Les explorations langagières d’Alessandro Bosetti : entre quotidien et méditation

Interviews 16.03.2022

Qu’est-ce que la musique ? Est-ce que nos voix et nos conversations du quotidien, agencées en une polyphonie serrée, peuvent être perçues comme de la musique ? Réponse du compositeur et artiste sonore Alessandro Bosetti, qui nous propose de modifier nos habitudes d’écoute.

Je voudrais ouvrir cet entretien sur l’évocation de tes Pièces à pédale, dont le Gmem de Marseille a proposé une restitution le 15 mars. Ce sont cinq pièces indépendantes, mais qui ont en commun, je crois, le même esprit de dédoublement de la voix par le dispositif électroacoustique. Comment l’idée de ce cycle t’est venue ?
Le cycle est parti de deux solos : l’un pour Vincent Lhermet (accordéon), l’autre pour Gareth Davis (clarinette). Après, j’ai co-écrit un solo pour Anne Gillot (flûte à bec), et je me suis rendu compte que ces trois pièces partageaient le même dispositif électroacoustique très simple, réduit à une pédale, et une façon de dédoubler la voix, déclinée à chaque fois de façon différente, c’est à dire que je prends la voix de l’instrumentiste et la remets en jeu en l’utilisant comme matière musicale. Par la suite,  j’ai été sollicité par Athénor (le CNCM de Saint-Nazaire), avec qui j’avais déjà travaillé sur des projets pédagogiques. Ils m’ont proposé de collaborer avec un laboratoire de mathématiques de l’université de Nantes. J’avais déjà collaboré avec l’une des chercheuses de ce groupe, Assia Mahboubi. On avait travaillé en parallèle dans des lycées. Je l’avais interrogée sur la structure de mes pièces basées sur la voix, les conversations : « comment toi, chercheuse en mathématique, tu pourrais formaliser en langage mathématique ces pièces-là, ces mécanismes formulés dans un langage musical ?” ou encore : “De mon côté, j’utilise des partitions  plus ou moins traditionnelles (parfois justes des protocoles), mais pouvons-nous imaginer la partition comme un algorithme, ou une formule mathématique ? » Et on a réfléchi ensemble là-dessus. 

Finalement, toutes ces pièces ont convergé vers une nouvelle pièce, Sistema, qui n’est rien d’autre qu’une conversation avec quatre mathématiciens de ce groupe, modulée par un système d’instructions : ils parlent de ce qu’ils veulent, mais autour d’eux il y a un ensemble instrumental qui joue une partition musicale, et pendant le jeu, ils actionnent les pédales, qui donnent des instructions, qui ont pour effet de modifier leurs conversations.
C’est comme cela qu’est venue l’idée de regrouper ces cinq pièces à l’intérieur d’un ensemble au départ un peu kaléidoscopique mais qui obéit au même principe.

Ce qui me préoccupe dans toutes ces pièces, c’est le frottement de deux formes de langage : un langage formel, rationnel, exact, qui formalise les choses, qui est propre aux mathématiques – et aussi à la musique à plus d’un titre (si on pense à l’harmonie, ou à la forme de grammaire qui décrit les événements musicaux) – et un langage naturel que j’utilise beaucoup dans mes pièces, et qui est en réalité une sorte de chaos, de flou, quelque chose de difficilement formalisable, et qui obéit à une partition très simple. L’instruction serait : « Dis ce qui te vient à l’esprit » ! On fait cela tous les jours, mais selon le contexte (intime ou professionnel), nos paroles sont plus ou moins formalisées. Comme écrivait Dante Alighieri dans La Divine Comédie (Purgatoire XVII,25) : « il a plu en haute fantaisie », ce qui suggère que la fantaisie est un espace dans lequel la pluie pénètre.
Pour cette raison, notre façon de nous exprimer à l’oral m’a toujours semblé très intéressante, car il y a toujours des micro-variations, et dans les constructions grammaticales et dans la prosodie, et ça c’est difficilement formalisable ! Les frottements entre ces deux formes de langage m’intéressent. C’est le cœur de ces Pièces à pédale.

