Un concept parapluie par François Bonnet

Eclairages 28.03.2022

Directeur général du GRM (Groupe de Recherches musicales), François Bonnet dresse l’historique du synthétiseur modulaire introduit dans l’institution dès les années 1970 et fait un état des lieux de l’ensemble des instruments réunis aujourd’hui sous le même concept.

François Bonnet, vous avez intégré le GRM en 2007 où vous êtes impliqué dans la diffusion et la programmation de la saison musicale. Vous remplacez Christian Zanesi en 2015 en tant que directeur artistique puis vous succédez en 2018 à Daniel Teruggi, accédant à la direction du GRM. Avant d’aborder notre sujet, pourriez-vous revenir sur l’activité du GRM et la mission que se donne aujourd’hui une telle institution?
Elle tourne autour de trois axes principaux : en premier lieu le soutien aux musiques électroacoustiques, électroniques expérimentales grâce à une action de production musicale et une politique de commandes et de concerts (notre saison « Multiphonies ») ainsi que des résidences de compositeurs dans nos studios. Nous poursuivons bien entendu notre activité de recherche, « fondamentale » et « appliquée » notamment autour des questions technologiques avec des logiciels d’aide à la création comme les GRM tools mais également le développement de nouveaux outils (GRM Player). Notre troisième mission est la transmission, à travers une politique éditoriale très variée : publications de livres (nous avons lancé une nouvelle collection « SPECTRES » très plébiscitée par nos lecteurs), éditions discographiques, production sur France Musique avec l’émission hebdomadaire « L’Expérimentale » et activités pédagogique, notamment un partenariat avec l’Université Gustave-Eiffel pour la filière enseignement : trois zones d’activités qu’avaient déjà initiées Pierre Schaeffer et sur lesquelles fonctionne toujours le GRM. L’arrivée de Présences électronique en 2005 sous la houlette de Christian Zanési a, par ailleurs, largement contribué à renouveler le public et à croiser les générations.

Les pionniers de la Recherche tels que François Bayle, qui a longtemps dirigé le GRM, disent avoir traversé plusieurs révolutions technologiques, du disque souple à l’ordinateur. Quelle place a occupé le synthétiseur modulaire au GRM dans les années 1970?
À l’apparition de ce nouvel instrument, un grand nombre des compositeurs du GRM, y compris Pierre Henry qui avait quitté l’institution à cette époque, ont acheté un Synthi AKS, petit synthétiseur valise très maniable et plein de ressources. La palette électroacoustique s’est alors enrichie de sons électroniques complexes et la couleur des pièces a quelque peu évoluée. On peut retrouver certaines de ces « nouvelles sonorités », à l’époque, chez des compositeurs comme François Bayle, Bernard Parmegiani ou Ivo Malec qui trouvent sur ces instruments l’opportunité du jeu et la possibilité de modifier le flux en temps réel. Mais cette histoire avait déjà commencé quelques années auparavant, au GRM, notamment par l’acquisition de modules MOOG, mais surtout par l’expérimentation « maison ».

Ainsi, à l’initiative de chercheurs, comme Francis Coupigny, le GRM s’était doté de son propre système modulaire ; D’ailleurs, Le trièdre fertile (1975), dernière composition de Pierre Schaeffer, n’est pratiquement composé que de sons de synthèse issus de cette machine. À l’arrivée du synthétiseur numérique, on l’a laissé partir au Musée de la musique, persuadé qu’il était obsolète. Chaque génération de technologie avait une promesse qui balayait la précédente. Il n’y avait pas encore le recul historique qu’on peut avoir aujourd’hui.

