Le jeune compositeur néerlandais Joey Roukens est devenu l’une des grandes figures de la création contemporaine au Pays-Bas. 2022 fut l’année des extrêmes : deux créations majeures et une longue maladie. Joep Stapel, journaliste et auteur néerlandais, correspondant pour l’occasion d’Hémisphère son, s’est entretenu avec lui et trace un portrait d’une énergie débordante.
Ce fut une « année folle », pour reprendre les mots de Joey Roukens, qui célébra son quarantième anniversaire et acheva deux de ses plus grandes compositions à ce jour, dont les premières eurent lieu à peu d’intervalle et rencontrèrent un vif succès : son Requiem et sa Symphonie No. 1 , cités dans bien des palmarès de fin d’année dans la presse musicale néerlandaise. En même temps, sur le plan personnel, Roukens vécut la « pire année de sa vie » : des problèmes de santé le chamboulèrent au point de le rendre incapable de composer durant des mois.
Aujourd’hui, fort heureusement, Joey Roukens (Schiedam, 1982) se porte mieux. Jeune quarantenaire, il a déjà une longue carrière derrière lui et il est l’un des compositeurs néerlandais les plus en vue de sa génération. Les terribles acouphènes et les névralgies dont il souffrait, lui interdisant presque la posture assise et lui rendant le bruit insupportable, n’ont pas encore tout à fait disparu, mais semblent être en régression. En tout cas, dit Roukens, il parvient à présent à mieux les gérer. « J’ai pris la décision de mettre mon travail de compositeur quelque peu en veilleuse. Je ne peux, toujours pas, rester longtemps assis, mais je continue de travailler sur mon cinquième morceau pour quatuor à cordes. Et j’arrive de nouveau à écouter un peu de musique. »
Roukens n’est pas du genre à se laisser abattre, et il donne une impression de dynamisme et de bonne humeur quand nous nous rencontrons à l’été 2023, mais il a traversé une période très difficile. Lui-même soupçonne que ses symptômes, déjà latents, se sont brusquement aggravés de manière extrême sous l’effet du stress : l’achèvement de ses deux longues oeuvres – des commandes – et tout ce qui cela entrainait avait trop présumé de ses forces.
Le contraste n’en fut que plus grand lorsqu’il se retrouva tout à coup incapable de coucher sur le papier, pire, d’écouter, la moindre note. Pour un mélomane pur sang comme Roukens, cela fut certainement douloureux. Il existe des compositeurs qui s’intéressent avant tout à leurs propres travaux, mais Roukens est un fervent auditeur qui étudie l’histoire de la musique avec dévouement. Souvent traité d’éclectique, il l’est en effet, mais pour éviter les connotations négatives que ce terme pourrait éventuellement éveiller, il serait peut-être plus juste de le qualifier de compositeur en dialogue avec l’histoire musicale. À condition toutefois de placer ce dialogue sous le signe d’un intérêt sincère, car Roukens est tout sauf un postmoderniste qui commenterait ou parodierait la tradition. Bien au contraire : que ce soit Gesualdo ou un auteur-compositeur contemporain, Sibelius ou John Adams, il s’approprie totalement la musique qu’il admire. Les nombreuses références stylistiques dans son œuvre ne sont jamais gratuites : « elles constituent une part essentielle de moi-même », comme l’affirme Roukens dans la publication Tussen hemel en aarde (Entre ciel et terre, 2022) du festival November Music, qui lui est consacrée.
Roukens a étudié la composition au Conservatoire de Rotterdam (devenu depuis Codarts) et la psychologie à l’Université de Leyde. En tant que pianiste, il a suivi des cours particuliers avec le célèbre Ton Hartsuiker, pédagogue du piano qui fut un des grands ambassadeurs de la nouvelle musique aux Pays-Bas. Il jouait également comme claviériste dans des groupes pop. L’influence pop sautait d’ailleurs à l’œil, ou à l’oreille, à l’époque où il réalisait, tout jeune compositeur, ses premières partitions orchestrales. Ou plus précisément : l’énergie de la musique pop. Les titres de ses premières compositions écrites à la demande du Koninklijk Concertgebouworkest parlent d’eux-mêmes : Out of control (2010) et Chase (2013). Cette dernière œuvre, régulièrement rejouée, est comme la bande son vigoureuse d’une scène de poursuite fictive dans un film d’action. La musique de film est d’ailleurs une autre de ses passions.