Tu montres depuis longtemps un intérêt pour l’oralité et l’improvisation, la conversation. C’est plutôt rare chez les compositeurs ! D’où te vient ce goût pour l’impromptu, l’indéterminé ?
C’est difficile à dire. J’ai toujours eu l’instinct d’aller chercher des « objets trouvés » dans la réalité de tous les jours : le fait de voir des gens qui parlent par exemple ! Cet « objet trouvé » a un intérêt esthétique pour moi, que je ne trouve pas dans des objets rationnels ou construits. Bien sûr, je peux construire intellectuellement des rapports harmoniques (mathématiquement, je construis l’octave, la quinte…). Et quand je fais des field recordings, quand j’écoute les gens qui parlent, je me rends compte qu’il y a dans l’ordre du spectre des rapports harmoniques rationnels dans cette parole, mais il y a un facteur plus chaotique dans la réalité, sur le terrain, qui nous donne des objets harmoniques qui ne sont pas rationnels, et c’est très stimulant ! On croit avoir trouvé par exemple dans une voix une tierce majeure, mais à y regarder de plus près, cette tierce n’est pas vraiment juste, elle est un peu déformée. 
Donc j’ai compris très tôt que par rapport à cette matière-là, il y avait des stratégies à adopter. Je ne vais pas seulement chercher mes objets sur la table de travail, mais en dehors. Je m’échappe ! Je trouve des choses qui m’emmènent ailleurs. Il y a comme une tension entre ces deux objets, et c’est très intéressant.

Les voix, ce sont pour toi finalement souvent des objets abstraits, coupés des corps de ces voix. En même temps, tu interviens souvent sur scène avec ta propre voix. On en a un exemple dans les Portraits de voix donnés au Nouveau Théâtre de Montreuil récemment. Tu partages la scène avec les Neue Vocalsolisten Stuttgart. Donc il y a quand même une incarnation ?
Oui, et non. J’ai différentes fonctions ou positions selon le contexte, la partition.
Dans Portraits de voix comme dans Plane-Talea, je me livre à un exercice un peu absurde dans l’idée de faire abstraction des identités biographiques, du genre, du corps des voix. C’est un paradoxe, car une voix ne peut pas exister sans le corps qui la produit ! 
Dans cette composition, j’agis comme portraitiste : je suis sur scène en tant qu‘Alessandro Bosetti mais j’interroge des voix, je parle avec les chanteurs des Neue Vocalsolisten Stuttgart, qui me permettent de compléter ces portraits sonores à partir des voix anonymes. J’aime cette forme d’anonymat
C’est un peu différent dans les Pièces à pédale. Les musiciens/intervenants sont présents avec leur identité, dans un contexte où l’identité est normalement annulée, car souvent, dans la musique instrumentale, on ne s’adresse pas à un interprète en particulier. Je procède différemment. Mes pièces sont très liées aux individus pour qui elles sont écrites. La pièce Double, par exemple, a vraiment été pensée pour l’accordéoniste Vincent Lhermet. C’est un portrait de lui, qui met en jeu son caractère. La pièce peut être jouée par quelqu’un d’autre, mais qui entrera en dialogue avec la voix et l’expérience de Vincent, et il faut vraiment le prendre en compte : c’est lui, et personne d’autre !

“Portraits de voix” Alessandro Bosetti (teaser) from Alessandro Bosetti on Vimeo.

Dans Double, il y a deux types de voix : la voix de Vincent, pré-enregistrée et aussi sa voix en live ?
Oui, c’est comme un montage d’une pièce radiophonique, mais dans laquelle tous les fragments sont déclenchés par des coups de pédale. Donc Vincent a une partition à jouer, mais il peut gérer à l’envie son timing. Il doit lancer tous les fragments qui constituent le montage de cette pièce. On a enregistré la voix de Vincent au moment où il découvrait l’instrument, qui était totalement nouveau pour lui ; un accordéon-jouet, enfermé dans une boîte. Il a ouvert la boîte et découvert l’instrument. La partie enregistrée, ce sont les dix minutes d’émerveillement et de surprise de Vincent devant cet instrument, et ses premiers essais pour en jouer. Cet instrument-jouet est une version miniature, évidemment imparfaite, de son superbe instrument de concert.

On peut aussi évoquer une autre Pièce à pédale, Wild broadcasting, composée pour Anne Gillot, musicienne et femme de radio, dans laquelle elle improvise et simule une coupure d’antenne ?
Anne est venue chez moi avec une idée de solo. Je voulais mettre dans ce solo les deux visages d’Anne :  la magnifique musicienne – elle joue de la flûte et de la clarinette basse -, mais aussi la femme de radio, la modératrice (elle présente des émissions musicales sur la Radio Suisse Romande). Je voulais articuler ces deux identités. Il y a des moments où sa voix enregistrée interrompt son flot de paroles, et au bout d’un moment, son identité de flûtiste s’intègre à son identité de voix de radio.

