour l’exigeante et excellente base de données Brahms, je me suis durant de longues semaines immergé dans sa vie et dans son œuvre. Et à moi qui pensais bien connaître l’une et l’autre, avoir à décrire et analyser, en un nombre fini de caractères, ce « parcours » à la fois extrêmement cohérent et radicalement protéiforme est apparu beaucoup plus ardu que je ne l’imaginais. Mais ô combien passionnant ! Et ô combien consolant, en ce triste hiver guerrier, où cette musique a révélé toute sa vertu, sa force primitive, énergisante ! La musique de Meredith Monk est réellement, comme peu d’autres, dépositaire de cette qualité et de cette complétude « que l’on retrouve dans les cultures où l’art de la performance est considéré comme une discipline spirituelle, ayant le pouvoir de soigner et de transformer », comme elle l’écrivait elle-même en 1983 dans un texte programmatique, Mission Statement (1).
Durant de longues semaines, ainsi, notre maison a résonné des voix de Meredith Monk et de sa bande, se transformant tantôt en forêt tropicale, tantôt en synagogue médiévale, en loft new-yorkais ou en village africain à mesure que je découvrais ou redécouvrais les trésors – Dolmen Music (1981), Do You Be (1987), ATLAS (1993), Volcano Songs (1997), Impermanence (2008), Memory Game (2020)… – d’une discographie qu’il faut, une fois de plus, porter au crédit de Manfred Eicher et de son irremplaçable label ECM. Une discographie qui permet de voyager à travers ses œuvres, souvent au sein d’un même volume : Do You Be par exemple rassemble des pièces extraites de Vessel: An Opera Epic (1971), Quarry: an opera – pièce emblématique de 1976 dont a été finalisée en 2019, fruit de vingt années d’un patient travail de restauration, une version filmée –, The Games (1984) – opéra de science-fiction co-signé avec celui qui fut longtemps son compagnon, Ping Chong – et Acts From Under And Above (1986)… J’ai adoré également revisiter les enregistrements de jeunesse réalisés par Meredith Monk avant de signer – c’était il y a 41 ans, pour Dolmen Music, après un bref passage chez Wergo, le label de musique contemporaine des éditions Schott – avec la maison munichoise : l’album Our Lady of Late en particulier, paru en 1973, dans lequel elle explore les plus extrêmes et les plus infimes possibilités de sa voix en s’accompagnant de drones réalisés au moyen d’un unique verre de vin :
Il est vrai que par ailleurs, cet automne-hiver 2021-22 aura été riche d’activités pour cette musicienne qui fêtera le 20 novembre prochain son quatre-vingtième anniversaire – et qui impressionne toujours, quand on la rencontre, par sa radieuse grâce juvénile.
Il y eut tout d’abord, le 12 novembre 2021 au Mills College, la création d’Indra’s Net, ouvrage scénique venant clore une trilogie – entamée avec On Behalf of Nature (2013) puis Cellular Songs (2018) – autour de notre relation au vivant et à la nature. Une création dont la compositrice me confiait récemment garder un souvenir en demi-teinte : donnée devant une salle quasi vide en raison des contraintes sanitaires, la première d’Indra’s Net a surtout été suivie en streaming. Privée de sa dimension essentielle – la co-présence des spectateurs –, Indra’s Net n’avait pu pleinement se mettre en mouvement…
Cet hiver, Meredith Monk a ensuite poursuivi, en compagnie du percussionniste John Hollenbeck, l’un des piliers de son ensemble, sa série Duet Behavior – des conversations en duo initiées dans les années 1980 avec son ami Bobby McFerrin – avec plusieurs concerts, dont l’un au festival Big Ears de Knoxville, Tennessee.
Et puis il y a eu la réédition en janvier, aux éditions Le Mot et le Reste, du livre de Jean-Louis Tallon, Meredith Monk, une voix mystique. Initialement paru en 2015 aux Éditions nouvelles Cécile Defaut, ce recueil d’entretiens a été revu et augmenté pour l’occasion : complément indispensable à l’ouvrage de Deborah Jowitt de 1997, il revient pas à pas sur le parcours qui a guidé depuis l’enfance cette femme née dans la musique(2). Comme dans ses autres recueils d’entretiens (avec Gavin Bryars, Philippe Hersant ou Pierre Bergounioux), Jean-Louis Talon s’y révèle un interlocuteur aussi zélé que délicat.
Ce livre passionnant revêt il est vrai à mes yeux une importance particulière, puisque j’ai l’immense honneur (et plaisir) d’y être cité… Il n’a fait en tout cas que renforcer mon admiration pour cette artiste-maverick qui a suivi son chemin avec une intégrité et une sincérité désarmantes – « On considérait que j’étais folle, ou presque, dit-elle. Les hommes avaient du mal à admettre, encore plus à comprendre, qu’une femme puisse avoir une vocation, un dessein, qu’elle soit tentée d’aller jusqu’au bout de l’aventure artistique pour lui donner du sens, du corps, tout en restant, dans le même temps, une femme à part entière… » – sans jamais avoir froid aux yeux.
