Le mystère selon Aquaserge

Chroniques 02.11.2021

Le label Crammed Discs a le bon goût de réactiver sa mythique collection « Made to Measure », en accueillant entre autres The Possibility of a New Work for Aquaserge. Un disque (et un spectacle) qui voit le groupe rock français, décidément imprévisible, « aquasergiser » la musique de Varèse, Feldman, Scelsi et Ligeti…

A l’origine, The Possibility of a New Work for Aquaserge devait être un spectacle de théâtre musical intitulé Perdu dans un étui de guitare, avec la participation de la chanteuse Jeanne Added. Un spectacle dont l’idée revient à Cyril Jollard, avisé directeur de la Soufflerie à Rezé et grand admirateur d’Aquaserge ; et on le comprend, tant le parcours aventureux de ce collectif français à géométrie variable – au détour duquel on croise aussi bien les Japonais d’Acid Mother Temple que l’Américain John McEntire (Tortoise), Stereolab, Aksak Maboul ou Bertrand Burgalat – semble augurer de possibilités… L’idée était, à l’origine, d’inviter Aquaserge à proposer son interprétation de quelques grandes œuvres de la musique écrite occidentale du XXe siècle : une idée bienvenue, comme nous le confirmaient récemment Audrey Ginestet et Benjamin Glibert, qui est venue rencontrer l’envie des musiciens « de partir vers quelque chose de nouveau » et « d’ouvrir l’Aquaserge Orchestra à d’autres musiciens » – parmi lesquels la formidable percussionniste Camille Emaille
Las ! C’était compter sans deux imprévus de taille. D’une part, bien évidemment, la crise sanitaire générée par l’épidémie de Covid, qui a plongé le monde – et les salles de spectacle en particulier – dans le chaos. D’autre part, la réaction d’ayant droits (et d’éditeurs) souvent retors, en tout cas peu enclins à répondre par l’affirmative – lorsqu’ils daignaient répondre – à cette tentative d’appropriation décalée. Réaction regrettable et néanmoins révélatrice du hiatus qui continue de séparer ces deux mondes, n’en déplaise à Alex Ross, et à ce que celui-ci écrivait en conclusion de son incontournable The Rest is Noise : « A l’orée du XXIe siècle, la tentation d’opposer sempiternellement la culture classique à la culture populaire n’a plus de sens, ni intellectuellement ni émotionnellement. »
Le spectacle verra bien le jour toutefois, dont la création mondiale publique est prévue le 12 novembre à Perpignan – sans Jeanne Added, qui n’aura pu que participer à la création « en ligne », le 14 mai dernier en direct du Lieu Unique de Nantes. Un spectacle dans lequel il est largement question de ces tribulations musico-juridiques, et des tragi-comiques revers que le collectif a essuyés en s’aventurant dans le monde de la « grande » musique. Un spectacle dont la mise en scène a été conçue avec Elise Simonet (collaboratrice notamment de Joris Lacoste) et qui emprunte son drôle de titre à Morton Feldman, ainsi que les musiciens le racontent dans ce teaser : 