Comment expliquez-vous ce regain de popularité pour le synthétiseur modulaire depuis les années 1990?
L’arrivée du numérique dans les années 1980 a révolutionné les techniques de travail, facilité la sauvegarde et le stockage des données, instauré le montage virtuel, plus précis et plus rapide qu’avec la bande magnétique. On a rapidement abandonné et oublié les vieilles machines jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que l’ordinateur avait ses limites et ne pouvait pas tout simuler, notamment cette fragilité du son que garantissait l’analogique et qui pouvait générer des ressorts intéressants pour la composition. Le retour au geste, le fait de poser les mains sur des potentiomètres permettent une action plus immédiate, un rapport plus inspirant avec l’instrument. Aussi des ingénieurs se sont-ils de nouveau penchés sur ses outils pour développer de nouveaux modules et stimuler l’intérêt des compositeurs, notamment le format Eurorack qui a contribué, avec la marque Doepfer, à démocratiser la synthèse modulaire, permettant aux jeunes créateurs de se procurer certains modules peu coûteux. L’intérêt du synthétiseur modulaire provient du fait qu’il marche par modules et que l’on peut monter progressivement son système par étapes, en ayant une connaissance fine de chaque composant. On peut faire des drones comme des musiques très rythmées avec le même outil mais pas avec le même module ou combinaison de modules.

Comment définiriez-vous le son analogique, y compris celui des platines?
Il faut distinguer trois angles différents pour aborder le son analogique : d’abord le son analogique de synthèse provenant de techniques spécifiques, nous y reviendrons ; puis le son analogique de la chaîne électroacoustique avec son lecteur, amplificateurs et haut-parleurs. Enfin le son du support, du vinyle qui possède un grain particulier, lié à sa technologie propre et à ses limitation  mécaniques ; il est « plus chaud », entend-on souvent ; c’est un peu l’équivalent d’une photo argentique moins bien définie qu’une photo numérique HD et qui est donc un peu floue ; tout est un peu plus ramassé et cela crée un grain particulier.

Mais revenons aux premiers synthétiseurs : leur sonorité est en partie liée à la construction de l’époque où tous les étages des systèmes électroacoustique étaient de grande qualité ; ce que l’on n’a pas toujours retrouvé avec la démocratisation de l’outil digital souvent fabriqués avec des composants et des étages d’amplification et de sortie de moins bonne qualité. Je dirais qu’entre un très bon système analogique et un très bon système numérique avec des convertisseurs de bonne qualité, il n’y a pas vraiment de différence en terme de qualité sonore ; des essais de diffusion en analogique ou en digital ont été faits au GRM, en passant d’un système à un autre de manière instantanée ; on n’entend pas réellement de différence frappante ; en fait, il a souvent été comparé des choses peu comparables comme des systèmes analogiques professionnels, dotés d’étages de sortie de qualité et une très bonne électronique avec des matériels numérique fabriqués en masse et qui s’apparente parfois à des jouets numériques.

Pour autant, l’analogique met en jeu de manière spécifique les comportements des oscillateurs, des circuits de tension soumis aux changements de température alors que le signal numérique est un codage qui ne peut être aisément altéré ; il peut donc y avoir une vraie différence de comportement. Par exemple, quand Pierre Henry ou Éliane Radigue faisaient des feedbacks avec des circuits analogiques, ils pouvaient travailler sur une multitude de nuances. Dans un univers purement numérique, comme par exemple le logiciel MaxMSP, un feedback logique fait planter le logiciel.

Aujourd’hui, quelle place est donnée au ARP 2500 de Éliane Radigue? C’est devenu un instrument très rare voire introuvable ; ira-t-il au Musée lui aussi?
L’idée, en accord avec Éliane, est que l’instrument serve. L’avantage de ces synthétiseurs analogiques, c’est qu’ils sont encore facilement réparables et qu’on peut en faire la maintenance, contrairement à certains synthétiseurs numériques d’une facture trop complexe et miniaturisée pour que l’on puisse intervenir nous-mêmes ; il faut les renvoyer à l’usine, quand elle existe encore ! Les synthétiseurs analogiques ont une plus longue durée de vie. Le ARP 2500 est une vieille machine qui réclame du soin et de l’attention ; mais lorsque la demande est en accord avec l’esprit de la personnalité d’Éliane, on le met à disposition des compositeurs dans nos studios. Il n’a pas vocation à être muséifié du moment qu’il fonctionne et que l’on peut le réparer. La dernière personne à l’avoir utilisé est la compositrice Kali Malone, jeune compositrice américano-suédoise qui a fait un très beau concert à l’auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique lors d’une soirée « Multiphonies » en octobre : une pièce pour bande avec notamment, et parmi de nombreux autres sons, celui du ARP 2500. C’est un instrument de studio, Éliane Radigue, elle-même, ne l’a jamais joué en live. Il permet de créer des séquences et des matières qui sont montées, mixées, ajoutées à d’autres matières pour créer des œuvres électroacoustiques.

