Valentin Silvestrov, compositeur ukrainien désormais en exil

Chroniques 11.03.2022

En 2014, la « révolution de la dignité » de la place Maîdan, à Kiev, avait inspiré au compositeur Valentin Silvestrov ses propres visions de l’hymne ukrainien. Aujourd’hui que son pays est en proie à la plus vile des agressions, cet apôtre d’une musique « métaphorique », épris de l’instant, multiplie les publications en ligne d’enregistrements réalisés à la maison – manière inhabituelle pour un « compositeur contemporain » de faire entendre sa voix. Le 8 mars, il a dû fuir l’Ukraine avec ses proches.

Mardi 8 mars 2022, après avoir gagné Lviv la veille, le compositeur Valentin Silvestrov, accompagnant sa fille et sa petite-fille, est parvenu à franchir à pied la frontière séparant l’Ukraine de la Communauté européenne, quittant le pays où il a toujours vécu, et cette ville de Kiev où il est né voilà bientôt 85 ans. Silvestrov avait 4 ans lorsque les nazis ont envahi l’Ukraine, et on ne doute pas que ce qui se passe aujourd’hui fait ressurgir devant ces yeux les images de ces temps barbares qu’il espérait révolus. C’est à lui que j’ai pensé en premier lors de la récente invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine (on ne se permettrait pas d’écrire : par la Russie). Et j’ai été frappé, dans la plupart des playlists qui se sont succédées sur Internet depuis le 24 février en témoignage de solidarité, de noter l’absence de cette figure de la vie intellectuelle de son pays – Silvestrov a publié plusieurs livres de réflexions philosophiques -, et de ce compositeur que son ami Arvo Pärt – comme Alfred Schnittke avant lui – considère comme le plus grand de sa génération. 

A l’automne 2013, lors de l’Euromaïdan, le mouvement de protestation entamé sur la place de l’Indépendance de Kiev qui allait déboucher sur la révolution de février 2014, dite aussi « révolution de la dignité », Valentin Silvestrov s’était mêlé à la foule des manifestants. Écouter ceux-ci entonner en chœur Chtche ne vmerla Oukraïna (« L’Ukraine n’est pas morte ») lui avait inspiré ses propres versions de ce chant patriotique composé par le père Mykhaïlo Verbytsky en 1862-63 et devenue brièvement en 1917, puis de nouveau en 1992, l’hymne national ukrainien. Il s’en expliquait ainsi en octobre 2014, dans le long entretien qu’il m’avait accordé à Berlin, où il séjournait alors : « Quand j’ai entendu les gens les chanter, j’ai essayé de composer mes propres hymnes, sur les mêmes paroles, pour chœur a cappella : il en existe cinq variantes, qui ne sont pas encore écrites, je les ai juste chantées moi-même et enregistrées, dans le feu de l’action. Ces pièces sont complètement inspirées par ces événements tragiques, elles sont comme une flamme jaillie de ce feu. Il n’y a pas que des hymnes, mais aussi un Lacrimosa, un Agnus Dei, en hommage aux manifestants assassinés… On m’a ensuite demandé à ce que ces pièces soient créées, mais j’ai refusé : pour moi, elles restent un “protocole”, elles ne sont pas destinées à être jouées en concert. Il s’agit de personnes assassinées. Je n’avais pas envie que cette musique soit applaudie… » Comme plusieurs de ses œuvres précédentes (dont le Requiem for Larisa de 1997-99), certaines pièces de ce cycle mettent aussi en musique des vers de Taras Chevtchenko, le grand poète romantique ukrainien. En 2014, Silvestrov dédiait son Diptych, composé sur des vers patriotiques du même Chevtchenko, à la mémoire de Sergueï Nigoyan, le premier mort d’Euromaïdan.

