Festival Ensemble(s) Les états généraux de la contemporaine

Concerts 14.09.2022

Délaissant la scène du Pan Piper, c’est sur le plateau plus spacieux du Théâtre de l’Échangeur de Bagnolet – et durant quatre jours – que le festival Ensemble(s), secondé par les étudiants en formation supérieure aux métiers du son du CNSMD de Paris, a posé pupitres et micros pour sa troisième saison. Mettant en synergie les forces de cinq ensembles, tous voués à la musique de notre temps, le festival célèbre cette année l’une des plus grandes figures de la création contemporaine, Hugues Dufourt.

Compositeur mais aussi philosophe et esthéticien, Hugues Dufourt a travaillé au CNRS où il devient directeur de recherche. Pionnier du mouvement spectral et l’un des responsables de l’ensemble L’Itinéraire, il participe à l’intégration des instruments électroniques au sein des formations instrumentales et développe une écriture fondée sur la recherche et les pouvoirs du timbre qu’il situe à la source de l’émotion profonde. Et c’est bien cela que chacune des pièces à l’affiche nous fait ressentir.

Si les thématiques divergent d’un ensemble à l’autre, les œuvres d’Hugues Dufourt s’inscrivent pratiquement à chacun des concerts : soit six pièces du compositeur allant du solo à l’ensemble, la plupart d’entre elles entretenant un rapport étroit avec la peinture – celle de Klee, Tiepolo, ou encore Matisse. Pour autant, Dufourt ne travaille pas dans la recherche d’équivalence entre couleurs picturales et sonorités. Il s’agit, nous dit-il, de « faire sortir le fond des choses », évaluer des lignes de forces qui traversent les toiles (mouvement, tension, énergie) que la musique saura traduire à travers son matériau propre.

L’ensemble Court-Circuit sous la direction de Jean Deroyer interprète L’Afrique d’après Tiepolo (2005), première pièce d’une série de quatre rassemblées sous le titre Continents d’après Tiepolo. C’est en 1752 que le prince-évêque Karl-Philipp von Greiffenklau confie au Vénitien la décoration de la voûte de l’escalier d’honneur de la résidence de Würzburg, construit par l’architecte Johann Balthasar Neumann. Tiepolo réalise un ensemble « aux perspectives asymétriques et mouvementées » qui retient toute l’attention de notre compositeur. Pour L’Afrique, ou plus exactement « le pâle soleil d’Afrique » qui frappe l’œil du compositeur, Hugues Dufourt conçoit des aplats de couleurs, accords complexes en constante métamorphose, dans un temps lisse et sans rupture. Cette plongée au cœur de la matière, extatique et envoûtante, est inaugurée par un grand solo de piano – Jean-Marie Cottet – qui captive aussitôt l’écoute.

« Je me suis occupé d’harmonie », dit-il, à propos de L’origine du monde pour piano et 14 instruments qui précède d’un an L’Afrique d’après Tiepolo. La pièce dirigée par Léo Warynski rassemble ici des musiciens des cinq ensembles. On est séduit par l’intégration subtile de la percussion qui vient, dans un premier temps, prolonger et hybrider les accords du piano (Caroline Cren). Le voyage est immersif et la densité harmonique portée jusqu’à saturation.
Plus saisissant encore, L’atelier rouge selon Matisse (2020) est écrit pour piano, percussion, saxophone (baryton et basse) et guitare électrique, convoquant les instrumentistes de l’ensemble Cairn qui jouent ici sans chef. « […] L’Atelier rouge se résume ainsi à un grand aplat de couleur pure, stridente, où l’impression de profondeur se dissipe, les relations de position s’éliminent et les procédés de construction échouent », nous dit Hugues Dufourt à propos de la toile observée. « Les formes du discours traditionnel sont ainsi soumises à l’action déformante des milieux et s’absorbent dans une autre logique, celle de la tension pure », explique-t-il encore. L’œuvre musicale est âpre et belle, procédant par juxtapositions abruptes de complexes sonores inédits forgeant un matériau à vif : sons bruités de la guitare électrique, multiphoniques du saxophone, jeu dans les cordes du piano, baguette raclant les tuyaux du vibraphone ou le support d’un waterphone amplifié : les dernières pages ne sont pas moins sidérantes, où les trémolos d’un vibraphone presque agressif noient dans leur résonance les derniers accords du piano.

L’ensemble Nikel, Festival de Varsovie, 2020

Jouer et transmettre

Soucieux de croiser les genres et les générations, le festival s’attache également à la transmission en sollicitant l’écriture de pièces pédagogiques en partenariat avec la maison Lemoine qui s’est engagée à les éditer. Ainsi des commandes balayant tous les niveaux du cursus de formation ont-elles été passées à quinze compositeurs en lien avec les Conservatoires des XIᵉ et XXᵉ arrondissements ainsi que la classe de flûte de Gaëlle Belot à Ivry-sur-Seine. Deux interprètes en herbe sont invités sur le devant de la scène pour préluder chacun des concerts, assurant leur première mondiale avec tout le sérieux et le talent de leur jeune âge : autant de pépites fort appréciées, comme Cailloux de Violeta Cruz donnée par la flûtiste Ève Garuchot, Atelier d’Escher de Mikel Urquiza par le pianiste Gaspard Verclytte et notre coup de cœur, Tanukibayashi d’Aurélien Dumont. Mélina Richard-Sarmiento joue avec la tête de sa flûte et l’action de son doigt dans le tuyau et dialogue avec l’image dont la jeune instrumentiste règle du pied les courtes apparitions aussi pertinentes que délicieuses.

