La première édition de Biennale Son s’est ouverte dans le Valais, en Suisse, le 16 septembre et se tiendra jusqu’au 29 octobre dans 17 lieux répartis dans 5 villes. Plus de 70 artistes et musiciens pour 6 semaines d’exposition et plus de 20 performances et concerts. Écrite et pensée à quatre mains, je me suis entretenue avec deux des quatre curateurs de Biennale Son : Jean-Paul Felley et Sylvie Zavatta. L’occasion de mieux cerner la spécificité de cette très belle nouvelle manifestation, les lignes et les enjeux.
Comment est né le projet de cette première Biennale Internationale du Son ?
Jean-Paul Felley : Au-delà d’être directeur d’école, je suis avant tout curateur et producteur d’expositions. Voilà plus de 30 ans que je fais en sorte que les projets, les rêves des artistes deviennent réalité. Avec Biennale Son, j’ai tenu à partager avec le public cet intérêt au travers d’une vaste manifestation qui se concentre autour de la présence grandissante du son dans le domaine de l’art contemporain. Le son nous entoure au quotidien. Il était donc temps de le considérer comme une matière première de la création artistique.
Sylvie Zavatta : Pour le Frac Franche-Comté, tout commence par une invitation de la part de Jean-Paul Felley. Celui-ci connaît bien notre collection qui, depuis 2006, s’est focalisée sur la question du temps et ses corollaires, notamment la mémoire, le mouvement, l’entropie, la durée et au sein de laquelle, de ce fait, la dimension sonore est particulièrement explorée – Il faut dire que Jean-Paul a contribué à l’enrichissement de cette collection puisqu’il fut, un temps, membre de notre comité d’acquisition. Il m’a donc proposé de montrer une partie de cette collection dans 6 lieux à Martigny, 6 espaces très différents qui ont permis de présenter des œuvres de différentes natures et de témoigner ainsi de la diversité des approches de la part des artistes s’agissant de la dimension sonore. L’ensemble proposé à Martigny, augmenté d’une œuvre de Sébastien Roux à la Centrale, ne représente qu’une partie des œuvres qui auraient été susceptibles d’être présentées dans le cadre de cette Biennale mais il est, à mon sens, représentatif de cette collection au regard de la question qui nous occupe ici.
En fonction de vos backgrounds respectifs, qu’est-ce qui vous a réuni, qu’avez vous en commun et de complémentaire ?
JPF : Pour mener à bien ce projet ambitieux, il a fallu rassembler des co-curateurs assez fous pour se lancer dans l’aventure. Chaque partenaire de cette première édition a embarqué avec ses connaissances et ses propres centres d’intérêt. Christophe Fellay a apporté son point de vue d’artistes, de compositeur et de musicien. Quant à Luc Meier, au travers des résidences d’artistes La Becque, il côtoie des artistes de toute provenance. De plus, il a toujours porté un intérêt tout particulier aux créations musicales en marge du mainstream. Sylvie Zavatta, pour sa part, se concentre depuis de nombreuses au sein du FRAC Franche-Comté à collectionner des œuvres en lien avec la musique et plus largement le son.
SZ : Ce qui nous réunit, au-delà de la dimension sonore, est bien entendu notre intérêt commun pour nombre d’artistes présentés au sein de cette Biennale mais je pense que la présence de la collection du Frac, avec son questionnement sur la dimension temporelle, affirme une approche spécifique.
Vous avez défini la pluri-disciplinarité comme un enjeu important de la Biennale, comment l’avez-vous mis en pratique ?
JPF : Le public a tendance à se diriger vers ce qu’il connaît déjà. Au travers d’un projet qui met le son au centre, il nous paraissait essentiel de ne pas s’en tenir qu’à l’exposition au sens premier du terme. Nous avons donc mis en place une programmation événementielle très intense qui se mêle aux œuvres installées dans le vaste hall de La Centrale – centre névralgique de la Biennale Son. La scène « déstructurée » de Latifa Echakhch (Allplatz) est modifiée et activée jusqu’à la fin de la Biennale. Même les répétitions se passent pendant les heures d’ouverture. Les visiteurs sont confrontés sans s’y attendre à des moments très sonores et cours de création. Personnellement, j’aime me laisser surprendre.
