Einstein on the Beach est un monument.
Il s’agit d’un des rares opéras contemporains à connaître le privilège d’entrer au répertoire par la grande porte, et à être régulièrement monté depuis sa création, le 25 juillet 1976, au Festival d’Avignon. Cette œuvre est le fruit de la collaboration de deux éminents représentants de l’avant-garde new-yorkaise, le compositeur Philip Glass (né en 1937), un des pères fondateurs de la musique répétitive – quand bien même il n’apprécie pas cette étiquette – et Robert Wilson (né en 1941), metteur en scène de théâtre expérimental. L’équipe de la création ne s’arrête pas à ces deux seuls noms, puisqu’il faut y compter le chorégraphe Andy de Groat et la danseuse Lucinda Childs, qui réécrira les chorégraphies des productions suivantes.
Absolument tout est hors-norme dans Einstein on the Beach.
La durée, déjà, fait plonger le public dans près de 5h30 de spectacle sans entracte. La musique commence au moment même où il entre dans l’opéra pour prendre place, pour ne quasiment jamais s’interrompre jusqu’à la fin. Les auditeurs peuvent librement choisir de quitter ou de revenir quand bon leur semble.
Le livret, ensuite, est en grande partie écrit par un adolescent autiste de quinze ans, Christopher Knowles, avec lequel Bob Wilson a travaillé pendant une longue période. Aucune narration ne soutient cet immense édifice, et pratiquement rien n’y fait directement référence au célèbre physicien qui lui donne son titre, Albert Einstein. Knowles a écrit douze chapitres d’un livret déroutant, d’une grande poésie mais sans aucun fil conducteur, répondant à l’insistance du metteur-en-scène, qui le pressait d’écrire sur ce personnage. Glass et Wilson avait d’abord hésité à choisir entre Hitler ou Chaplin, avant d’arrêter leur choix sur Einstein, dont ils ont estimé ne rien devoir raconter, car sa célébrité rendait toute référence biographique inutile. Il n’est donc présent dans l’opéra que par des clins d’œil : un premier tableau qui commence sur un train à vapeur alors que le dernier s’achève dans un vaisseau spatial ; des références aux chiffres, à l’astronomie, à la chimie et à la mesure du temps qui parsèment les décors ; les figures géométriques qui ont passionné le jeune étudiant à ses débuts ; un violoniste soliste grimé comme sur une célèbre photo du scientifique musicien ; et des costumes de scène tous basés sur un autre cliché fameux du physicien dans son bureau de Princeton : large pantalon sombre tenu par des bretelles, chemisette blanche, chaussures de tennis et montre-bracelet. Quelques textes de Lucinda Childs et de Samuel M Johnson, un des danseurs de la troupe, complètent le livret de Knowles.
La mise en scène, reposant sur trois thèmes traités mathématiquement (train, procès et vaisseau spatial, déclinés dans toutes leurs associations possibles), s’agence en quatre actes et cinq articulations. Elle est entièrement fondée sur des dessins, que Wilson, également plasticien, a tracés avant toute autre forme de réflexion. Ils inspirent des tableaux d’une beauté onirique saisissante, noyés dans les bleutés et les jeux de lumières subtils, spécialité du metteur en scène, qui forment un tout avec les chorégraphies répétitives écrites par de Groat puis par Childs. Le spectacle oscille entre sérénité extatique et folie kafkaïenne. Chaque intervenant, musicien, danseur, acteur, chanteur, choriste, y est avant tout un performeur aux multiples casquettes, et c’est également là une des caractéristiques majeures de l’œuvre, qui a vu lors de sa création Philip Glass tenir lui-même l’orgue électronique dans l’orchestre pour ce marathon musical.
Einstein on the Beach. Эйнштейн на пляже. Роберт Уилсон и Филипп Гласс. from Форма агентство в on Vimeo.
La musique, enfin, marque l’apogée de la période minimaliste et répétitive la plus radicale de Philip Glass. Inspirée par sa découverte de la musique indienne dans les années soixante, avec Ravi Shankar et Alla Rakha, mais aussi par son amour du rock, du jazz et des processus clairs et identifiables, elle oscille entre monotonie et surprise, entraînant l’auditeur dans une extase hypnotique de plusieurs heures. Pour uniques paroles, les chœurs égrainent des nombres ou des notes dans des formules incantatoires aux rythmes obsédants. Passant de longues plages planantes a des climax tonitruants et jouissifs, le spectacle conduit à une explosion nucléaire finale, qui s’achève sur la lueur d’espoir d’un simple texte d’amour entre un homme et une femme, écrit par Samuel M Johnson.
La peur liée à la Guerre froide et cette réponse peace and love, tellement marquée par l’héritage du flower power, thématiques propres aux années soixante-dix, parlent encore à notre époque, agitée de nouvelles angoisses en pleine crise écologique, entre la crainte du réchauffement climatique, de la montée des eaux et de l’effondrement économique. La musique non plus n’a pas perdu de son actualité et répond à un actuel besoin impérieux de lâcher-prise. Ainsi, Einstein on the Beach connaît aujourd’hui de nouvelles productions, et l’œuvre prouve qu’elle peut vivre d’elle-même sans la vision ancrée de Bob Wilson. C’est le cas dans une version concert novatrice, scénographiée par Germaine Kruip avec l’Ensemble Ictus, le Collegium Vocale Gent et Suzanne Vega comme unique récitante, créée en 2018. L’année suivante c’est le Grand Théâtre de Genève qui propose une nouvelle mise en scène de l’opéra par Daniel Finzi Pasca.
Vous pouvez écouter “Avignon, 1976 : Création d’Einstein on the beach” de Philip Glass sur France Musique
Guillaume Kosmicki