Notre entretien, publié en partie dans le mensuel Classica et dans la revue du Collège des Bernardins, préludait à la venue de Valentin Silvestrov à Paris les 14 et 15 janvier 2015, quelques jours après les attentats, pour un concert mémorable organisé aux Bernardins avec le concours du philosophe Constantin Sigov, directeur du Centre européen de recherches en Sciences humaines à l’Université de Kiev, dans le cadre du cycle « Alterminimalismes » que j’y programmais. Depuis, grâce à la chaîne YouTube créée par Constantin Sigov autour de l’œuvre de son ami, on peut écouter sur Internet ce cycle de pièces chorales (et même l’un de ces hymnes interprété par le compositeur au piano – voir plus haut ) :

Compositeur du silence et de la « posthistoire » de la musique, musicien de la mémoire et de la métaphore, artiste philosophe, Valentin Silvestrov est à la tête d’un catalogue très riche, dans tous les répertoires (dont neuf symphonies). Son parcours ressemble à celui de nombre de ses confrères des anciennes républiques soviétiques ou des pays « frères » de l’URSS –  l’Estonien Arvo Pärt, Alfred Schnittke, d’origine lettone, les Polonais Henryck Górecki ou Krzysztof Penderecki. Il débute sous le sceau de l’avant-garde la plus radicale : membre du groupe « Avant-Garde Kiev », Silvestrov est applaudi à Darmstadt et même salué en son temps par l’impitoyable Theodor W. Adorno (dans une lettre du 26 mai 1964, celui-ci en parle comme d’un compositeur « incontestablement talentueux », ajoutant : « Je ne peux partager l’objection de certains puristes que sa musique serait trop expressive »(1). Puis, au début des années 1970, vient une période de remise en question, un silence qui débouche sur une réinvention radicale de son langage. Dans son cas,  celle-ci naquit de sa prédilection pour la mélodie, et pour le souvenir : fort de la conviction que toute musique est « une mémoire de la culture musicale », il s’est engagé dans une voie prolongeant de manière « métaphorique » l’héritage de ce romantisme qu’il révère. A ce parcours, l’introduction idéale est sans doute la magistrale MetaMusik, symphonie pour piano et orchestre de 1992, tour à tour spectrale, mahlerienne et ravélienne, magnifiquement enregistrée par Alexei Lubimov et Dennis Russell Davies chez ECM. Ou encore la Kitschmusik (!) pour piano de 1977, pièce dont le romantisme apparent est régulièrement subverti par une modulation impromptue, une nuance frappante, une pause inattendue (les partitions de Silvestrov sont surchargées d’indications d’interprétation).

« Je comprends mon propre développement comme un processus circulaire que l’on pourrait exprimer par ces vers de T.S. Eliot : ‘In my end is my beginning (…) in my beginning is my end’ », déclarait-il à Tatjana Frumkis dans le livret du disque consacré à sa musique pour piano publié chez Grand Piano par Elisaveta Blumina, ajoutant être revenu, ces dernières années, à la « musique naïve » de ses débuts (Naive Music est le titre d’un recueil de 1954 qu’il a révisé en 1993). Cela s’est traduit notamment, ces dernières années, par de nombreux cycles de brèves pièces pour piano regroupées sous le titre générique de Bagatelles (certaines ont été enregistrées notamment par Hélène Grimaud). Autant de miniatures qui exaltent ce qui l’habite au plus profond : la quête de l’instant, du Moment musical : « Le plus important a toujours été pour moi de trouver une intonation absolument inhabituelle, un moment exceptionnel – et alors, si ce moment déclenche quelque chose en moi, je continue à travailler, de manière cette fois intentionnelle. Mais autrement, je ne suis pas capable de travailler de manière planifiée. Aujourd’hui, un compositeur peut avoir l’impression de se trouver face à un mur, que tout a déjà été fait : c’est l’idéologie postmoderne. Et il serait vain d’essayer de traverser ce mur frontalement… Mais quand on travaille dans le domaine qui est le mien – celui de l’intonation, de l’instinct –, ce type de considérations n’entre pas en ligne de compte. Une fois capturé ce moment dont je parle, on éprouve une impression étrange : celle que le mur ne se trouve plus devant, mais derrière soi (sourire). »

