Sous la houlette de son directeur Jean-Philippe Wurtz, le festival Pianos, pianos boucle une deuxième édition au Théâtre des Bouffes du Nord. Du piano Walter (ou du moins sa copie) chéri par Mozart au Pianomachine de Claudine Simon, c’est l’histoire de l’instrument (et des œuvres conçues pour lui) qui est abordée sous l’angle de la lutherie.
Deux pianos trônent sur le plateau des Bouffes du Nord » : un Pleyel de 1905 pour la musique de Debussy et Ravel, et un Steinway D avec tout le confort moderne pour les œuvres en création. En chignon et combinaison rouge, la pianiste Maroussia Gentet, brillante lauréate, faut-il le rappeler, du 13ᵉ Concours international de piano d’Orléans, a mis huit pièces à son programme, certes assez courtes, dont deux en création mondiale.
Le Steinway a été préparé en amont pour Solo de Bastien David : vis métalliques et chevilles de bois entre les cordes (John Cage le faisait déjà au siècle dernier) pour faire sonner son instrument comme un orchestre de percussions. Par contre, le e-bow (archet électronique) est une de ses dernières inventions, émettant une vibration étrange en lien avec la pédale du piano : une sonorité fantôme qu’il nous invite à écouter en fin de parcours. Ciseaux et scotch en main, Maroussia Gentet fixe elle-même des feuilles d’aluminium sur les cordes, promesses de sons inouïs rejoignant l’univers de l’électronique dans Pour les corps électriques. Franck Bedrossian sonde également les entrailles de ce gros instrument pour faire émerger cette musique « sans bords » qui l’intéresse. La pianiste est rejointe par Matvey Zheleznyakov dans Rouge silence, omaggio Joseph Beuys, théâtre musical un brin énigmatique de Philippe Schoeller pour quatre mains et deux chaises dont on aurait aimé connaître le scénario. La sonorité du Steinway n’est en rien pervertie dans Speech of clouds (2003) d’une légèreté elfique sous les doigts de l’interprète. C’est une sorte de « carillon brouillé » nous dit le compositeur Gérard Pesson dont il soustrait progressivement les résonances. Le piano robuste et la puissance que déploie la pianiste dans Mimesis muséum, étude d’architecture n°2 (hommage à Alvaro Siza) d’Hèctor Parra, donné en création mondiale, ne peut offrir contraste plus radical. Ce sont des blocs harmoniques que « taille » notre compositeur visionnaire pour projeter dans l’espace des figures sonores douées d’une énergie incroyable qui mettent notre interprète au défi. Le Steinway est en fond de scène et la pianiste face au public pour Réminiscence, invitant cette fois le danseur Vahram Zaryan en tunique légère pour une performance singulière où le corps en mouvement tente une traduction plastique de la musique d’Hèctor Parra et des gestes de l’interprète.
Le clavier du piano Pleyel 1905 est plus lourd, les aigus n’ont pas la brillance du Steinway et le clavier est moins égal : mais quelle rondeur et quelle volupté de son sous les doigts de la pianiste qui connaît bien l’instrument et sait optimiser ses qualités! Un instrument qui nous fait oublier ses marteaux, comme le souhaitait Debussy pour sa musique. Du compositeur, l’interprète joue le 2ème cahier des Images, des pages somptueuses dont le piano estompe délicatement les contours et offre ses couleurs chaleureuses : légèreté de la touche, homogénéité du timbre et élégance du mouvement dans Poissons d’or qui nous enchante, tout comme Ma mère l’Oye à 4 mains de Maurice Ravel qui clôt le concert, où Maroussia Gentet est rejointe par sa collègue Claudine Simon.
Le dernier rendez-vous de la journée à 19h30 invite Jean-Pierre Collot, éminent pianiste (ex-membre de l’ensemble Recherche de Freiburg) dans un programme aussi rare qu’exigent joué sur le Steinway D : entendre la Sonate pour piano (1950-52) de Jean Barraqué en concert est toujours un événement. La pièce d’envergure (40′), relevant de la technique sérielle, est écrite à l’âge de 24 ans et sera la seule pièce pour piano du compositeur que Jean-Pierre Collot a enregistré dans sa version révisée. Il a choisi de l’insérer entre deux transcriptions de Richard Wagner, deux pages de Tristan und Isolde que Barraqué découvre juste avant de commencer sa sonate. Singulière sous les doigts du pianiste est cette manière d’aborder la Mort d’Isolde (transcription de Liszt) en effaçant les contours mélodiques au profit d’une texture polyphonique mouvante mettant en valeur toutes les composantes de l’écriture pianistique. L’interprétation de la Sonate n’est pas moins fascinante, d’une virtuosité hallucinante dans un premier mouvement extrêmement fluide, presqu’un ruissellement d’un discours gorgé d’énergie sous les doigts de l’interprète. Étonnants, dans le second mouvement, sont ces silences (des points d’orgue écrits par le compositeur) dont le pianiste accuse les longueurs, tissant une dramaturgie des plus saisissantes.
Jean-Pierre Collot enchaîne avec la transcription par Barraqué lui-même du prélude du troisième acte de « Tristan », une des plus belles pages de la littérature musicale qu’il joue avec une grande pénétration, laissant la phrase en suspens après les dernières notes du cor anglais.
À découvrir jusqu’au 18 mars 2022, l’exposition « le piano, des sources à la scène » à la Bibliothèque musicale La Grange Fleuret, Paris 8ᵉ.
Michèle Tosi