Organisez-vous des stages de formation ou des résidences de compositeur?
Non ; on prend des précautions avec une telle machine ; elle a cinquante ans! Nous sommes quelques uns au GRM à bien la connaître. On explique les bases de fonctionnement et ensuite on laisse le compositeur l’explorer ; elle n’est pas très compliquée à appréhender. Il y a des spécificités de connexion par glissières pour créer des points de connexion ; il faut s’y habituer. Sinon, le ARP 2500 possède des modules que les gens connaissent : oscillateurs, filtres, modulateurs d’amplitude, générateurs de bruit, séquencers. Pour les artistes sonores qui sont familiers des synthétiseurs modulaires, l’outil est assez facilement maîtrisable.

Le GRM possède-t-il d’autres types de synthétiseurs modulaires?
Nous avons un synthétiseur SERGE, qui appartenait au regretté Laurent Dailleau. On possède également des choses comme un EMS Synthi AKS et d’autres machines acquises assez récemment. Nous avons également créé de toute pièce un nouveau synthétiseur maison, inspiré de l’ancien synthétiseur GRM. Il a été remis au goût du jour en conservant le timbre si particulier des anciens oscillateurs. On a aussi des systèmes modulaires peu connus mais fascinants, ceux de Rob Hordijk notamment, un ingénieur d’aujourd’hui très inventif. 

Plus qu’une tendance vintage, le synthétiseur modulaire semble avoir trouvé sa place dans le paysage de la composition électroacoustique aujourd’hui…
Le synthétiseur modulaire est un concept ; il s’agit de modules fonctionnels qu’on va relier entre eux par différentes stratégies : par câbles comme le SERGE et le système Eurorack, par matrice comme le Synthi ou le synthétiseur du GRM qui évite la forêt de câbles ; par glissières pour le ARP d’Éliane Radigue. Les approches peuvent être très différentes entre un Moog, un Buchla, un SERGE, etc., avec des systèmes qui ne sont pas forcément compatibles avec parfois des valeurs de tensions de commande différentes.  Il y a aussi des « écoles » et des tendances stylistiques divergentes en fonction des machines et de leur philosophie. Tous ces instruments ont leur singularité et leur orientations personnelles ; ce n’est pas si homogène que cela : le synthétiseur modulaire est un peu un concept parapluie qui a beaucoup de relief et de différence.

On pourrait mettre en parallèle l’histoire des Ondes Martenot avec leurs constructeurs d’aujourd’hui qui continuent à faire évoluer l’instrument…
Certainement ; on peut évoquer également la guitare électrique à travers toute une variété d’instruments, destinés au jazz, au rock, au Métal, etc.. Certains vont prendre des guitares métal pour faire du jazz et inversement… On rejoint la question de la lutherie et de l’orthodoxie ou l’hétérodoxie. Si le synthétiseur modulaire connaît aujourd’hui un tel regain d’intérêt, cela tient aussi au fait qu’il y a beaucoup de modules nouveaux qui sont apparus sur le marché. C’est une vraie résurrection! L’instrument se développe, avec des inventions à la clé. Mais précisons aussi que de nombreux modules conçus de nos jours sont  numériques, comme par exemple les oscillateurs à tables d’ondes qui donnent accès à toute une banque de timbres sur le synthétiseur et permettent de passer de l’un à l’autre en un clin d’œil.

Le synthétiseur modulaire avec tout le confort moderne…
C’est exactement cela!

Propos recueillis par Michèle Tosi

Photo © Mathieu Zazzo

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