Art interactif et Intelligence artificielle A la Cité de la Musique

Concerts 06.12.2021

De l’expérimental, de l’écrit et du non-écrit ainsi que des surprises : c’est ce que ménage l’affiche du « Grand soir numérique » de l’Ensemble Intercontemporain, au carrefour des arts visuels et sonores et à l’affût des avancées technologiques.

25 ans d’âge pour Metallics ! La pièce pour trompette et électronique engageant la technique Ircam (Manuel Poletti aux manettes) est l’œuvre de référence de ce « Grand soir ». C’est aussi la pièce de Cursus (chef d’œuvre!) de Yan Maresz réalisée en 1995. Elle s’inscrit aujourd’hui au répertoire des trompettistes et semble se « bonifier » avec l’âge si l’on en juge par la qualité superlative de la spatialisation dans la Salle des concerts de la Cité de la Musique : nappes planantes, démultiplication de l’instrument, miroirs et polyphonies des strates sonores. Jamais encore la pièce, interprétée superbement ce soir par Lucas Lipari-Mayer, n’avait projeté une telle fantasmagorie sonore.

Dans sa résonance, quatre interprètes, Lucas Lipari-Mayer toujours, Nicolas Crosse (contrebasse), Samuel Favre (percussion) et Benjamin Lévy (ordinateur) investissent le plateau et fédèrent leurs énergies dans Impro ex Machina, une improvisation collective où la machine flirte avec les instruments, jouant sur l’ambiguïté des sources et l’hybridation du son sans pour autant que l’on sente le geste qui se libère : en bref, ça n’a pas l’air d’être improvisé !

Plus inattendue et clou de la soirée, sans conteste, est cette performance audiovisuelle et interactive avec le public, ScanAudience de Gianluca Sibaldi dont le spectacle vu du balcon nous réjouit. Des vaguelettes de lumière courent sur les têtes du public du parterre. Elles balaient les rangées à la verticale et à l’horizontale, analysant et scannant en temps réel les caractéristiques liées aux morphologies, vêtements et autres particularités des spectateurs : autant d’informations numérisées et converties en sons et images de synthèse. Des figures géométriques et textures mouvantes se font et se défont sur l’écran. Pulsation, granulation, trames, fréquences électroniques, souffle coloré et énergie rythmique nourrissent le flux sonore, intermittent puis continu. Il est porté par un léger processus d’accélération induit par un balayage de plus en plus rapide et scrutateur. C’est ingénieux et drôle, spectaculaire et finement mené par nos trois performers, Marco Monfardini, Amélie Duchow (duo SCHNITT) et Gianluca Sibaldi, concepteur du système et de la programmation informatique.

Le chef Léo Margue – il a été l’assistant de l’EIC jusqu’en juin 2021 – n’intervient qu’en seconde partie de soirée pour diriger deux pièces avec la précision et l’engagement qu’on lui connaît. Dans le Concerto de chambre n°2 pour douze instruments du Serbe Jug Marković, les musiciens forment un arc de cercle autour du chef, alternant cordes et vents : un positionnement qui favorise la fusion des timbres traités en longs glissandi. Ils insufflent une dimension incantatoire à cette pièce intrigante qui sollicite notre imaginaire : une jungle peut-être, habitée de clameurs et de cris où les textures denses n’excluent pas les passages solistiques.

La compositrice grecque Sofia Avramidou (étudiante du Cursus 2020 de l’Ircam) convoque le grand ensemble (avec deux pianos) et l’électronique dans Géranomachie. Le terme désigne les combats des oiseaux migrateurs et des nains dans la mythologie grecque. C’est un projet ambitieux et une exploration sonore risquée très/trop courte qui coupe court au bout de dix minutes seulement. L’imaginaire est à l’œuvre dans cette vision onirique et fantastique en 3D où les sources instrumentales et électroniques fusionnent. L’espace de lutte investissant des registres abyssaux (impacts sonores étonnants dans les ultra-graves du registre) est traversé de voix énigmatiques et invite à une écoute immersive dans laquelle on aurait aimé plonger plus durablement.

The Island est la huitième collaboration de l’artiste sonore Franck Vigroux et du vidéaste Kurt d’Haeseleer, une co-écriture de dimension performative où les artistes sont sur scène, à la fois concepteurs et interprètes. Car l’œuvre audiovisuelle est finalisée in situ et en temps réel. Militant pour la sauvegarde de l’environnement, The Island s’inspire de récits dénonçant les dégâts de l’industrialisation (village englouti, constructions de barrages, etc.) et les profonds bouleversements géographiques et humains dont ils sont responsables : un thème inspirant à partir duquel s’élaborent « des objets aux contours synesthésiques », nous dit Franck Vigroux, pointant cette convergence recherchée entre les pensées du son et de l’image. Et force est de reconnaître que la démarche synesthésique fonctionne, qui laisse dans le souvenir et l’image et sa trace sonore concomitante, le travail collaboratif déployant dans les deux dimensions un spectre très large de visuels et de sons suggestifs qui bouclaient intensément cette soirée expérimentale et prospective.

Michèle Tosi

Cité de la Musique 3-12-2021
Yan Maresz (né en 1966) : Metallics pour trompette et électronique ; Impro ex Machina, performance pour instruments et électronique (CM) ; Schnitt / Gianluca Sibaldi (né en 1964) : ScanAudience, performance audiovisuelle interactive avec le public ; Jug Marković (né en 1987) : Concerto de chambre n°2 pour douze instruments ; Sofia Avramidou (née en 1988) : Géranomachie pour grand ensemble et électronique (CM) ; Franck Vigroux (né en 1973) / Kurt d’Haeseleer (né en 1974), The Island, performance audiovisuelle. Lucas Lipari-Mayer, trompette ; Carlo Laurenzi et Manuel Poletti, réalisation informatique musical Ircam ; Benjamin Lévy, improvisation électronique ; SCHNITT, électronique, vidéo live ; Gianluca Sibaldi et Marco Monfardini, programmation, systèmes informatiques ; Franck Vigroux, électronique ; Kurt d’Haeseleer, vidéo live.

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