C’est presque l’été indien, un peu comme si l’été ne voulait pas tirer sa révérence…
Dans nos mémoires, les souvenirs des concerts commencent à s’estomper, à devenir flottants, sauf bien entendu ceux qui nous ont marqués.
De mon bref séjour au festival Météo à Mulhouse, fin août, ma mémoire retient avant tout la figure solaire de la trompettiste portugaise aujourd’hui active en Suède : Susana Silva Santos.
Son concert en duo avec le guitariste Fred Frith à Motoco, ancienne friche industrielle, puis son solo à l’Église Sainte-Marie ont été des moments d’une grande intensité, de ceux qui vous réconfortent et vous nourrissent, vous donnent cette impression vivifiante que tout votre être est entré en vibration, en intelligence avec l’imagination de la musicienne, que vous étiez dans de bonnes mains, et que ce qui a vibré tient autant à la générosité de la musicienne qu’à sa vivacité d’esprit et à la richesse des territoires explorés.
C’est ce qui s’est produit pour moi avec Susana Santos Silva, découverte par Fred Frith en 2011 lors d’un workshop au Portugal. Par la suite, le guitariste a demandé à la jeune musicienne de le rejoindre au sein d’un orchestre féminin qu’il avait réuni à Darmstadt. Fred Frith a été saisi, dès le début, par la vivacité et l’inventivité de cette musicienne. Depuis lors, elle le rejoint dans de nombreuses constellations.
Susana Santos Silva a reçu un apprentissage classique, puis s’est orientée vers le jazz. Elle a ressenti très vite le besoin de sortir du moule, de « désapprendre » en quelque sorte. Lorsqu’elle se retrouvait en situation de jeu et que les formules apprises dans les conservatoires lui venaient sous les doigts, elle avait l’impression d’une trahison avec elle-même. Elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la gêne, et même une forme de honte. Il lui fallait trouver son chemin, jouer sa propre musique ! La rencontre avec Fred Frith a été un vrai déclic pour la trompettiste. Il faut rappeler ici que le guitariste a formé sur des années quantité de jeunes improvisateurs et improvisatrices, en enseignant au Mills College (Oakland) et à l’Académie de musique de Bâle. La percussionniste Camille Emaille a, elle aussi, bénéficié des conseils éclairés du guitariste-pédagogue.
Susana Santos Silva est improvisatrice, et le clame haut et fort. Cela signifie que son imagination ne s’enflamme que dans l’urgence du « here and now » : ce qu’elle aime c’est jouer, plonger dans la matière sonore ! Quand elle se retrouve en situation de composer de la musique, quand elle doit faire des choix, quand elle doit décider, et qu’elle en a le temps, tout devient plus complexe, à moins justement de garder la spontanéité de l’improvisation. En cela, elle est finalement proche de son partenaire anglais, lui qui a toujours veillé à retrouver la spontanéité dans le geste de la composition, en se souvenant que son école première a été le rock (Henri Cow, Art Bears, Skeleton Crew…), et l’improvisation en collectif.
La musique jouée par le duo le 27 août au Motoco de Mulhouse a emporté le public dans les creux, les pleins, les crêtes d’une immense vague sonore, à l’intérieur de laquelle les deux voix de Susana Santos Silva et Fred Frith n’en formaient plus qu’une seule. Reliée à quantité de pédales, la guitare de Fred Frith a le don des métamorphoses : tantôt orgue, tantôt sanza, guitare, sampler… C’est un orchestre en miniature, un méta-instrument ! La trompette de Susana Santos Silva n’est pas en reste, des jeux de souffle, proches de la percussion, à la voix dans l’instrument, en passant pas de nombreux autres modes de jeu. La musicienne dit avoir eu grand plaisir à se laisser emporter par la vague, jusqu’à avoir la sensation – c’est en tout cas ce qu’elle me confiait après concert – « de nager, de voler »…
Que se passe-t-il quand deux musiciens improvisent pour la première fois ? Bien souvent le duo prend la forme d’une conversation, avec des moments ou l’un ou l’autre prend ses distances. Le duo de Fred Frith et Susana Santos Silva a suivi un autre chemin. Les deux musiciens me l’ont dit : ils se sont retrouvés emportés dans un flux narratif, un semblant d’histoire, pour ainsi dire le scénario d’un film, et ceci pour le grand plaisir de la trompettiste, qui précisément revendique cet aspect narratif. «J’aime raconter des histoires. Jouer de la musique, c’est raconter des histoires, car c’est relié à nos vies, et que la vie n’est rien d’autre qu’une histoire».
Quelle histoire nous a racontée le solo de Susana Santos Silva, le lendemain de ce duo aérien ? Bien entendu, chacun.e de nous a emporté avec lui son histoire ; je ne vous raconterai donc pas la mienne, elle est trop enfouie dans ma mémoire au moment où j’écris. Je me souviens par contre de la fine silhouette de la musicienne se déplaçant avec son instrument, de part et d’autre de l’orgue de l’église Sainte-Marie sur le balcon de la façade. Car malicieuse et joueuse, Susana Santos Silva avait surpris le public tourné face au choeur, en commençant son solo derrière lui. Petit à petit, les corps s’étaient retournés vers l’entrée de l’église, à la recherche de la source sonore qui les avaient pris par surprise. Je me souviens avoir moi aussi cherché l’incarnation de ses sons, guetté les évolutions de cette trompette aérienne. Je me souviens d’un ravissement devant ce jeu solaire, raffiné, inventif, toujours mobile et si vivant !
La fugacité et l’intensité du solo de Susana Santos Silvas étaient d’ailleurs une belle entrée en matière aux derniers concerts de la journée du 28 août à Météo, et surtout à la composition organique d’Anthony Laguerre « Myotis V », pensée pour les Percussions de Strasbourg et dispositif électronique : là aussi une épiphanie sonore, mais beaucoup plus organisée et structurée.
Anne Montaron
Ecouter aussi A l’improviste avec le duo Fred Frith et Susana Santos Silva, France musique.