SZ : En privilégiant la problématique du Temps, la collection du Frac s’est ouverte, de façon progressive et logique, à des œuvres performatives, immatérielles, ou encore à d’autres résolument transdisciplinaires, tant sont nombreux les artistes qui aujourd’hui s’inspirent ou s’emparent d’autres territoires artistiques qui ont en partage l’exploration de la dimension temporelle, tant sont nombreux également les créateurs, issus de ces autres domaines, qui choisissent de s’aventurer dans le champ des arts visuels.
Les expositions présentées au Frac témoignent de ce dialogue interdisciplinaire. Je citerais pour exemple Montag ou la Bibliothèque à venir pour la littérature, Rose Gold de Cécile Bart, Dancing Machines et Danser sur un Volcan pour la danse ou encore, pour la dimension sonore, Max Feed, dédiée à Max Neuhaus, et très bientôt, en novembre prochain, Aux frontières de l’audible de Lawrence Abu Hamdan.
Comme je l’ai dit l’interaction entre les arts visuels et la dimension sonore, occupe une place privilégiée au sein de la collection avec des œuvres d’artistes de nationalité diverses, émergents ou confirmés, qui peuvent être sculpteurs, photographes, vidéastes, musiciens, compositeurs, poètes, et parfois tout cela à la fois, sans compter que certains peuvent faire appel à des artistes d’autres disciplines : des danseurs, des chanteurs…
Au sein de cette même collection, les œuvres témoignent de la porosité des catégories et des disciplines dont notre époque est caractéristique, elle qui depuis les Futuristes et Fluxus a vu toutes les catégories voler en éclat. Ce sont donc les œuvres elles-mêmes qui nous amènent à aborder la question du son sous le prisme de la transdisciplinarité.
Dans quels lieux, espaces se déploient cette Biennale?
JPF : La Biennale son est présente dans 5 villes et villages du centre du Valais. Les expositions et les événements se concentrent avant tout dans une dizaine de lieux de la ville de Sion – capitale du Valais – et dans les 6 lieux partenaires de la ville de Martigny, où nous avons pris le parti de ne présenter que des œuvres de la collection du Frac Franche-Comté. A Sion, où nous bénéficions entre autres des vastes espaces de l’ancienne usine hydroélectrique de Chandoline – La Centrale – nous présentons de nombreuses créations, ainsi que la plupart des événements
SZ : S’agissant des expositions à Martigny, les lieux, leurs caractéristiques, leurs singularités, leur histoire ont été déterminants. Ils n’ont rien en commun avec les espaces du Frac à Besançon ni avec les white cubes dont nous avons l’habitude. J’ai donc tenté de trouver pour chaque œuvre le lieu qui lui conviendrait et inversement. Une pièce purement sonore de Hannah Rickards pour la chapelle Saint-Michel, une autre de Micol Assaël pour la cave de la Grange à Emile. La première est une orchestration dilatée du grondement du tonnerre. Elle donne à ce lieu un supplément de spiritualité mais peu apparaitre dans un second temps quelque peu menaçant dans son dialogue avec une fresque des années 1940 qui aujourd’hui nous apparait d’une violence indicible (Saint-Michel égorgeant un diable représenté par un jeune homme noir d’une douceur infinie).
La seconde, la captation d’un oiseau affolé d’être enfermé dans une pièce, se trouve amplifiée par l’obscurité de l’espace souterrain et peut ici nous donner la sensation de vivre une expérience tout aussi claustrophobique qu’empathique.
