La gravité et le balancier chez Violeta Cruz.

Portraits 23.01.2024

Il pleut quand je sors de notre premier entretien. Violeta Cruz me parle de son travail sur des objets, du jeu qu’il occasionne. Des jeux d’eau. C’est dans le 19e arrondissement de Paris. Je marche et m’assois à la terrasse d’un café pour filmer le ruissellement de lumière qui tintinnabule sur les pavés parisiens. Aujourd’hui, l’entretien filmé est double et se dédouble sur deux années. La première en avril 2022, la seconde en décembre 2023. La première à Paris à son domicile, la seconde lors d’une résidence au Dôme Théâtre d’Albertville au bord des montagnes de Savoie. 

Violeta Cruz est une compositrice et artiste sonore venue de Colombie étudier en France où elle travaille aujourd’hui. Le portrait video en porte la trace. Le portrait video s’attarde sur un objet, une “sculpture cinétique et sonore” sur laquelle Violetta se penche. Son portrait video fait partie d’une série de douze, il est le septième à avoir été achevé entre cette fin décembre 2023 et ce début janvier 2024.

VIOLETA CRUZ from CELINE PIERRE on Vimeo.

Sculptures cinétiques et sonores.

C’est drôle parce que quand j’étais étudiante, j’avais très clair ce que je voulais faire. Et maintenant, je joue beaucoup avec ce que le monde me propose. Je sens que je suis assez souple. Je prends, je trouve beaucoup de plaisir à faire des projets qu’on me propose… même si des fois, ils sont un peu éloignés de ce que j’aurai tracé comme ligne dans ma démarche artistique. Par exemple, en ce moment, je fais un spectacle pour et avec des enfants, La mer, les jouets, le vent, les horloges. C’est très contraignant, dans le sens où les enfants n’ont pas de formation musicale. Mais, où il y a pas mal d’objectifs précis à respecter, j’en profite…  je trouve ma part dans beaucoup de choses différentes!

Mes projets plus personnels, c’est justement ce projet avec des objets, des objets sonores, où je fais un pas de côté, je m’écarte un peu du chemin pur de la musique. Je vais toucher ce qui m’attirait dans cet autre domaine qui est le cirque et que j’ai découvert lors de ma première année en France. Le cirque, c’est un peu une appréhension du monde différente, ce sont des forces, des volumes, des choses, plus vastes et en même temps plus mystérieuses… Des choses qui arrivent visuellement mais qui ne se limitent pas à des images. C’est un langage mixte… entre plusieurs éléments.

Les objets que je fabrique en ce moment, je les appelle des sculptures cinétiques et sonores… ça leur convient bien comme nom! Quand ça commence à marcher comme je veux avec ces sculptures, c’est quand je me surprends! Ce sont les émotions les plus fortes que j’ai pendant tout mon processus de création. Ce moment où je produis une chose, et en fait, en la faisant, je découvre toute une autre chose ! Ce moment où cette chose m’échappe totalement et où elle devient plus belle que ce que j’avais imaginé! Je cherche à reproduire ça en sachant que ce sont des accidents!

Légitimité.

… C’est une réflexion qui vient d’une chaîne de réflexions et qui demande une forte conscience du contexte et de la place qu’on occupe dans un système de pouvoir. Parfois, je me retrouve dans un contexte où l’on essaie de me  légitimer en disant que j’ai plein de conditions pour ne pas être légitime! C’est drôle comme ça devient emphatique. Carrément on me dit jeune femme, latino-américaine. Comme si c’était un cocktail de mauvaises conditions pour être quelqu’un qui pourrait réussir dans l’art ! 

Je n’étais pas du tout consciente de ces éventuelles entraves à une carrière. Je ne l’ai jamais senti comme ça. Je viens d’un milieu, d’une famille, où le féminisme était un peu la règle parce que l’on était que trois femmes! Donc il n’en était jamais question! On existait en dehors de ça. Ce sont des discours que j’ai appris à, comment dire… que les gens m’ont fait voir. Je suis bien consciente qu’il y a beaucoup de valeurs qu’on porte sans en être forcément conscient. Pour moi, le discours de genre n’est pas la priorité. Il y a d’autres discours, d’autres conditions, et notamment les conditions économiques, qui sont plus fortes, plus déterminantes que les conditions de genres. En tout cas, je sens que si je vivais ça trop consciemment et si je me posais à chaque fois la question de savoir si je suis légitime pour faire ce que je fais, cela m’empêchait de bouger, de vivre et de penser à ce qui me permet de créer.

Motivation profonde.

Dans certains contextes, par exemple lors de l’expérience que j’ai eu en composant un opéra – et il y a tout une explosion de problèmes identitaires quand on dit “opéra”, quand on parle d’un genre universaliste, alors que c’est purement européen! – là donc, quel est le discours que moi, en tant que latino-américaine, je porte face à l’universalisme européen? Qu’est ce que je construis avec ça?
Ce que j’ai aimé de mon expérience avec cet opéra, La princesse légère, c’était que son contenu, son sujet, se projetait dans un universalisme extra-européen et touchait à des choses très basiques au-delà du politique.