Un printemps florissant
Enfin, et surtout, en ce printemps 2022, Meredith Monk et son Vocal Ensemble étaient en tournée européenne. Une tournée qui vient de passer – entre Londres, La Haye (pour un riche portrait au Rewire Festival) et Luxembourg – par la France : à Nantes et à la Philharmonie de Paris (3), elle a proposé à des publics sous le charme la version de concert de Cellular Songs, pour cinq chanteuses.
J’ai eu la chance d’être présent à Nantes le 19 avril, où elle se produisait dans la somptueuse salle à l’italienne du Théâtre Graslin et dans le cadre du festival Variations proposé par le Lieu Unique avec la Fondation BNP-Paribas, à la programmation 2022 non moins somptueuse. Je ne l’avais pas revue sur scène depuis son concert de mai 2014 à Équinoxe, Scène nationale de Châteauroux, aboutissement d’un compagnonnage avec le chœur de chambre Microcosmos dirigé par Loïc Pierre. Et dès l’extinction des lumières, j’ai immédiatement retrouvé cette magie si unique, si profonde, propre aux concerts de Meredith Monk.
Cellular Songs lui a été inspiré, comme elle l’explique sur scène dans un français appliqué, par sa lecture du livre The Emperor Of All Maladies de Siddhartha Mukherjee (2010). Sous-titré : A Biography Of Cancer, celui-ci a été le point de départ d’une réflexion sur la cellule en tant que force de vie, et modèle « pour une société possible », ajoute-t-elle. Sur scène, quatre chanteuses (et parfois instrumentistes) entourent la compositrice. On reconnaît les fidèles Ellen Fisher, Katie Geissinger, Allison Sniffin, et une nouvelle venue qui les domine de sa haute taille, la jeune Joanna Lynn-Jacobs, repérée en 2019 dans le cast de la reprise de l’opéra ATLAS (1991) par le metteur en scène Yuval Sharon, au Disney Hall, dans le cadre du centenaire de l’Orchestre philharmonique de Los Angeles. Toutes sont chaussées de bottines noires et vêtues de costumes blancs subtilement adaptés à leur morphologie et leur personnalité. Le plateau est nu, à l’exception d’un piano et de cinq tabourets. Les lumières agissent au diapason de cette simplicité graphique : à part quelques variations de couleur sur le cyclo du fond, elles cultivent avec parcimonie l’art du clair-obscur.
La version scénique de Cellular Songs incluait de nombreuses projections vidéo, diffusées d’en haut sur un sol de couleur blanche, et se concluait avec l’apparition d’un chœur de dix petites filles et adolescentes (recrutées à chaque fois dans la ville du concert) qui finissaient par se mêler aux chanteuses. Ici, dans cette version resserrée qui propose, comme le dit la compositrice, « l’essence de Cellular Songs », les cinq chanteuses occupent l’espace avec un naturel confondant, en quelques mouvements imperceptibles, inextricablement liés à la musique.
Par son sujet même, voilà une pièce qui convoque l’une des qualités les plus précieuses de la musique de Meredith Monk : sa dimension organique.
Cellular Songs s’affirme ainsi comme une puissante méditation – au sens le plus spirituel du terme – sur l’individu et le groupe ; sur la coopération et l’interdépendance, idée qui est également au coeur d’Indra’s Net (dans la tradition bouddhique, le Flet d’Indra est une métaphore de l’univers, décrivant l’interconnexion de tous les êtres vivants). Chacune des trois parties qui la composent est ponctuée par un solo : en conclusion de la première, une version de Happy Woman dans laquelle la presque octogénaire démontre une agilité vocale impressionnante, et dont le texte (une denrée rare dans l’œuvre de Monk) prend une résonance poignante ; dans la seconde, un solo vocal non moins haletant de Katie Geissinger ; et enfin, au cœur de la troisième partie, un extraordinaire intermède chorégraphique d’Ellen Fisher, l’une des performeuses phares de la compagnie. Allongée en équilibre sur un tabouret, elle mime (me racontera-t-elle après le concert) un corps plongeant dans l’eau jusqu’au fond de l’océan, et rapportant à la surface la perle recueillie dans une huître… Moment en apesanteur, dont la puissance tient beaucoup à la présence physique d’Ellen Fisher, et à ce crâne glabre qui résonne intimement avec le sujet de la pièce…
En contrepoint, Cellular Songs offre de merveilleux moments de communion collective. À la fin de la deuxième partie notamment, lorsque les cinq musiciennes finissent rassemblées autour du piano, jouant chacune sur le clavier, comme si elles faisaient corps avec l’instrument. Ou encore dans la troisième partie lorsque, assises en cercle, elles semblent se passer la note en un seul et même souffle, pareille à une bougie qu’il ne faudrait pas laisser s’éteindre. Elles terminent le spectacle étroitement enlacées, comme autant de cellules d’un même organisme. Un organisme qui, 1h10 durant, n’aura cessé de nous transmettre son énergie positive, sa magie sereine et bienfaisante. À l’instar de de cette musique qui, six décennies plus tard, n’en finit pas d’éclore.
David Sanson