Puisqu’on parle de radio, je sais que ce média est très important pour toi, et que tu as un lien fort à la création radiophonique. Est-ce que c’est parce que la radio est reliée à une forme d’oralité ?
La radio correspond pour moi à une forme d’utopie de l’écoute. Je me suis toujours intéressé à des objets musicaux problématiques pour l’écoute, ou, disons, hybrides. On sait bien qu’on écoute différemment une musique et quelqu’un qui parle dans une pièce audio. C’est un autre type d’attention.
Dès la fin des années 1990, j’ai fait des expériences sur le langage qui posaient problème dans le contexte musical, car ce n’était plus perçu comme de la musique, même dans des milieux de musique expérimentale. C’est une vraie question, honnêtement ! Est-ce que c’est encore de la musique ?  Comment on écoute ça, dans quelle posture ? Notre cerveau est vite perdu face à de la parole. 
J’imaginais de façon utopique une forme d’écoute intermédiaire, une écoute plus dans le groove de la parole, presque extatique, qui n’existait pas vraiment. Il se trouve qu’au début des années 2000, je suis arrivé en Allemagne, pour rejoindre un mouvement musical lié à l’improvisation (le mouvement « réductionniste »). J’avais dans mon corpus de compositeur ces créations avec la parole, pour lesquelles je ne trouvais pas de place, et là j’ai découvert l’univers de la création radiophonique, notamment le studio Akustische Musik à la WestDeutscher Rundfunk, et la coexistence d’objets sonores non hiérarchisés ; les voix, les bruits, les sons, au même niveau. Cela m’a ouvert beaucoup de liberté ! C’était une nouvelle posture d’écoute. La radio a toujours été ça pour moi, à savoir un média qui diffuse des sons, peu importe lesquels : du silence, du bruit, de la parole, une chronique, de la composition…Mais il faut que je dise que j’ai aussi une fascination pour le monde de la radio plus classique : le Hörspiel, tels qu’on le réalise dans les studios allemands. Je me suis nourri de cette tradition, depuis Bertolt Brecht, jusqu’à Kagel et aux expériences actuelles.

Et l’opéra ? Je n’oublie pas que tu es italien ; quelle est ta relation à cette forme de vocalité ? Car finalement, tu écris toi-même de certaines de tes compositions qu’elles sont des « opéras de poche » !
Comme tout Italien évidemment j’ai baigné dans l’opéra… et je l’ai toujours détesté ! Mais comme tout ce qu’on déteste, à un moment de la vie cela resurgit et il faut faire le point avec.
Donc je suis allé y regarder de plus près.
Dans beaucoup de mes pièces, il y a une intrigue. Ce sont des conversations, des voix libres, mais qui fonctionnent comme des opéras radiophoniques, quand bien même ils sont joués plutôt au concert. Souvent on me dit : « tes pièces, ce sont des opéras en fait » et c’est sans doute vrai, mais sans mise en scène !
Une chose m’a beaucoup aidé. Un jour, la chorégraphe DD Dorvillier m’a rappelé la définition de l’opéra par Robert Ashley, qui fait des opéras magnifiques. Il dit de l’opéra que ce sont des « voices in a landscape »*, et cela m’a beaucoup aidé, même si je n’ai pas la prétention de faire vraiment de l’opéra (parce que je n’appartiens pas à ce monde et que je n’en n’ai pas les codes…).
Il y a un paradoxe quand même ; j’ai dédié Sistema à Rossini, et il y a des échos de sa musique dans cette pièce, une forme de bavardage libre des quatre voix. J’ai toujours été attiré par la polyphonie serrée et le versant « bavardage » des polyphonies. Je retrouve ça dans le madrigal, dans les finals des opéras de Rossini. Bien sûr, à aucun moment je ne cite Rossini, mais c’est une référence que je garde à distance d’une certaine façon 