C’est le metteur en scène, Jos Houben qui m’a proposé le sujet de cet opéra et j’ai été surprise de la justesse de sa proposition par rapport à mes recherches personnelles. J’avais commencé un projet avec mes sculptures cinétiques et sonores où le poids et la gravité étaient importants. C’est-à-dire autour de la suspension d’une chute, dans un contexte purement mécanique, où tout le monde sait que ça va finir par tomber!
C’est le principal sujet qui me motive. Donc c’était drôlement bien trouvé! C’était en même temps très concret et suffisamment mystique et abstrait pour laisser beaucoup de place à la poésie.

Avec l’équipe artistique, cette légèreté de la princesse, nous l’avons particulièrement représentée comme de l’insouciance, qui est une espèce de fausse innocence. Comme lorsque quelqu’un n’est pas conscient de la place qu’il occupe et des conditions qui l’ont conduit à cette place. Cette dimension sociale est de plus en plus importante pour moi. C’est-à-dire comment je vis et comment vit l’autre et pourquoi chacun vit comme ça et si c’est juste et qu’est-ce que je fais si ce n’est pas juste. Depuis toute petite, on m’a sensibilisé à ça. À ce type de question. Et je pense qu’il y a des moments de ma vie où je préférerais arrêter de me poser certaines questions!

Quand j’ai décidé de venir en France, je voulais surtout profiter des excellentes opportunités que le système d’éducation française me proposait. Quand j’ai été consciente des moyens mis en place pour chaque étudiant de Composition au Conservatoire de Paris, j’ai arrangé mon discours pour me dire que c’était juste qu’en tant que Colombienne, provenant donc d’un pays moins riche, je vienne profiter des ressources françaises parce que ce pays a justement un passé colonial… Je sentais que c’était bien si je récupérais quelque chose que l’Europe aurait volé! Mais c’est vouloir justifier une histoire de vie, trouver une histoire de l’humanité dans sa petite histoire de vie pour avoir la conscience tranquille. Maintenant je pense que ce serait bien que ces ressources soient dépensées différemment, en en faisant profiter à plus d’étudiants, par exemple. 

Ce qui est fondamental dans mon travail et dans ma recherche de vie, c’est de continuer à être sensible aux soucis de l’autre. D’élargir mon horizon et le garder toujours suffisamment ouvert tout en étant artiste. En tant qu’artiste, on est très concentré sur soi, sur ce que l’on fait, ce que l’on perçoit. Il faut avoir un bon rapport avec son ego pour qu’il n’éclipse pas toutes les choses que l’on trouve importantes. Donc voilà comment je fais pour qu’une démarche tellement individuelle rayonne et soit cohérente avec des questions sociales.

Le kitsch.

Le kitsch, c’est pour moi cette espèce de contradiction-condensation entre le beau et le moche! C’est une valeur qui transporte une certaine ironie. Il y a des codes de la beauté, il y a des codes de ce qui est populaire, il y a des codes de low-art et hi-art, il y a des choses qui sont belles, d’autres qui prétendent l’être et il y a des barrières entre un certain niveau de beauté que certains objets n’arrivent pas à dépasser ! Le kitsch, c’est un point de vue sur un objet populaire qui le “dénaturalise”, qui le sort de son contexte initial et lui donne une valeur artistique par une décontextualisation et une transformation. C’est un sujet sur lequel il y a beaucoup de littérature et ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus! Je ne théorise pas énormément dessus, mais je pense que je touche à ce type de phénomène quand j’intègre par exemple les petits bonhommes de plastique. C’est un objet avec lequel tout le monde a une petite histoire. C’est un objet populaire à Paris, mais en Colombie aussi, et en Chine également. J’aime l’idée que je ne suis pas arrivée vers cet objet en réfléchissant mais plutôt par les liens plus directs de l’enfance et du plaisir du jeu. J’éprouve un réel plaisir à me saisir des objets.

Populaire :  je me demande si je pourrais remplacer ce mot par un autre appartenant au domaine du ludique – qui est un domaine très présent chez moi – pour parler de ce qui m’intéresse et rassemble mes sculptures… Il s’agit souvent de confrontations : qu’est-ce qui est populaire face à ce qui est académique? Populaire, c’est aussi une notion qui appartient à chacun et c’est une façon pour moi de me l’approprier plus comme une personne que comme une musicienne. Il y a des sons qui m’intéressent car mon oreille a entendu d’autres sons et s’est nourrit à travers certain chemin, mais il y a des objets, ou des jouets ou des machines qui me plaisent à un niveau un peu plus profond et basique!

La notion de travail.

Quand je parle de mon travail, je trouve prétentieux de dire “je compose”. Quand on me demande ma profession, je trouve que ça prête à un peu à des clichés. Je suis compositrice, j’écris de la musique, oui…enfin cela fait un peu fantasmer, alors parfois je me limite à mon statut administratif, et je réponds que je suis “artiste-auteur”. Parfois travailler c’est consulter internet, parfois c’est écrire, et parfois c’est faire des expériences et ne pas les réussir, mais cela ne regarde que moi, et que pour les autres, c’est du travail, tout court!

Propos recueillis par Céline Pierre

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