Contre toute attente, The Possibility of a New Work for AquasergePerdu dans un étui de guitare aura donc d’abord commencé par être un disque. Un disque « fait à la maison », enregistré « avec les moyens du bord ». Mais un disque qui peut se targuer de paraître aujourd’hui sous une étiquette des plus mythiques. C’est en effet l’une des premières nouvelles références de la collection « Made to Measure » du label bruxellois Crammed Disc (qui a publié les trois derniers disques d’Aquaserge). Une collection lancée en 1984, à l’époque où Bruxelles était le port d’attache d’une scène musicale « arty » et cosmopolite, incarnée par les Israéliens de Minimal Compact ou les Américains de Tuxedomoon, ou par d’autres labels tels que Les Disques du Crépuscule ou Sub Rosa. Une collection conçue, comme son titre l’indique, pour héberger des musiques « qui avaient ou auraient pu être créées en tant que bandes sonores pour d’autres médias » (on cite le dossier de presse), tels que le cinéma (avec notamment les magnifiques BO des deux premiers longs métrages de Jim Jarmush, œuvres de John Lurie et de ses Lounge Lizards), la danse, le théâtre, la mode… Une collection qui, de la musique de chambre à la musique électronique, du minimalisme au rock expérimental, accueillit certaines des plus belles aventures de ce que l’on appelait alors la « nouvelle musique », révélant des artistes comme Benjamin Lew ou Hector Zazou – 35 références au total, publiées sur une dizaine d’années. 
Mise en sommeil depuis les années 1990, la série « Made to Measure » est donc aujourd’hui réactivée par Crammed Discs, qui vient tout juste de fêter ses 40 ans. Et ce n’est pas un mince compliment que d’affirmer que le disque d’Aquaserge – qui porte le sous-titre « Made to measure… to explore 8 possibilities for celebrating the work of great classical composers of the twentieth century » (chaque disque de la série est fait « sur mesure pour » une occasion différente) – ne dépare nullement dans ce prestigieux catalogue.

On ne trouve sur le CD que deux des partitions originellement envisagées par Aquaserge – et ce sont deux oeuvres vocales : Only, pièce a cappella composée par Morton Feldman sur des vers de Rilke (1947), dont sont proposées deux relectures différentes, et Un grand sommeil noir, mélodie de jeunesse d’Edgar Varèse sur un poème de Verlaine (1906). 

Pour le reste, les musiciens auront dû s’en remettre à leur propre inspiration pour rester fidèle à l’esprit et à la lettre des musiques qu’ils n’ont pas eu le droit d’interpréter. Des musiques avec lesquelles ils avaient déjà toutes et tous de vraies accointances : plusieurs membres d’Aquaserge sont passés par le conservatoire, et Benjamin Glibert a même obtenu un diplôme de musique électroacoustique au conservatoire de Toulouse. Comme le résume Audrey dans le teaser : « On avait envie de donner accès à cette musique dans ses aspects les plus intéressants pour nous, qui sont la recherche de timbres, la recherche de dynamiques – le côté grandiose, quoi, le mystère… »
Nullement découragés par leur parcours du combattant, les musiciens sont ainsi partis des partitions graphiques de Morton Feldman pour improviser un joyeux moment de free-rock (Comme des carrés de Feldman). Dans leur Hommage à Scelsi, ils transposent pour leur hétéroclite instrumentarium le travail sur les timbres et les notes tenues des Quatre pièces sur une seule note, que le compositeur italien conçut à la fin des années 1950 sur un ondioline (ancêtre du synthétiseur). Avec Nuit terrestre et Nuit altérée, ils adressent à Ligeti un clin d’œil sous forme de canon spectral, dont Aquaserge a écrit la partition sans indication de tempo ni de métrique…

Au final, l’écoute de ce disque enthousiasme et passionne : il est palpitant en effet de voir la manière dont le collectif parvient à attirer dans son giron, lui-même nourri d’expérimentation, des compositeurs qui ont, chacun à leur manière, contribué à écrire l’histoire de l’invention musicale.
Une écoute que l’on a très envie de voir se prolonger sur scène – où Aquaserge interprète en sus, notamment, la pièce pour guitare électrique qui donne son titre au disque.
Une écoute aux allures de manifeste pour ouverture esthétique, qui finirait par donner raison à Alex Ross : « Il y a fort à parier que la musique du XXIe siècle débouchera sur une forme d’osmose, dans laquelle les artistes pop et les compositeurs les plus ouverts finiront par parler la même langue.»

David Sanson

> Perdu dans un étui de guitare : Le 12/11 à Perpignan (festival Aujourd’hui musique), le 13/11 à Montignargues (Atelier Gest), le 14/11 à Grenoble (Le Ciel), le 27/11 à Bruxelles (Les Halles de Schaerbeek) et le 18/12 à Lyon (Opéra Underground, avec Jeanne Added).

Photo © Philippe Lévy
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