Aurélien Dumont fait appel à l’un de ses auteurs préférés, Lutz Bassmann, alias Antoine Volodine, dans son ouvrage éponyme Black Village, un théâtre musical mis en scène par Frédéric Sonntag, qui invite sur le plateau une comédienne et six musiciens.
L’actualité des scènes d’Île de France est riche en cet automne 2021 où les spectacles pluridisciplinaires alliant richesse et originalité des propositions se multiplient. Il s’agit, dans Black Village, comme dans Les Furtifs ou encore La Vallée de l’étonnement, d’associer un texte et une musique, des mots et des sons, dans ce qu’il est convenu d’appeler du théâtre musical. S’engagent, pour chacune des productions, une réflexion et des options pour faire vivre ensemble ces deux entités temporelles : en inscrivant le texte sur son environnement sonore (La Vallée de l’étonnement), en laissant entrer la parole dans le tempo de la musique (Les furtifs), ou, comme l’entend le compositeur Aurélien Dumont dans Black Village, en investissant les espaces laissés par le texte, des écarts propices à une musique qui en aurait gardé la trace.
Dans Black Village de Lutz Bassmann, trois personnages, Tassili, Goodmann et Myriam, cheminent dans l’obscurité qui suit leur décès. Ce monde est sans lumière, où ils affrontent les ténèbres mais aussi les caprices du temps car celui-ci ne s’écoule pas de façon régulière. Il s’étire ou se rétrécit, mais surtout il s’interrompt. Pour essayer de poser des repères dans leur voyage, ces âmes errantes se racontent des histoires mais celles-ci s’arrêtent sans raison : les « narrats » de Volodine deviennent des « interruptas »…
Inclus dans la mise en scène de Frédéric Sonntag, les six instrumentistes occupent la scène, piano et trio à cordes à jardin, set de percussions et flûtes (soprano, alto et basse) à cour. Rappelons que les musiciens de L’Instant donné – qui fêteront les vingt ans de leur ensemble l’année prochaine – jouent sans chef, exercés à une écoute mutuelle et une énergie fusionnelle qui forcent l’admiration.
Un rideau imitant les parois d’un mur très ancien cerne le fond de scène et laisse filtrer la lumière. Des néons, ampoules et autres sources lumineuses (la flamme salvatrice des briquets actionnés par les musiciens) sont à l’œuvre pour servir la narration et participent de l’onirisme autant que de l’intensité du récit : comme dans cette scène surexposée où résonne sous les baguettes de Maxime Echardour le grand tambour installé au centre du plateau, instrument de la transe renvoyant aux pouvoirs du chaman dont il est question dans la dernière histoire.
Présence envoûtante à la voix joliment timbrée, la comédienne Hélène Alexandridis rayonne aux côtés des musiciens qui, le plus souvent, restent silencieux et à son écoute. Habile à moduler et à projeter sa voix selon ses interlocuteurs – ton persifleur pour l’oiseau fantasmagorique, gouailleur ou autoritaire, c’est selon – elle enchaîne des histoires gores, entre sadisme et humour noir, celle du boucher, par exemple, au terme de laquelle Maxime Echardour brandit deux immenses couteaux dont l’entre-choc nous saisit.
Car la musique commence là où s’interrompent les histoires, une musique qui autorise cependant des tuilages avec le texte, au moment où la comédienne amorce un nouveau récit ou lors d’interventions ponctuelles, souvent émaillées d’humour, que suscite le propos. Cette trace laissée par le récit dans l’imaginaire de notre musicien s’exprime en termes de timbres suggestifs et d’énergie singulière qui déportent l’écoute vers d’autres horizons : tel ce « petit concert » enjoué et très vitaminé de kazoo après l’histoire effrayante de l’oiseau meurtrier. Aurélien Dumont recherche la qualité bruitée d’une musique qui fait appel aux techniques de jeu étendues et à des instruments rares, comme celui que fait résonner le percussionniste avec insistance sous nos oreilles. Le piano est préparé et souvent joué dans les cordes par Caroline Cren, réalisant avec les archets voisins de petites figures fonctionnant en boucle tandis que la/les flûtes de Mayu Sato-Brémaud jouent davantage en mode percussif. On ne saurait véritablement décrire l’ingénierie minutieuse qui anime cet univers singulier qui nous enchante et dont les musiciens restituent à merveille la complexité et l’infini délicatesse.
Black Village est un spectacle qui fascine, tant par la saveur de son récit que par l’émerveillement de sa musique qui en sublime l’espace onirique.
Michèle Tosi
Nouveau Théâtre de Montreuil le 29-11-2021
Aurélien Dumont (né en 1980) : Black Village ; un projet proposé par L’Instant Donné, sur un texte de Lutz Bassmann (Antoine Volodine) ; mise en scène Frédéric Sonntag ; création lumière Manuel Desfeux ; scénographie, costumes, accessoires Juliette Seigneur. Hélène Alexandridis, comédienne ; musiciens de L’Instant Donné : Elsa Balas, alto ; Nicolas Carpentier, violoncelle ; Caroline Cren, piano ; Maxime Echardour, percussion ; Saori Furukawa, violon ; Mayu Sato-Brémaud, flûte.