Il est question plutôt du madrigal dans tes Portraits de voix?
Oui, c’est une polyphonie serrée, un contrepoint. J’ai toujours été sensible à la polyphonie du quotidien. On a tous fait l’expérience de repas en famille, où dix personnes parlent en même temps… et pourtant toutes les voix trouvent leur espace là-dedans ! C’est comme les oiseaux dans la forêt : chacun a son spectre et il y a un « timing » de réponses. Si on l’analyse, évidemment, c’est plus chaotique qu’une polyphonie de Bach, mais il y a une sorte de cohérence là-dedans. Dans ce registre, il y a aussi des matériaux que je n’ai jamais utilisés, à cause de leur karma négatif ; par exemple ces débats télévisés, où les invité.e.s se crient dessus et parlent ensemble dans une forme de contrepoint… 
Cette complexité m’intéresse, et je retrouve une référence à ça dans la polyphonie et dans le madrigal de la renaissance : c’est fascinant ! Au fur et à mesure des années, j’ai essayé d’approfondir ces écritures, de m’y immerger. La référence première, c’est évidemment Gesualdo, qui m’a conduit dans plein d’autres directions, y compris vers des choses plus modernes : vers Aperghis, Sciarrino, et même Ashley, qui utilise beaucoup ça avec une technique très différente.
Portraits de voix, ce ne sont que des voix, non traitées et qui n’ont pas de corps. C’est une pièce chorale : rien que des voix, même s’il y a une partie électroacoustique !

“Portraits de voix” Alessandro Bosetti (teaser 3) from Alessandro Bosetti on Vimeo.

Que racontent ces voix ? 
Dans cette pièce, comme dans Plane-Talea, j’ai fait le choix de recouper des fragments qui ont un vrai début et une vraie fin, et j’ai choisi des éléments qui se situent juste « avant le sens », si bien qu’on n’arrive pas vraiment à deviner ce qui est dit. Les Portraits de voix obéissent à une stratégie particulière :  j’ai choisi des gens à cause de leur voix et ce qui m’intéressait dans leurs voix. J’ai été transparent avec eux à ce sujet : « ce n’est pas toi qui m’intéresse, c’est ta voix ». Donc on a passé du temps ensemble, des moments de vie, mais je me suis concentré sur les voix et non sur les personnes. J’ai choisi des petits bouts de ces voix qui me touchaient et me parlaient, au-delà de ce que la personne me racontait. C’est un exercice un peu absurde en réalité ; il est même peut-être impossible d’aller jusqu’au bout de l’exercice ; c’est presque une forme de méditation de l’écoute ! Il peut arriver qu’il y ait des bouts de conversation qui sortent, des mots, mais ça n’est pas si important, il n’y rien à comprendre.

Dans Sistema (et donc Pièce à pédale), c’est différent. Les conversations sont libres, donc certes, des choses sont dites, mais la conversation, le libretto de la pièce est complètement libre : les quatre personnes qui sont sur le plateau disent la première chose qui leur vient à l’esprit. Elles ont des règles formelles très précises à respecter – quand on commence, quand on s’arrête, avec qui on entre en relation, en opposition, en approbation, ou si on chante ou on parle – mais le sujet est complètement libre. Elles peuvent parler de choses intéressantes, ennuyeuses, d’elles-mêmes, du dispositif, ou expliquer ce qu’elles sont en train de faire, expliquer des choses très techniques sur leur métier, elles peuvent aussi parler de problèmes de retard de trains avant d’arriver sur le lieu du concert : c’est complètement ouvert ! Et moi j’interviens uniquement sur la forme rationnelle de cette conversation. C’est le frottement entre ces deux aspects qui m’intéresse : l’irrationnel et le rationnel. 

C’est vrai du coup qu’il y a une émancipation du langage. On se moque du sens, et on s’intéresse uniquement à la phonétique, aux sons. En même temps, c’est un langage qui n’arrête jamais de dire des choses, même si je regarde ça avec le regard « extatique » de quelqu’un qui fait de la méditation, en faisant abstraction de ce que ces gens-là disent, je sais très bien qu’ils sont en train de dire des choses (déclaration d’amour, discours politique…). La partition n’interdit rien, donc il y a toujours une tension à cet endroit.

Alessandro Bosetti – Journal de Bord – 1ère étape ( captation intégrale ) from Alessandro Bosetti on Vimeo.

