Lors des Traversées de l’Abbaye de Noirlac, l’ensemble Canticum Novum présentait, le 9 juillet, la première de « Shiruku » : un projet (inter)culturel autant qu’une authentique œuvre de création, ressuscitant un Moyen Âge utopique en faisant le lien entre le pourtour méditerranéen et le Japon.
C’était samedi 9 juillet dernier, dans le cadre des Traversées proposées chaque été par l’Abbaye de Noirlac, dans le Cher (lieu magnifique où, précision d’ordre déontologique, votre serviteur aura l’honneur de travailler à compter de septembre prochain).
Il y eut d’abord « Femmes d’esprit, jardins secrets », très belle épopée musicale initiée par l’accordéoniste Pascal Contet avec Catherine Jacquet (violon) et Isabelle Veyrier (violoncelle), balayant neuf siècles de créations musicales féminines à partir du bouleversant trio Silenzio (1991) de Sofia Goubaïdoulina (née en 1931), interprété en fin de concert.
Il y eut ensuite la déception de ne pouvoir assister, pour cause de Covid-19, à la création de « Qui vive !, » nouvelle échappée méditerranéenne de la compagnie La Rassegna de Bruno Allary, que l’on espère découvrir bien vite(1).
Il y eut, enfin, l’épiphanie Canticum Novum. Cet ensemble fondé et dirigé depuis 1996 par le Stéphanois Emmanuel Bardon, violoncelliste et chanteur passé par le Centre de Musique baroque de Versailles, est voué à la redécouverte des répertoires de musique ancienne : il s’attache à faire le lien – avec des effectifs variant de 3 à 15 musiciens suivant les projets – « entre la musique d’Europe occidentale et le répertoire du bassin méditerranéen ». En témoignent plusieurs très beaux disques, dont les deux derniers ont été édités par le Centre culturel de rencontre d’Ambronay.
Mais les programmes de Canticum Novum portent surtout « une autre ambition » : « celle de positionner l’aventure humaine et l’interculturalité au coeur de ses projets et d’interroger sans cesse l’identité, l’oralité, la transmission et la mémoire. »
Ainsi le projet de Canticum Novum est-il donc au moins autant culturel qu’artistique, comme en témoigne également cette passionnante « Ecole de l’oralité » qu’Emmanuel Bardon et les siens animent depuis 20 ans à Saint-Étienne. Elle vise à replacer la pratique musicale au cœur du quotidien, partant du postulat que celle-ci « fait partie de la vie, elle devrait être aussi simple et évidente que les gestes du quotidien qui se partagent en communauté que ce soit en famille, à l’école, au travail, dans un lieu de culte, sur le marché, au stade ».
Cette générosité, cet esprit de convivialité (l’autre nom de l’interculturalité ?) étaient pleinement tangibles ce 9 juillet à Noirlac, où l’ensemble présentait la première de « Shiruku ». Un nouveau programme qui nous ramène à l’époque médiévale et qui, comme son nom l’indique, nous entraîne au fil des routes de la Soie (« Shiruku » signifie « soie » en japonais), sur les traces « des missionnaires, des explorateurs, des marchands et des diplomates qui parcoururent le monde d‘ouest en est dès la fin du XIIIe siècle ». Un programme pour lequel trois musiciens japonais étaient invités : la joueuse de koto Tsugumi Yamamoto, le joueur de tsugaru-shamisen Yutaka Oyama et le joueur de shakuhachi Akihito Obama.
Treize musiciens, deux chanteurs (Emmanuel Bardon et la soprano argentine Bárbara Kusa), tous magnifiquement engagés (mentions spéciales à la joueuse de vielle et de luth Nolwenn Le Guern et au percussionniste Henri-Charles Caget, mais tous mériteraient d’être cités), nous ont ainsi offert un mémorable voyage, partant de Tolède pour gagner le Pays du Soleil levant, en s’attardant sur tout le pourtour de la Méditerranée, de Venise à Constantinople en passant par Sarajevo, Epire, la Bulgarie ou le Maroc. Interrogé à l’issue du concert sur l’absence des musiques de l’Asie centrale, Emmanuel Bardon insistait sur le fait que toutes les pièces du programme – qu’il s’agisse de partitions « savantes » ou de collectages – avaient été proposées par les musiciens eux-mêmes. C’est là que commence l’« aventure humaine » évoquée plus haut. Toutes ont ensuite été arrangées par le groupe. Voire transformées : ainsi Kokiriko, mélodie japonaise traditionnelle habituellement jouée à un tempo très lent, est-elle devenue, sur la suggestion des musiciens japonais eux-mêmes, une galvanisante envolée sur laquelle se clôt le programme.
Avec quel naturel ces musiques se fondent dans cet instrumentarium cosmopolite ! et avec quelle évidence une mélodie folklorique grecque succède à un air traditionnel berbère ! Les musiciens de Canticum Novum nous font passer, parfois au sein d’une même pièce, de l’Italie au Japon, avec un enthousiasme contagieux – le clou du programme étant sans doute cette poignante mélodie séfarade de Constantinople, Durme, hermoza donzella, qui se déploie sur un lent motif de koto en ostinato, sur lequel les trois flûtes – la flûte à bec, le shakuhachi japonais, et la flûte kaval des Balkans – tissent peu à peu un délicat entrelacs de textures…
En écoutant tous ces musiciens s’approprier et faire revivre pour nous ce Bas Moyen Âge imaginaire, fantasmé, peut-être illusoire (voire musicologiquement hétérodoxe), avec grâce, inventivité et virtuosité, je me suis dit que les musiques de création était une affaire de musiciens avant d’être une affaire de musiques (de « répertoire », d’époque ou de style). J’ai pensé aux magnifiques enregistrements du luthiste et théorbiste Rolf Lislevand – qui, comme Emmanuel Bardon, a joué aux côtés de Jordi Savall -, à sa manière d’insérer dans des compositions ancestrales des modes d’improvisation et de jeu tout à fait contemporains. J’ai songé également à la manière dont nombre de jeunes instrumentistes français – le violoniste Ernest Bergez (alias Sourdure), le collectif La Novia ou le joueur de vielle à roue Romain Baudoin, par exemple – se réapproprient aujourd’hui les folklores de leur région pour y injecter librement tous leurs acquis de musiciens expérimentaux… « Être contemporain dans la musique ancienne aujourd’hui » : ce sera justement le sujet d’une rencontre organisée le 29 juillet dans le cadre du festival les in:entendu.es, proposé à Neuvy-le-Roi (Indre-et-Loire) par l’excellent Ensemble Ptyx, animée par notre collègue Anne Montaron…
J’ai repensé également à ce que me disait récemment Michaël Dian, directeur du magnifique Espace musical de Chaillol, dans les vallées alpines du pays gapençais : « Le besoin culturel des personnes n’est plus à l’endroit de l’objet artistique, mais de la dynamique relationnelle ouverte par cet objet. » Et je me suis dit que ce soir-là, les musiciens de Canticum Novum avait réussi le tour de force de proposer une authentique œuvre de création dont la raison d’être est justement cette dynamique relationnelle. Il faut parfois prendre des libertés avec la tradition pour rendre audible ce que celle-ci a encore à nous dire.
David Sanson
1. Shiruku est également ce donné le vendredi 15 juillet à Senones dans le cadre du Festival des Abbayes en Lorraine.