Cette musique de l’instant a trouvé récemment un prolongement inattendu, vertigineux, sur internet, via Bandcamp :  sur la page du compositeur en effet, fleurissent depuis un an – à côté de nombreuses captations d’archive de pièces orchestrales ou chorales – des enregistrements que l’on peut acquérir en téléchargement ou au format CD-R, telles ces Valses instantanées (c’est Google qui traduit) de 2007 : 

Ce sont des enregistrements « domestiques », couvrant ces deux dernières décennies, de Valentin Silvestrov au piano (et parfois au chant).
Ces enregistrements précaires, réalisés chez lui, à Kiev, au moyen de son téléphone ou d’un radiocassette, constituent des témoignages étonnants de la part d’un compositeur contemporain : s’enregistrer soi-même sans fard ni apprêts ni micro, et surtout avoir le courage et la liberté de publier ces témoignages – des piano-voix finalement, comme on le dit dans les musiques actuelles, ou alors des maquettes -, malgré les sons parasites (on peut y entendre des voix, des enfants jouant dans la rue, du souffle, parfois des bruits de radiocassette), me semble sans équivalent dans le domaine des musiques « écrites ».
Ces enregistrements sont d’autant plus étranges et bouleversants qu’ils résonnent non seulement avec l’actualité immédiate, mais aussi avec les citations qui précèdent, et avec ces deux pôles – également vertigineux – entre lesquels, au fond, gravite l’œuvre de Silvestrov :  l’instant et la mémoire. Ce sont bien de pures musiques de l’instant, non pas improvisées mais captées sur le vif, enregistrées au gré de l’inspiration du moment, sans retouche ni retour en arrière. Ce sont aussi des musiques de la mémoire, héritières du romantisme quoique naturellement contemporaines, auxquelles ces enregistrements inattendus viennent ajouter une profondeur de champ, une « couche mémorielle » supplémentaire. Par la grâce de l’enregistrement, le souffle, les bruits parasites s’ajoutent en effet à la musique comme autant de sons nouveaux et en même temps déjà vieux (puisque éphémères). Comme si l’instant pénétrait l’œuvre, et s’y matérialisait, l’enregistrement venant conférer à ces instants une présence éternelle.
Ainsi, par leur qualité précaire précisément, ces enregistrements me semblent pouvoir être tenus pour des œuvres en soi.  Des « disques » à la grâce universelle, qui séduiront les amateurs d’hantologie et autres admirateurs de Leyland Kirby. Mais aussi tous ceux dont le coeur a chaviré  à la découverte des pièces intemporelles, mi-Chopin, my-bluesy, de l’Éthiopienne Tségué-Maryam Guébrou.

Depuis le 24 février, les publications sur Bandcamp se sont multipliées – la dernière, en date du 8 mars, est une version au piano de sa Symphonie n° 6. Comme autant d’occasion de vouloir « être entendu, témoigner, faire entendre sa voix », comme me le disait ce 8 mars au téléphone Constantin Sigov à Kiev, où il maintient une présence très active, envers et contre tout(2). Autant de traces d’un artiste qui a pris aujourd’hui le chemin de l’exil. 

Annabelle Oliveira

A écouter lundi 14 mars, Un concert pour l’Ukraine, organisé par le Metropolitan Opera de New York, en streaming (à 6 PM heure locale -12h France)

1. Cité par Constantin. Sigov, « La liberté de l’Ukraine et la musique de Valentin Silvestrov », in La Règle du jeu n° 57, mai 2015.
2. Je remercie chaleureusement Constantin Sigov pour cette conversation qui a beaucoup nourri la présente chronique.

En lien

buy twitter accounts
betoffice