L’oreille classée
La chronique de l'écoute

Chroniques 15.07.2021

Les mots de la musique

“Les mots de la musique » : je ne sais pas ce qui m’a pris de proposer un tel thème pour cette première chronique sur Hémisphère son, alors même que toutes celles qui vont suivre ne tourneront qu’autour de cela finalement : l’écoute – de disques, de concerts – et les mots : ces impressions et ces émotions propres à la musique que ces derniers ont tant de mal à faire éprouver. Et tout cela en 5 000 signes.

Ce n’est pas tout à fait vrai. L’objet de la présente chronique est avant tout de faire partager des découvertes, des enthousiasmes, des écoutes , ces impressions, ces émotions. De faire découvrir quelques-unes des « musiques de création » dont il sera question sur Hémisphère son. Au sens large.

Mais pour ce faire il faudra bien faire usage de la langue, et il n’empêche celle-ci achoppe, et fait défaut lorsqu’il s’agit de musique. J’aurais pu pour le démontrer faire un exposé en mode dictionnaire des citations : “La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots.” (1) ou encore “La musique est seulement la musique, […] elle se termine à elle-même et se suffit.” (2). Ils sont innombrables, tous ceux – philosophes, poètes, musiciens – qui ont écrit sur l’impuissance de la langue à retranscrire l’ineffable.

J’aurais pu également m’en référer à mon expérience de journaliste. Lorsque j’ai pris naguère la barre du fanzine Octopus, au moment où celui-ci commença à paraître sous forme de supplément de la revue Mouvement, j’avais l’illusion de penser qu’il était possible d’écrire sur des musiques dites « pointues » en restant intelligible au plus grand nombre. D’éviter les références d’initiés, les anglicismes et les mots-valises, que chacun ait les mêmes clés pour lire ces propos sur la musique, et surtout ait l’envie d’écouter la musique en question. Mais tout n’est pas aussi simple, je m’en suis bien vite rendu compte (3). Ne serait-ce parce que chacun n’achète pas des revues où il est question de musiques dites « pointues ». 

Qui va lire Hémisphère son ? Ô lecteur, quel auditeur es-tu ?

Mais rien que cet adjectif, “pointu”- de même par exemple que celui de “contemporaine” accolé à “musique” -, démontre également la vanité du langage et la prétention des mots, qui à défaut de l’égaler savent parfois si bien enrégimenter la musique, l’assigner à des cases qui deviennent des carcans, des croix à porter, qui orientent sa perception et sa réception. 

Mais aussi, une écoute peut-elle être vierge ? C’est lorsque je veux faire partager mes engouements sur certains artistes que je mesure la difficulté de ne parler que de musique, de ne pas empiéter sur la vie, l’oeuvre de l’artiste, se perdre dans le biographique, l’historique, le généalogique. 

Une écoute peut-elle être décontextualisée ?

La musique, comment ça s’écrit ? comment ça se parle ? comment ça se transmet ?

Je préfère m’en remettre aux bienfaits – au miracle, même, si tant est que le lecteur clique, puis écoute :

Peter Garland, A Song – Jeroen van Veen, piano 

Ainsi par exemple pour moi cette pièce pour piano de Peter Garland se passe t-elle très bien de commentaire. Elle semble à mes oreilles intemporelle, transfrontalière, elle ramène à cette dimension méditative, pour ne pas dire mystique, qui me paraît être l’une des vertus les mieux partagées de la musique, toutes latitudes confondues. A l’instar de maintes pièces de Morton Feldman (1926-1997) :

ou du « Livre des sons » (Das Buch der Klänge) de l’Allemand Hans Otte (1926-2007) :

cette musique fait partie de celles que je peux écouter en boucle durant toute une journée, musique de la stase qui s’insinue dans le décor et le rythme quotidiens de manière quasi naturelle, musique d’ameublement au sens le plus artistique du terme, musique écologique qui semble vibrer avec le temps même.

A quoi sert de préciser que Peter Garland, né en 1952, a été l’élève de deux passionnants compositeurs, James Tenney (né en 1934) et Harold Budd (né en 1936 et mort il y a quelques semaines, le 8 décembre 2020) ? De rattacher cette partition des années 1970 au courant minimaliste américain?

En revanche, bien que n’étant pas musicologue, et même s’il n’est pas toujours utile (quoique souvent très intéressant) de savoir comment la musique est fabriquée, j’ai été intéressé d’apprendre le principe de cette pièce. A Song se compose de 10 lignes de musique : sur chacune est répétée une même suite d’accords ; l’interprète est libre de jouer chacune de ces 10 cellules dans l’ordre qu’il veut, et de la répéter autant de fois qu’il le souhaite. Sachant qu’il répète une cellule, il doit aussi respecter le nombre d’accords qu’elle contient, ce qui l’oblige à compter. Cette oscillation entre l’extrême abandon – pour laisser chaque accord résonner et se fondre dans le suivant, leur répétition occasionnant de fascinants phénomènes harmoniques voire psycho-acoustiques – et l’extrême concentration – le décompte, marié à la maîtrise du toucher – me semble éclairer l’écoute de cette pièce d’une lumière neuve, et en bonifier l’appréhension. Surtout lorsque l’on se plaît à comparer la lecture de Jeroen van Veen ci-dessus à une autre, par exemple celle d’Aki Takahashi (malheureusement plus disponible en ligne) publiée en 2000 par le label de John Zorn, Tzadik.

Je compte le nombre de caractères et m’aperçois que j’ai déjà dépassé le cap fatidique des 5 000 signes, alors que je pensais avoir encore le temps de parler de cette autre pièce du compositeur François Sarhan (né en 1972), LNfer, un petit détail (2012), dans laquelle la fusion entre musique et mots atteint à un rare degré d’intensité :

L’Nfr joué par l’ensemble Ictus le 3 juin 2019

Précisons in extremis que l’écriture de ce texte a été rythmée par l’écoute :

de Blaké, sonim la nwit, nouvel album, paru en novembre dernier, de Jako Maron, musicien réunionnais qui excelle à fusionner les rythmes du Malaya et une musique électronique plus abstraite, parente de celle d’Alessandro Cortini

mais tout aussi envoûtante :

des Fragments d’un Journal intime du grand Luc Ferrari (1929-2005), un artiste qui maniait la langue en magicien (4). Et qui achève de démontrer combien la musique se passe aisément de mots lorsque les musiciens sont eux-mêmes des poètes.

David Sanson

1. Richard Wagner, cité par Karol Beffa dans : « Comment parler de musique ? », leçon inaugurale prononcée au Collège de France le jeudi 25 octobre 2012, consultable en ligne : https://books.openedition.org/cdf/1372
2. Le philosophe Alain, dans Propos sur l’esthétisme, cité par Stéphane Lelièvre dans l‘introduction au numéro 5-2014 de la revue Comparatismes en Sorbonne : « Ecrire (sur) la musique », consultable en ligne : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue5/INTRODUCTION_LELIEVRE.pdf
3. Sur la question de la critique musicale, on se référera à la somme impressionnante publiée l’an dernier sous la direction de Timothée Picard : La critique musicale au XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, 2020, 1 568 p.
4. Voir l’admirable recueil : Musiques dans les spasmes – Ecrits (1951-2005), édité par Brunhild Ferrari et Jérôme Hansen aux Presses du Réel en 2017.
Photo de Pere Borell del Caso, Flucht vor der Kritik

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