Encore une chose qui frappait immédiatement : l’ingéniosité avec lequel Roukens construit un exposé musical, passant avec une apparente facilité d’un style ou d’une ambiance à l’autre. L’exemple ultime en est cette très acclamée Première symphonie, qu’il a lui-même surnommée « kaléidoscopique ». Le caractère panaché et multiple de l’œuvre est incontestable : Roukens est un orchestrateur de talent, qui sait faire briller un orchestre ou en faire varier les couleurs. Mais avant tout, la symphonie possède une architecture magistrale, qui captive l’auditeur quarante minutes durant. Le long mouvement final est un grandiose adagio qui élève tout ce qui précède à un niveau supérieur. Cet adagio sublime était déjà annoncé par Rising Phenix, une composition pour orchestre et chœur écrite par Roukens en 2014 à l’occasion de la réouverture de la salle de concert TivoliVredenburg d’Utrecht. Dans la seconde partie de cette pièce aussi, il déployait une mélodie romantique et vive à la fois évocatrice de la grande tradition symphonique d’il y a cent ans et résolument contemporaine.
Et la fin a son importance, Roukens le sait bien. Psychologue cognitif diplômé, il mobilise ses connaissances en matière de processus d’observation quand il compose, et sait qu’il existe une règle pic-fin : les gens fondent leur jugement et leur appréciation essentiellement sur les temps forts et sur la fin de ce qu’ils ont entendu. Les systèmes complexes sous-jacents, au contraire, sont à peine relevés : « L’expérience auditive obéit à des lois. Selon moi, c’est toujours l’oreille qui prime. » La musique de Roukens donne souvent une impression de spontanéité, voire d’impétuosité, mais en même temps l’auditeur a l’impression d’être emmené par un guide qui sait exactement où il va.
Roukens aime la musique dans laquelle « il se passe beaucoup de choses » : des variations, un large éventail d’expressions, des émotions et des ambiances changeantes. La musique de compositeurs comme Gustav Mahler, Charles Ives, John Adams – et Mozart, bien sûr : « Ses contemporains disaient même de lui qu’il passait trop vite d’une atmosphère à l’autre. Sa musique change très rapidement de charge affective. La Fantaisie en do mineur, K.475, en constitue un bon exemple. Ce qui est drôle, c’est que nous tendons justement à voir le langage musical de Mozart comme une chose uniforme. De nos jours, on considère souvent sa musique comme une sorte de papier peint à fleurs, alors qu’elle est en fait très progressiste par son utilisation des dissonances et des contrastes expressifs. »
Pour comparer, écoutez donc In Unison (2018) de Roukens, le double concerto qu’il composa pour les deux frères pianistes Lucas et Arthur Jussen. Il les fait jouer comme « un unique super pianiste jouant d’un unique super piano » : une musique en montagnes russes qui jette des étincelles alterne à toute allure avec des sérénades intimes, de la dance et des rythmes virtuoses.
Si ses premières compositions à succès se distinguaient par leur montage rapide, une énergie débordante et des influences pop claires, ces dernières années Roukens nous laisse plus souvent voir son côté contemplatif. Pour l’heure, cette évolution culmine dans le Requiem qu’il composa en 2022 pour le chœur Nederlands Kamerkoor et l’orchestre à cordes Amsterdam Sinfonietta, à la demande du festival November Music et du Muziekgebouw Amsterdam. La majeure partie de cette œuvre est tout en retenue et traduit l’amour de Roukens pour la musique religieuse de Gesualdo, Bach et Stravinsky, en utilisant des techniques polyphoniques du temps de Palestrina. Dans le quotidien NRC, Roukens qualifia lui-même son hommage au genre du requiem de « musique rêvée de la Renaissance ».
