Dans le cosmos musical grec, la compositrice, poète et interprète Lena Platonos tient une place de premier rang, radicalement exceptionnelle. À l’occasion du dossier consacré à la scène musicale athénienne et la sortie inédite de Balancers par Dark Entries Records en octobre dernier, Tristan Bera pour Hemisphère son revient sur le parcours d’une artiste unique.
Née en 1951 à Heraklion en Crète, enfant prodige formée au piano par son père, Lena Platonos suit des études classiques à l’Odeion Athinon avant de poursuivre un cursus académique à Vienne puis à Berlin, où elle côtoie les scènes punk, rock et jazz et découvre la musique orientale. À son retour à Athènes, au cours des années 1970, elle collabore avec le groupe de « folklore progressif » DNA et le compositeur Dimitris Marangopoulos, son mari, avant de participer au Troisième Programme de la radio et télévision hellénique (ERT) du compositeur oscarisé Manos Hadzidakis, ce qui lui vaut une popularité nationale. Edo Lilipopouli (Ici Lilipopouli) est un programme pour enfants qui résonne, à l’époque, dans tous les foyers du pays. Ses propres compositions, telles Roza Rozalia et La Danse des petits poissont parmi les plus célèbres du spectacle, et l’absurdité poétique des paroles font désormais partie de l’imaginaire collectif grec. Pour son édition 2021, le Festival d’Athènes programme, pour la première fois, une sélection de chansons tirées de cette œuvre composée par Lena Platonos en collaboration avec Nikos Christodoulou, Nikos Kypourgos et Dimitris Maragopoulos, interprétées par le chœur d’enfants Rosarte et l’ensemble Ventus.
À partir de ses débuts en solo avec l’album Sabotage (1981), écrit en collaboration avec la parolière Marianina Kriezi, le chanteur Giannis Palamidas et Savina Yannatou, la carrière de Lena Platonos prend un tournant expérimental électronique avec des lueurs post-punk et dark wave. Grâce à une orchestration irréprochable et des mélopées soignées, infiniment poignantes, et surtout par l’utilisation du synthétiseur, l’œuvre est considérée comme une pionnière du genre électro. Cette sortie est suivie par la mise en musique de douze poèmes mélodiques de Kostas Karyotakis, puis par des reprises électroniques minimales des compositions de son mentor Manos Hadjidakis dans l’album To’62 (1983). L’artiste et curatrice Anastasia Diavasti, fondatrice de l’espace et la plateforme Ntizeza [à prononcer Dizeza tiré du terme français diseuse] dédiés au soutien, à l’éducation et à la célébration des féminités et des artistes féministes à Athènes, qui a participé à l’hommage rendu à Lena Platonos à la Fondation Stavros Niarchos (SNFCC) en 2018, conseille, plus encore que le documentaire Lambda Pi (2018), l’extrait vidéo Nouveaux Visages (1982) pour plonger dans la grâce infinie de l’univers mélancolique de l’artiste.
C’est en 2008, après une longue période de silence causée par une profonde dépression et des séjours répétés à l’hôpital psychiatrique, qu’à l’occasion du Festival d’Athènes Lena Platonos réapparaît sur scène, plus vivante que jamais. Dans un article de Libération, on peut lire alors : « désormais sans âge, comme Kate Bush ou Nina Hagen, Lena Platonos est l’impossible chaînon manquant entre le dramatisme de Gréco et Barbara, la pop dérangée de Laurie Anderson et Scott Walker, Nico et Björk, la dance, la techno et Massive Attack. »
Depuis son retour, Platonos n’a pas cessé d’éditer et de composer, de manière toujours plus intime en dévoilant son autobiographie comme lors de Diaries en 2008, et parfois de manière collaborative, en compagnie de Tatiana Zographou, Sissi Rada ou Athina Routsi comme son compte Soundcloud actif l’atteste.
En 2010, Platonos met en musique des textes de Constantin Cavafis à l’occasion de la commémoration du poète, organisée par le metteur en scène, et chorégraphe des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques d’été de 2004, Dimitris Papaioannou. La consécration est nationale. Mais, selon Thodoris Dimitropoulos, qui forme avec Spiros Pliatsikas le duo de djs Amateurboyz, emblématique de la scène électro des années 2010, c’est le label californien Dark Entries Records, dont la mission assumée est de « ressusciter l’underground », qui est véritablement responsable de la propulsion de Lena Platonos au rang d’icône internationale, en rééditant en 2015 le second LP Gallop (1985).
Entièrement composé, interprété et produit par Lena Platonos, Gallop est un opus précurseur tant musicalement que conceptuellement, “une étude mythologique de la population urbaine de la métropole contemporaine et un regard sur son existence future”, étayé par des paroles qui traitent du chagrin, des rêves, des désirs et de l’infiltration de la technologie dans les sociétés à venir. Josh Cheon, le fondateur du label américain, se passionne alors pour cette musique minimaliste, hypnotique et envoûtante, en rééditant Sun Masks Remixes et Lepidoptera (1986), et, après de fréquents séjours de recherches à Athènes, finit par éditer un ensemble de douze titres inédits, écrits entre 1982 et 1985, sous le nom de Balancers. L’album est sorti le 21 octobre 2021, le jour de l’anniversaire de Lena Platonos.
Pour que la re-découverte d’une émotion pure ne s’arrête plus.