En création mondiale

De la compositrice lettone Linda Leimane, Bodies. Undulations pour huit instruments est une commande de Court-Circuit (avec l’aide à l’écriture d’œuvre musicale originale) dirigée par son chef Jean Deroyer. La compositrice tire son inspiration de la sculpture de Rodin La Porte de l’enfer dont elle cherche à traduire l’énergie qui émane des corps. L’œuvre fonctionne sur le flux continu d’une figure, répétée à l’envi et emmenée par le piano, qui renouvelle ses configurations au sein des différents pupitres par permutations et interpolations de ses éléments constitutifs : une musique sans bord qui pourrait tourner indéfiniment… mais qui finit par lasser. Gonzalo Joaquin Bustos, directeur artistique de l’ensemble Sillages est au pupitre dans A hug to die de la compositrice grecque Sofia Avramidou, une pièce qui nous touche, à l’écoute de ses textures fragiles et sensibles, sans nous convaincre pleinement.

Cada trozo/cada ganglio pour ensemble instrumental, échantillonneur et vidéo de l’Argentin Fernando Garnero est une commande de Cairn en coproduction avec l’Académie de France à Rome-Villa Médicis où le compositeur a résidé en 2020. La pièce a d’abord le mérite d’introduire sur la scène, l’électronique et la vidéo, des ingrédients bien peu sollicités cette année. La musique, nous dit Garnero, a été conçue à partir du support vidéo d’Alexis Moreano-Banda, des images d’une blanchisserie en pleine activité et des ouvriers sortant de leur travail. Dans l’échantillonneur, des bribes de sons captés dans la blanchisserie ; sur la partition, avec synthétiseur, guitare électrique, clarinette, violoncelle et percussion de l’ensemble Cairn – une écriture constellatoire, des miettes de sons distribuées dans l’espace par des musiciens très à l’écoute l’un de l’autre, la pièce n’étant pas dirigée ; et force est de constater que le mélange opère, notamment dans le passage central, avec les images floutées des ouvriers dont la musique renforce la portée onirique.

Chef attitré de l’ensemble Cairn, Guillaume Bourgogne est à la tête du « grand ensemble » (y compris les musiciens de Multilatérale et 2e2m) dans The Lincolnshire Poacher (commande du Festival avec l’aide à l’écriture d’œuvre musicale originale) de Mauro Lanza, un compositeur qui aime travailler à partir d’objets trouvés. Il s’intéresse ici à cette station de radio fantôme qui diffusait des messages codés dans les années 1960 et dont il a prélevé le matériau sonore sur de vieux CD. Les voix y sont convoquées comme les bruits environnants, boucles et mécanismes divers constituant un terreau sonore vivant et plein de fantaisie dont Guillaume Bourgogne souligne l’aspect virtuose et coloré.

Ami…chemin….oser….vie… (2011) de Philippe Leroux n’est pas une création mais certainement l’une des pièces les plus remarquables du festival, dirigée par Jean Deroyer. L’idée était au départ de travailler sur la plasticité du matériau avant que le compositeur n’apprenne la disparition brutale de son frère et n’infléchisse le mouvement vers une certaine idée de la mort et du cérémonial : tel ce geste qui consiste à lever le violoncelle puis les autres instruments à cordes à hauteur de bouche pour souffler dans la caisse. Pour autant, on y ressent ce plaisir du son qui génère une ingénierie singulière de l’écriture et cette virtuosité dans la conduite du mouvement, la trajectoire étant jalonnée de redoutables solos comme celui de la flûtiste Sophie Deshayes : de l’invention, de la texture et de l’épaisseur jusqu’à la saturation ; la pièce très étonnante célèbre l’énergie et les pouvoirs du son.
L’actualité du compositeur est riche, dont l’opéra L’annonce faite à Marie est à l’affiche du théâtre Graslin de Nantes à partir du 9 octobre, mobilisant les forces de Cairn et la direction de Guillaume Bourgogne.

Ces quatre journées dédiées à la création étaient consacrées par les mots de Hugues Dufourt, compositeur et penseur de la musique d’aujourd’hui. Au micro de Corinne Schneider, et au terme de sa résidence, il invoque Michel Foucault pour témoigner des nouveaux codes de la perception et de la pratique que concrétise pour lui le festival Ensemble(s) : cette collégialité des chefs d’orchestre et des compositeurs dans la réflexion et le contenu d’une programmation ; cette mise en situation de concert des plus jeunes « dans le renouvellement total des attitudes institutionnelles », souligne-t-il, notamment dans le lien qui se crée entre les conservatoires et les instances de diffusion. Autant d’encouragements et d’ondes positives pour une quatrième saison dans l’élan et le vif de la création.

Michèle Tosi

Les podcasts de Corinne Schneider sur le net
Il n’y aura rien de perdu cette année, s’agissant des échanges entre les compositeurs présents et la médiatrice du festival Corinne Schneider, puisqu’ils ont été intégralement enregistrés lors de chaque entracte et font l’objet de podcasts (à raison d’un par journée) disponibles sur youtube et le site du festival.

Théâtre de l’Échangeur, Bagnolet, du 8 au 11 septembre
Œuvres de Violeta Cruz, Aurélien Dumont, Mikel Urquiza, Linda Leimane, Hugues Dufourt, Philippe Leroux, Fernando Garnero, Mauro Lanza, Sofia Avramidou. Ensembles 2e2m, Court-Circuit, Cairn, Sillages et Multilatérale.

Photos concerts © Gary Garozian

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