Un compositeur contemporain qui écrit de la « musique rêvée de la Renaissance » et emporte tous les suffrages : il y a peu de temps encore, c’eût été inconcevable, Roukens en a conscience. Au conservatoire, il connut une « période Ligeti », durant laquelle il imitait le style et les techniques de ce moderniste hongrois aux talents multiples. Après tout, pour être un compositeur sérieux, il fallait écrire un certain type de musique, pensait-il, ce qui n’est guère étonnant quand on sait que le canon moderniste a dominé l’enseignement musical au moins jusqu’au tournant du millénaire.
Or, Roukens ne tarda pas à s’apercevoir que quelque chose n’allait pas : « Ligeti continue de me fasciner, mais les œuvres de Xenakis ou Lachenmann, deux autres grandes figures de l’avant-garde, me parlaient beaucoup moins. » Lorsqu’il réalisa, avec la composition orchestrale 365 (2006), sa première œuvre tonale «ouvertement éclectique», celle-ci fut accueillie avec un certain scepticisme : que fallait-il en penser ? N’était-ce pas du kitsch, trop facile, beaucoup trop banal ? Aujourd’hui, Roukens en rit : « De nos jours, la mode est à une musique bien plus tonale encore. Quelqu’un comme Einaudi, avec son extrême simplicité, jouit d’une incroyable popularité. En même temps, le paysage musical est beaucoup plus varié aujourd’hui que quand je faisais mes études. »
Pour quelqu’un comme Roukens, cela signifie qu’il n’a pas à se conformer aux exigences d’un style dominant. Au fond, c’est simple, argue-t-il : « Nous avons les principes de fonctionnement de la tonalité dans le sang. C’est une question de tension et de relâchement, ou d’instabilité et de stabilité. Cela confère à la musique le potentiel de s’engager dans une direction, et permet de créer un discours dramatique. Les recherches ont démontré que les bébés ont déjà une préférence pour la musique tonale. Même dans une suite dodécaphonique les intervalles consonants nous frappent, l’oreille cherche toujours les régularités. Quand on regarde les traditions musicales à travers le monde, elles sont presque toutes diatoniques. La musique atonale européenne du vingtième siècle fait figure d’exception, et dans notre propre histoire musicale aussi, elle s’est révélée n’être qu’un intermezzo. »
Un intermezzo fascinant, tout de même : « Elle ne me déplaît pas, au contraire, j’aime la musique atonale, par exemple les premières œuvres de Schönberg. Sur le plan du son, de la technique, de l’énergie, elle représente un accomplissement incroyable. Mais c’est précisément l’harmonie qui constitue l’aspect le moins convaincant de cette musique : elle a dégénéré en sonorité, perdant ainsi une partie de sa portée émotionnelle. La hauteur tonale n’a en somme plus guère d’importance – alors que personnellement, c’est ce que j’écoute en premier lieu. Des compositeurs comme Alban Berg et Ligeti jouaient dans leurs œuvres sur les implications diatoniques de certains intervalles, c’est ce qui fait la force de leur musique. »
Roukens lui-même ne saurait pas vraiment être classé dans un groupe ou un courant, même s’il est un enfant de son époque : il n’est pas le seul à s’intéresser à la pop et aux musiques de film. Il n’existe d’ailleurs plus de vraie musique « néerlandaise », comme du temps de Louis Andriessen et Otto Ketting, des compositeurs qui brisèrent l’hégémonie du modernisme avec leur approche directe et pragmatique. « Mais je m’estime heureux d’être né aux Pays-Bas, » dit Roukens. « Andriessen et les autres m’ont tout de même préparé le terrain. Dans des pays comme l’Allemagne, la France et l’Autriche, le climat est plus moderniste, et je doute que j’y disposerais de l’espace nécessaire pour composer ma musique. Ici, je peux faire ce que je veux. »
Joep Stapel, Nijmegen, Pays-Bas
Avec le soutien du Performing Arts Fund (NL)
Photos © Friso Keuris