Au Manoir, un bâtiment du XVIIIème siècle divisé en plusieurs salles qui ont gardé leur décor d’époque, se posait la question habituelle de l’interférence sonore entre les œuvres. J’ai opté pour une alternance de salle en salle d’œuvres sonores et d’œuvres silencieuses et j’ai voulu mettre en lumière certains thèmes et problématiques abordés par les artistes à travers l’usage qu’ils font du son. Pour faire simple, quitte à être un peu schématique puisque les œuvres ne sauraient être réductibles à l’approche proposée ici, et sans les citer toutes, on y trouve des œuvres qui convoquent la notion de mémoire et de traces sonores. Je pense à la vidéo de Manon De Boer portant sur la mémorisation par une danseuse d’un morceau de musique (une œuvre qui résonne avec l’enregistrement de Yesterday sifflé par Georgina Starr, présentée au sein du musée du Son dans les combles du Manoir), mais aussi au sténopé de Dominique Blais saisissant l’intégralité du 5eme mouvement de la symphonie n°45 de Joseph Haydn, au cyanotype de bandes magnétiques réalisé par Christian Marclay ou encore au disque de granit d’Angelica Mesiti. (Dans le même registre on trouve à la fondation Moret une autre installation silencieuse de Saâdane Afif composée notamment d’un vase conservant, tel un disque primitif, les paroles d’une cantatrice), … Sont présentées également au Manoir des œuvres qui laissent une large part à la dimension aléatoire, si chère à John Cage, notamment l’installation From here to ear de Céleste Boursier-Mougenot filmée par Arianne Michel ou celle de Shimabuku. (Une dimension que l’on retrouve également à la Fondation Moret avec Roman Signer et son piano activé par des balles de ping-pong, elles-mêmes agitées par des ventilateurs). On y trouve également des œuvres en lien avec la nature, notamment les dessins de Max Neuhaus ou la pièce à caractère fictionnelle de Marcelline Delbeq. Et enfin des œuvres vidéo à caractère opératique qui mélangent histoire, narration et fiction, telles celles d’Ulla von Brandenburg et de Nina Laisné auxquelles fait écho, à la grange à Emile, le film de Catherine Sullivan qui mêle théâtre, danse, chant et musique autour de l’AACM, mouvement musical prônant un communautarisme artistique et politique, créé à Chicago en 1965.
Comment avez-vous tissé les partenariats sur le territoire du valais entre les artistes et les lieux?
JPF : Cette première édition est en quelque sorte un crash test. La plupart du temps des manifestations de ce type sont mises en place dans des centres urbains où se trouve un nombre de connaisseurs de la création contemporaine. Ne bénéficiant d’aucun lieu propre à la Biennale, nous avons rencontré de nombreux partenaires potentiels situés dans diverses villes et villages du centre du Valais. Finalement, pour cette première édition, nous avons préféré rester dans l’axe de la vallée du Rhône pour faciliter l’accessibilité aux visiteurs venant en train. Nous avons toutefois commencé à tester l’intérêt et la capacité du public à se déplacer hors de l’axe central en présentant par exemple un film de Agus Nur Amal au Musée valaisan des Bisses à Ayent.
SZ : Auprès des responsables des différents lieux à Martigny, j’ai trouvé une disponibilité formidable et un intérêt pour les œuvres tout à fait remarquables, ce qui est de bon augure pour l’avenir de cette Biennale.
Jean Paul, vous qui êtes Directeur de l’EDHEA– École de design et Haute École d’art de Sierre, quelle est l’articulation de l’école avec la Biennale ?
Depuis la rentrée 2021, nous avons mis en place au sein de l’école un Bachelor en Son lié au Bachelor en arts visuels. La plupart des autres enseignements de ce type en Suisse sont plutôt liés au département musique, ce qui en fait une approche très différente. Les relations entre EDHEA et Biennale Son étaient donc évidentes. Par ailleurs, à Sierre, nous avons co-organisé avec l’école le 2e symposium « être à l’écoute » sur les thématiques des archives sonores et des liens entre son et écoute.
Propos recueillis par Anne-Laure Chamboissier
Photos © Olivier Lovey
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