Le cycle des Plane-Talea comporte une trentaine de pièces. Tu as accumulé beaucoup d’archives que tu as sélectionnées et combinées. Ce cycle, tu penses le poursuivre ?
C’est un vieux projet démarré en 2016. Je suis surpris de voir qu’il continue. C’est une archive de voix, dans laquelle j’ai pour le moment une cinquantaine de voix devenues anonymes. J’essaie de classer ces voix selon leurs propriétaires. Elles sont toutes rangées dans des milliers de petits fragments. Je continue à récolter des voix, et ça m’intéresse aussi de faire des performances avec ce projet.
J’arrive sur place, trois ou quatre jours avant, et je rencontre des gens; c’est déjà une belle chose en soi. Je fais des séances de portraits avec les gens, en m’intéressant à leurs voix, et cela me plaît de plus en plus. Au cours de cette exploration, j’ai des vraies conversations, mais je ne me sens pas obligé de restituer ces moments dans ma pièce. 
Le cycle se poursuit : il y a deux nouvelles pièces en cours.
Je dois ajouter qu’à chaque fois que je vais puiser dans cette archive je trouve des choses nouvelles. C’est vaste ! 
La musique qui sort de là fonctionne beaucoup sur des accidents. Il y a plein de choses à trouver dans cette archive, des associations surprenantes, et j’essaie de ne pas utiliser les voix de cette archive pour d’autres projets. 
C’est du sampling sans traitement : de petits fragments de voix seulement coupés en début/sur la fin de l’émission vocale. C’est un travail de sampling et de recombinaison permanente. C’est très simple techniquement et c’est une forme de simulation de ce que pourrait être une écriture vocale. C’est un laboratoire d’écriture vocale qui coïncide avec ma fantaisie musicale.

  

Je me souviens d’une restitution de Plane-Talea à Densités , il y a quelques années. Tu étais derrière l’ordinateur et le public était cerné par les haut-parleurs; tu avais installé une forme d’acousmonium.
Pour moi ce n’est pas exactement un acousmonium dans la mesure où ce que je fais, c’est du multi-mono. Toutes les voix sont enregistrées en mono. Je n’utilise pas de simulation d’espace, il n’y a pas d’idée de spatialisation. C’est une multiplicité de points monos dans l’espace qui sont chaque fois disposés de façon improvisée, selon ce que je ressens de l’espace où je me trouve. C’est beaucoup plus simple qu’un acousmonium, même si c’est bien un orchestre de hauts-parleurs.

Est-ce qu’il y a des moments, Alessandro, où tu n’en peux plus des voix humaines, de l’humain ? Tu dois être hanté par toutes ces voix ?
Sans doute ! C’est mon intérêt pour le langage qui me pousse là. J’ai une injonction en moi qui m’a toujours poussé à faire de la musique avec le langage. Je ne sais pas pourquoi ! J’envie même les musiciens qui partent du principe que la musique n’est pas obligée de dire quelque-chose. De mon côté, j’ai toujours été confronté à l’obligation d’exprimer des choses. D’où ma grande méfiance, et en même temps mon respect pour le langage. Parfois, j’essaie de le contourner. Dans le discours politique par exemple, il y a des situations où l’on perçoit la limite du langage. Tu peux te trouver face à quelqu’un qui te dit qu’il t’aime, qu’il veut ta liberté et qui en même temps t’assassine ! Et ça peut rendre fou l’être humain… Donc le langage ne fait pas tout. Je suis obligé de trouver des ruses, de sublimer le langage…

Dans ton livre Thèses/voix, paru aux éditions Les Presses du réel, tu exprimes des choses essentielles pour toi, mais cette fois par le biais de l’écriture. On y trouve des textes de travail, mais c’est aussi une œuvre poétique et en même temps un essai.
Ces textes sont d’une manière ou d’une autre des prolongements de mon travail sur la voix. Au départ de mon intérêt pour le langage, il y a évidemment un intérêt pour la littérature, même si j’ai surtout travaillé sur l’oralité. Beaucoup de textes ont été générés de cette façon. Parallèlement, il y a aussi tout un travail théorique qui s’est développé, et il m’a semblé que ces textes avaient une beauté.Tout a pris forme peu à peu. C’est un objet hybride, avec d’un côté des sortes d’essais autobiographiques dans l’héritage de Brodsky, Walter Benjamin ou Sebald – car ce type d’écriture m’a beaucoup marqué – et aussi des dialogues dans la tradition des dialogues philosophiques ou scientifiques de Galilée ou Giordano Bruno, ou encore des transcriptions de mes pièces.
C’est donc une série de textes parallèles à mon travail de création sonore, qui sont intimement liés à mon travail sur la voix, et qui en même temps ont un intérêt esthétique et philosophique.

Propos recueillis par Anne Montaron

Photos © Eric Sneed
Photos © Pierre Gondard
Photos © Alessandro Bosetti

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